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Yves Dechézelles : Les travailleurs français et les peuples coloniaux doivent lutter ensemble

Article d’Yves Dechézelles paru dans Le Libérateur, 1ère année, n° 6, 28 mars 1954

Le désastre auquel ont abouti huit années de guerre en Indochine va-t-il enfin réveiller l’opinion publique française ? C’est à elle et à elle seule qu’il appartient de mettre un terme à l’expérience catastrophique que les gouvernements successifs de la IVe République poursuivent avec une obstination insensée dans les territoires d’outre-mer.

La sottise criminelle de nos gouvernants prouve simplement, dans ce domaine comme dans les autres, le déclin irrémédiable de la bourgeoisie française.

Quand donc les travailleurs de notre pays comprendront-ils qu’il leur suffit de le vouloir pour tout changer à la situation présente et balayer du pouvoir ces dirigeants débiles dont la seule politique, en matière coloniale, est celle de la répression.

Mais les travailleurs doivent pour eux-mêmes tirer les leçons de ces vingt dernières années. Ils doivent tout d’abord comprendre les gigantesques erreurs commises aux époques du Front Populaire et de la Libération. Est-il admissible que les partis qui prétendaient représenter les masses populaires n’aient pas eu un véritable programme de libération des peuples coloniaux ; qu’un homme tel que Messali Hadj ait été persécuté par des gouvernements qui se réclamaient des travailleurs : que la guerre d’Indochine ait été délibérément provoquée en 1946, alors que les partis socialistes et communistes avaient la majorité dans le pays et dans l’Assemblée ?

De telles erreurs ne seront évitées dans l’avenir que si l’on en prend clairement conscience. Les principes auxquels tout mouvement ouvrier digne de ce nom doit s’inspirer réellement dans sa politique à l’égard des peuples coloniaux, sont simples.

Un gouvernement ouvrier n’a pas pour objectif de gérer le régime capitaliste, mais d’y substituer un régime où les travailleurs soient maîtres de leur destin. De même, ces derniers ne seraient pas dignes de leur affranchissement si leurs propres luttes n’avaient pas également pour but la libération des peuples d’outre-mer, leur solidarité à l’égard de ces peuples est une question de morale prolétarienne.

Les travailleurs doivent savoir aussi que leur propre libération est historiquement liée à celle des peuples coloniaux ; que l’immense effort d’affranchissement qui s’accomplit sous nos yeux, en Asie et en Afrique, prépare la fin du régime capitaliste. Nous avons vu après la Libération comment la bourgeoisie française, qui sentait ses privilèges menacés dans la métropole, avait concentré ses capitaux dans les colonies et comment elle avait choisi celles-ci comme bases de départ de la contre-offensive. Les premiers coups de la réaction contre les travailleurs français ont été portés en Algérie, en Indochine, à Madagascar. Réciproquement, la lutte des peuples coloniaux pour leur émancipation constitue une aide importante à la classe ouvrière dans sa lutte contre leurs communs exploitateurs.

Sans doute, les peuples coloniaux ont-ils aussi leur propre bourgeoisie. Mais celle-ci, dans la mesure où elle lutte contre l’impérialisme colonial, joue un rôle progressif comme l’a joué la bourgeoisie française dans sa lutte contre le régime féodal. Les travailleurs coloniaux ne prendront conscience d’eux-mêmes, en tant que classe, qu’en mettant fin avec leur propre bourgeoisie au régime colonial. Dès que le colonialisme aura été détruit, les problèmes de classe surgiront immédiatement. Alors qu’il a fallu des siècles aux travailleurs européens pour prendre conscience de leur rôle propre, les événements d’Asie nous montrent que les étapes au XXe siècle peuvent être rapidement franchies.

S’ils veulent sauvegarder leur indépendance, les peuples qui sont venus à bout du colonialisme doivent édifier leur propre économie et tendre à exploiter eux-mêmes les richesses de leur sol et de leur sous-sol. L’importance et le rôle du prolétariat s’y développent rapidement.

Commettent une véritable imposture ceux des dirigeants ouvriers qui prétendent se désintéresser de la lutte des peuples coloniaux pour leur indépendance pour éviter, disent-ils, que les travailleurs des colonies ne soient exploités par leur propre bourgeoisie.

La lutte contre le colonialisme doit donc être une des préoccupations essentielles de la classe ouvrière française. Elle doit dénoncer et combattre l’odieuse répression qui s’exerce depuis des années contre les peuples coloniaux. Elle doit revendiquer pour ceux-ci les franchises politiques et les droits économiques et sociaux qu’elle a conquis par elle-même. Elle doit faire siennes toutes les revendications, y compris le droit pour ces peuples de se gouverner eux-mêmes et soutenir leur lutte pour l’indépendance. La fraternité n’est pas un simple mot. Elle existe par l’épreuve de la solidarité dans l’action.

par Yves DECHEZELLES

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