Article de Maurice Joyeux paru dans Le Monde libertaire, n° 92, juillet 1963, p. 10
LE nouveau livre que Daniel Guérin vient de publier chez Julliard est bien autre chose qu’une histoire du Front Populaire. C’est une somme qu’il nous faudra consulter lorsque nous désirerons nous livrer à une analyse sérieuse des journées tumultueuses qui ont abouti à une transformation complète des rapports entre les organisations syndicales et les patrons et cet aspect trop ignoré a revêtu une importance pour le moins aussi grande que les conquêtes sociales qui ont résulté.
L’ouvrage de Guérin étudie sous trois aspects la période qui de 1930 conduira le pays à la deuxième guerre mondiale. C’est tout d’abord le récit vivant de l’odyssée du mince noyau de militants groupés autour de Marceau Pivert, véritable « inventeur du Front Populaire » qui, à l’intérieur de la S.F.I.O. et ensuite après l’exclusion du parti regroupé dans le P.S.O.P., tentera de maintenir le mouvement populaire dans la voix tracée par un socialisme révolutionnaire prenant ses sources chez Blanqui, Vaillant, Allemane. Ecrasé entre la machinerie inhumaine que le parti communiste vient de mettre en place depuis quelques années et la bureaucratie feutrée du parti socialiste « La Gauche révolutionnaire » sortira laminée de l’expérience non sans avoir vérifié, au cours d’une montée en flèche qui lui permettra de conquérir la Fédération de la Seine, la théorie de Blanqui sur les minorités agissantes.
Ensuite Guérin nous présente ce qu’il nomme le « Front Populaire n° 1 ». Celui des états-majors, des intellectuels bafouilleux, « titrés et décorés ». Et leur valse-hésitation entre leur sentimentalité larmoyante et leur frousse lui permet de brosser quelques portraits dont celui de Léon Blum reste un modèle du genre. Débiles devant les banques, les salonards du Front Populaire ne retrouveront un peu de courage que pour jeter les flics sur les travailleurs, à Clichy, ou lors de la manifestation contre le Sénat. Tous pousseront un immense soupir de soulagement lorsque usés, les nerfs « à bout », ayant accompli leur travail réformiste, qui consiste à chloroformer les travailleurs, le capitalisme les poussera doucement sur la touche ne leur laissant de leurs fauteuils ministériels que juste ce qui était nécessaire pour servir de caution à la guerre en préparation. Çà et là, des silhouettes ! Celle déjà inquiétante de Mendès France, celle haute en couleur d’un Trotsky tonitruant et attaché à ses mythes comme une vieille coquette à ses plumes, etc.
Mais le troisième aspect que revêt ce livre est de loin le plus intéressant, le plus actuel et les deux autres, quel que soit leur intérêt, ne sont là que pour fournir la matière à la discussion théorique que l’auteur va engager tout au long de ces pages entre les partis politiques d’obédience marxiste et ce qu’il nomme pudiquement et seulement en passant, le socialisme-libertaire. Sur le problème colonial, sur le problème de la guerre, sur le problème électoral, sur le problème des grèves et des nationalisations, Guérin a les positions du socialisme révolutionnaire, voire du trotskysme. Pour lui, le qualificatif libertaire qu’il accole à son socialisme ne définit, ni une économie, ni un principe d’organisation bien différent de ceux de ses camarades marxistes qui ne sont pas inféodés à Moscou. Dans son histoire du Front Populaire, les libertaires n’apparaissent nulle part en tant que tels. Quelques mots, sur Lecoin avec lequel il s’affirme en désaccord. La silhouette de Morin vieil anarcho-syndicaliste et c’est tout. Guérin ne se sent pas davantage en communion de pensée avec les militants de « La Révolution Prolétarienne ». Lorsqu’il parle du Front révolutionnaire, il ne fait aucune mention à l’Union Anarchiste alors membre de ce rassemblement. Il ne nous a pas aperçus, nous les gars de l’U.A. de ma génération, ni à Clichy, ni devant le Sénat. En vérité, Guérin « socialiste libertaire » à sa manière, n’a aucun lien de parenté réel avec le mouvement anarchiste de cet époque et on croit sentir à travers son propos, une espèce d’indifférence pour une secte négligeable. Et cette pensée dont peut-être, il ne se rend pas bien compte, c’est exactement celle qu’ont les grands partis à son égard, tant il est vrai qu’on est toujours le groupuscule de quelqu’un.
Dirai-je à Guerin que l’erreur qu’il commet, c’est de raisonner « à partir de … » et surtout que ce point de départ soit marxiste. Certes, il souligne les erreurs du dogmatisme marxiste, mais il semble penser qu’il suffit d’insuffler un peu de sérum libertaire pour ravigoter ce cadavre en putréfaction qui a pourri le mouvement ouvrier de l’après-guerre de 1914. Sur ce livre et sur la partie théorique qu’il contient je pourrais faire les mêmes réserves que je faisais à l’apparition de « Jeunesse du socialisme-libertaire ». Il faut dire à Guerin qu’un anarchiste, un libertaire, à quelque école qu’il appartienne est contre l’Etat sous toutes ses formes, pour l’égalité des revenus et des salaires, contre les patries fussent-elles d’anciennes terres coloniales, contre la dictature du prolétariat qui est le sacrifice de la génération existante, à des concepts problématiques, contre la fatalité de l’Histoire, même quand cette fatalité marxiste est corrigée par la théorie des chemins différents pour aboutir fatalement au même but qui est cher aux existentialistes et qui somme toute met la liberté en liberté surveillée. Marceau Pivert et ses amis n’eurent de libertaire que la coquetterie de se servir du terme qui faisait cascadeur et les isolait du troupeau et aujourd’hui Daniel Guerin se trouve une nouvelle fois écartelé entre la sentimentalité libertaire et ce qu’il considère comme une évidence, le marxisme. Je ne pense pas et, pour ma part, je le regrette qu’il puisse trancher de cette contradiction qui depuis trente ans pèse sur ses épaules.
Mais on ne peut se contenter d’analyser seulement la pensée directrice de ce livre admirable par la forme comme par la chaleur qui s’en dégage. Le don d’évocation de l’écrivain est certain et, quand le souvenir et l’émotion se mêlent, cela nous vaut des morceaux comme ce deuxième chapitre qui explique l’occupation des usines et qui m’a replongé avec enthousiasme dans ma jeunesse, hélas ! bien lointaine. C’est en cela que le livre de Guérin est un livre de jeunes, que les jeunes doivent lire pour apprendre qu’il existe encore quelque chose de plus précieux que la victoire ; c’est le désir de se battre, d’être présents, de participer. Peut-être, lorsqu’il referme les pages, le regret de voir la faible part qu’a occupé notre mouvement dans le grand drame épique de cet époque, laisse-t-il au lecteur un sentiment de regret choqué. C’est une raison de plus de lire « Front Populaire » qui nous apprend que lorsque les travailleurs démissionnent, refusent de faire l’Histoire, ce sont d’autres qui la font et tout au bout des erreurs et des refus il y a des chaînes et au-delà des chaînes, la mort ignominieuse sur les champs de carnage.
Par MAURICE JOYEUX