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Léonard Sainville : Le noir antillais devant la littérature

Article de Léonard Sainville paru dans Les Lettres françaises, 11e année, n° 425, du 1er au 8 août 1952, p. 3


A propos de . . .
Peau noire, masques blancs par Frantz Fanon (Editions du Seuil)


POUR l’observateur averti des différentes manifestations du comportement antillais, soit aux lieux où il trouve son point d’appui, c’est-à-dire aux Antilles mêmes, soit n’importe où ailleurs, un fait semble vouloir s’imposer dès maintenant, comme vérité d’évidence. Il s’inscrit dans la réalité d’un devenir qui commence avec l’irruption de la liberté formelle, dans le monde créole, comme un deuxième stade, celui où ces hommes de couleur, citoyens français, plus ou moins imprégnés de culture française, face à la France, juridiquement mère patrie, se mettent en révolte ouverte contre la civilisation occidentale et son contenu latent ou déclaré de préjugés raciaux, d’éthique et de mythologie spécifiquement blanches.

C’est ce qu’illustre d’abondance le récent ouvrage de Fanon : Peau noire, Masques blancs, car je veux parler principalement du Noir antillais, en tant qu’être humain s’exprimant par la littérature, et exprimant avec la fidélité dont il est capable les aspirations du peuple dont il est issu. Le premier stade, si nous nous plaçons toujours dans l’optique de l’Antillais, promu homme libre, aura été, un temps, une folie d’assimilation, une soif d’intégration totale dans la communauté française, le pastiche littéraire. On peut dès maintenant percevoir de quels éléments : équilibre, volonté d’objectivité féconde et quasi sereine, indifférence hautaine pour le mythe, sera faite la troisième étape. Mais celle-ci s’esquisse à peine, affirmée seulement encore par une minorité.

Frantz Fanon, tout au long de deux cents pages vibrantes, confesse à la face du monde ses étonnements, puis ses amertumes, ses nausées, son angoisse, sa volonté de démystifier et de guérir. Il le fait, en jeune médecin psychanalyste qu’il est, pénétré de la valeur de la méthode, sûr du diagnostic, affirmatif, entier, porteur convaincu d’arguments irrécusables, condamnant sans appel, tranchant, accordant parfois un satisfecit.

A le lire, je me retrouve, il y a vingt ans, faisant entrer en moi le « ruban de dynamite » que mes camarades de Légitime Défense essayaient de faire éclater chez leurs compatriotes. (J’ai l’impression que Fanon ignore ces prédécesseurs et commence sa prise de conscience à Aimé Césaire.) Toutefois, mes camarades, par le canal de la psychanalyse et du surréalisme, allaient droit au marxisme. Cela faisait d’ailleurs un mélange assez curieux et … détonant.

Fanon, sans s’en réclamer ouvertement, essayant même de s’en détacher parfois, distribue, avec l’enseignement de Césaire, ou plutôt ses accusations, la dialectique de Sartre (il pousse jusqu’à Hegel) et les découvertes de la psychanalyse contemporaine. Il ne fait que frôler le marxisme.

Bien plus curieux mélange !

Mais voici une manière de schéma de l’ouvrage en question :

Les Martiniquais, hommes de couleur et Français, Blancs par la culture, Blancs-en-Soi, et non Pour-Soi, négrophobes par aberration, et en raison de tout un processus de désaliénation et de reconstitution d’un moi morbide, en prenant pied en métropole, dans le monde des Blancs, découvrent brusquement, brutalement, qu’ils ne sont que des Nègres, c’est-à-dire des réprouvés, des tabous, des êtres sur qui pèse tout le fardeau de l’irrationnalité blanche. C’est le point de départ d’une névrose originale, la névrose raciale, dont les conséquences sont inimaginables pour le Blanc.

A partir de ce moment, le Noir créole devient esclave du beau langage « français » et accumule les bévues. La femme de couleur (mais pourquoi Mayotte Capeccia, Antillaise du terroir, dans la situation où elle est analysée, et non une quelconque étudiante de couleur ?) n’a plus qu’un rêve, un seul, se donner tout entière à l’homme blanc.

L’homme de couleur (Jean Veneuse-René Maran) « révèle à l’examen une structure d’abandonnique du type négatif-agressif » ; c’est, dit en termes plus courants, un inhibé, un inquiet : ce peut être aussi un obsédé sexuel, friand de peau féminine blanche. Et le blanc ! « A mon irrationnel, il oppose le rationnel, à mon rationnel, le « véritable rationnel » ».

« Quand j’essayais sur le plan de l’idée et de l’activité intellectuelle, et revendiquais ma négritude, on me l’arrachait. On me démontrait que ma démarche n’était qu’un terme dans la dialectique ».

Le Nègre est dans la société blanche actuelle, la mauvaise conscience du Blanc, et c’est pourquoi doivent retomber sur lui tous les interdits, toutes les malédictions.

Il s’agit de libérer à la fois le Noir et le Blanc, de ce pesant irrationnel … Et cela, peut l’entreprendre la psychanalyse.

« Cet ouvrage est une étude clinique. Ceux qui s’y reconnaîtront, auront, je crois, avancé d’un pas. Je veux vraiment amener mon frère Noir ou Blanc, à secouer le plus énergiquement la lamentable livrée édifiée par des siècles d’incompréhension. »

Francis Jeanson, qui introduit Fanon, croit, pour sa part, que Fanon ne propose que la désaliénation des Noirs, que la seule réconciliation des consciences qui doit être tentée tout de suite, et non pas l’entreprise révolutionnaire qui n’atteindra jamais peut-être son but.

Cette étude, malgré son allure doctrinale, peut permettre semblable interprétation. L’auteur n’y pèche point par excès de clarté, et les contradictions se succèdent qui égarent le lecteur et lui font douter de l’unité de vues. Fanon, répétons-le, est un praticien. Ses déductions ne manquent pas de finesse et de perspicacité.

Le plus souvent, c’est emporté, dit avec brio et élégance, nonobstant un étalage complaisant des termes du vocabulaire de métier. Par ailleurs, et malgré quelques insuffisances inévitables, il connaît ses auteurs, fait preuve de solides connaissances.

Mais enfin, c’est un moins de trente ans, et il ne peut bien souvent que « redécouvrir le monde », « enfoncer des portes ouvertes » et sa manière d’assommer avec certains aphorismes, sent par trop le jeune médecin sûr de lui.

Mais surtout, il veut ignorer, il le déclare, tous ceux, Noirs ou Blancs, que l’antinomie Noirs-Blancs n’a pas abrutis, déshumanisés : il se détourne de ces Noirs, intellectuels ou travailleurs, qui, depuis longtemps ont résolu leurs complexes d’origine raciale, non pas en procédant à un transfert de leur névrose, mais tout simplement par prise de conscience de la complexe réalité sociale sous toutes ses formes et volonté de transformation générale ont intégré l’ignominie raciale dans le contexte social tout entier ; il ne veut pas connaître toute cette partie non négligeable de la classe ouvrière blanche, toutes ces couches de travailleurs intellectuels ou manuels blancs, qui échappent sans réserve à l’imbécillité raciste, aux mythes déformants, et cela pour les mêmes raisons que les premiers.

Tous ces éléments sains du peuple français, de la race blanche, ont bien compris qu’il fallait embrasser le problème noir, ou juif, ou jaune avec l’ensemble des problèmes sociaux et y appliquer le seul vrai remède : instauration d’un nouveau régime.

C’est là qu’est la solution. Et Fanon s’en détourne.

Léonard SAINVILLE
Prix des Antilles 1952

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