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Marcel Péju : « Peau noire, masques blancs » de Frantz Fanon

Article de Marcel Péju paru dans Franc-Tireur, 12e année, n° 2466, 3 juillet 1952, p. 4

POUR se poser avec une évidence moins brutale, et de manière différente, qu’aux Etats-Unis, le problème noir existe également en France. Plus insidieux, plus subtil, voilé d’un libéralisme paternaliste et bon enfant, le préjugé racial, ici comme ailleurs, constitue l’une des tares de la conscience blanche et civilisée.

« Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! » … « Je connais un médecin noir, il est très doux » … Et partout, sur les murs, « Y’a bon Banania » et dans tous les « Journaux de Jacquot », de méchants cannibales faisant la ronde autour du blanc en train de rôtir : autant de manifestations d’une attitude qui rejette le noir dans le monde des objets et le condamne à l’inhumain.

C’est l’itinéraire de l’expérience vécue d’un homme noir plongé dans un tel monde que retrace Frantz Fanon dans son essai, « Peau noire, masques blancs » (1). L’auteur est né à La Martinique en 1925. Il est docteur en médecine et spécialisé dans la psychiatrie : il se trouve qu’il a la peau noire. Comment ce caractère accidentel informe toute sa vie, c’est ce qu’il tente de montrer. Cette couleur modifie le comportement des autres à son égard et, bien qu’elle lui vienne de l’extérieur, le contraint à une prise de conscience douloureuse : ne sera-t-il jamais qu’un homme noir ?

Alors, parti de l’analyse psychologique, il se trouve entraîné plus loin. Car s’il y a parfois complexe d’infériorité, il est clair que c’est à la suite d’un double processus : économique et social d’abord – c’est le colonialisme qui veut persuader les noirs de leur « infériorité » -, psychique ensuite. Donc « ce qui apparaît, c’est la nécessité d’une action sur l’individu et sur le groupe » pour une authentique libération de l’homme. Le noir ne doit plus être placé en face de ces voies sans issue : ou tenter de se « blanchir » ou se réfugier dans sa « négritude » en l’exaltant, en créant une sorte de racisme antiraciste.

« La négritude est un passage » écrivait Sartre dans Orphée noir. Rejeté dans le désespoir, un moment séparé de lui-même, Fanon a plongé, lui aussi, dans le « grand trou noir ». Et de cette tentative passionnée pour rejoindre l’homme, pour se rejoindre lui-même, il émerge avec une certitude : qu’il lui faut se libérer du passé noir comme le blanc doit se libérer de son passé blanc et colonialiste.

« Il ne faut pas essayer de fixer l’homme puisque son destin est d’être lâché ». Lâchez l’homme : tel est le mot d’ordre subversif de ce livre où l’exposé clinique se trouve souvent bousculé par un véhément jaillissement poétique. Le « grand cri noir » devient alors le cri de l’homme même : « Le nègre n’est pas. Pas plus que le blanc. Il y a de part et d’autre du monde, des hommes qui cherchent ».

Qu’ils se libèrent de la densité du passé pour introduire dans le monde la liberté, et inventer leur avenir.

M. P.


(1) Ed. du Seuil.

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