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Yves Dechézelles : Qui graciera les emprisonnés des colonies ?

Article d’Yves Dechézelles paru dans Le Libérateur, organe du Centre d’action des gauches indépendantes, n° 1, 17 janvier 1954, p. 1

L’on pourrait définir l’Union Française comme un immense espace où s’exercent avec une entière liberté toutes les entreprises de l’impérialisme. Depuis que le mot « colonie » a disparu de notre terminologie institutionnelle, il n’est pas un peuple dépendant de la prétendue « Union Française » qui n’ait été l’objet d’une impitoyable répression.

Or, jusqu’à ce jour, les seuls acteurs connus de cette tragédie ont été, d’une part, les dizaines de milliers de victimes ; de l’autre, ceux qui prétendent agir au nom de la France : financiers, colons, proconsuls, militaires et policiers. Les Français de la métropole n’ont eu, en général, qu’une pensée distraite à l’égard d’événements jugés par eux lointains et sans incidence directe sur leur vie quotidienne. Leur conscience n’était-elle pas apaisée par les informations rassurantes et mensongères qu’ils lisaient dans leurs journaux ?

Mais qu’a fait, de son côté, la gauche française pour empêcher les massacres d’Algérie, d’Indochine, de Madagascar, de Tunisie et du Maroc ? Les grandes répressions ont commencé sous le signe du tripartisme et les gouvernements de droite n’ont fait que continuer la politique des gouvernements où siégeaient des ministres socialistes et communistes … Les ministres, il est vrai, étaient le plus souvent impuissants ; le gang colonialiste agissait sur place, en toute autonomie, mais les ministres n’ont cessé de couvrir leurs actes, et ils en ont pris la responsabilité au nom de la France.

Il a fallu le développement catastrophique de la guerre d’Indochine et ses conséquences désastreuses sur l’économie française pour que l’opinion publique prenne conscience de l’importance des questions coloniales et commence à éprouver le besoin d’y voir clair.

Le rôle de notre gauche indépendante serait capital si nous réussissions à intéresser l’opinion publique à ces problèmes, si nous nous efforcions de l’éclairer sur les véritables causes d’une politique coloniale aussi abominable qu’insensée, sur les groupes financiers et les hommes tout-puissants qui sont directement responsables de cette politique.

Notre rôle ne doit pas être seulement d’information, mais d’action. Notre journal ne touchera, au début, qu’un nombre limité de lecteurs. C’est à eux qu’appartiendra la tâche d’étendre sa diffusion, de créer dans leurs localités des cercles de discussion, de regrouper les militants dispersés de la gauche, d’impulser des campagnes d’information, de pétitions, de protestations concernant tel abus ou tel méfait du colonialisme.

Je voudrais signaler à mes amis qu’ils peuvent, dans les jours qui viennent, remplir un devoir important … Jusqu’au 17 janvier, la IVe République aura deux Présidents : l’un qui finit son septennat, l’autre qui commence le sien. Or, le début et la fin d’un mandat présidentiel sont marqués généralement par de larges mesures de grâce. Au cours des années qui viennent de s’écouler, le Président de la République a fait un fréquent usage du droit de grâce. Il faut dire que le Ministre de la Justice et l’Assemblée Nationale l’y ont beaucoup aidé … Aujourd’hui, presque tous les collaborateurs, et parmi eux, les plus notoires, ceux du journal nazi « Je suis partout », les dénonciateurs, sans compter les assassins d’Oradour-sur-Glane, sont en liberté.

Par contre, rien ou presque rien n’a été fait en faveur des malheureux qui remplissent les prisons et les bagnes des colonies.

L’on pourrait donner mille détails impressionnants sur les méthodes pratiquées au cours des interrogatoires de police, sur les conditions scandaleuses dans lesquelles se sont déroulés la plupart des procès coloniaux. Le nombre des condamnations, leur énormité par rapport aux faits reprochés, sont à peine concevables pour ceux de nos compatriotes qui n’ont pas vu de près le fait colonial. Et ne parlons pas des innocents qui peuplent les prisons pour des accusations et charges de fabrication purement policière.

Mais, même coupables, ces condamnés ne le seraient que pour avoir trop aimé leur patrie, la justice et la liberté ; tandis que les gens que l’on gracie ont trahi leur pays, ont glorifié la barbarie nazie, ont servi le régime des chambres à gaz et des poteaux d’exécution.

Nos amis, dans les jours qui viennent, doivent multiplier leurs efforts en faveur des condamnés coloniaux par des pétitions directes aux deux Présidents, par des interventions individuelles auprès de tous les élus et des Assemblées locales, conseils généraux et municipaux.

Que nos amis pensent, en particulier, à ces malheureux condamnés de Madagascar qui, depuis sept ans, meurent lentement dans des prisons et dans des bagnes, alors que 80.000 malgaches ont déjà succombé au cours de la répression de 1947 et 1948. La Restauration, l’Empire, la IIIe République ne furent pas tendres pour les peuples coloniaux. Cependant, il n’est pas de précédent comparable à l’affaire de Madagascar. Abdelkader, Abdelkrim ne furent pas emprisonnés. Au bout de quelques années, les condamnés coloniaux pour faits politiques étaient amnistiés ou graciés.

Une petite lueur d’espoir anime en ce moment le regard de milliers de prisonniers qui s’étiolent derrière les barreaux de toutes les prisons de l’ « Union Française ». Leur liberté dépend d’un geste présidentiel. Elle dépend aussi un peu de nous.

Yves DECHEZELLES.

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