Article de Pierre Ruff alias Epsilon paru dans Le Libertaire, n° 491, 10 avril 1936, p. 1 et 4
Parce que nous ne voulons ni de la guerre ni du fascisme, il nous faut dénouer et combattre la politique du « Front Populaire ». Dénoncer et combattre l’escroquerie « au pain, à la paix et à la liberté ». Et aussi et surtout opposer aux démagogies fallacieuses les vrais moyens de lutter contre la guerre, la misère et l’oppression.
Notre époque est celle d’une crise universelle. Crise économique et budgétaire, misère, chômage, et sous-consommation. Faillite et discrédit des vieilles formes politiques. Crise des rapports internationaux par la rupture des rapports des forces que les vainqueurs de la Grande Guerre avaient cru pouvoir stabiliser.
C’est une telle situation qui s’est particulièrement affirmée en France depuis quelques années. C’est dans une telle situation qu’ont pu se développer et le péril fasciste et la confusion redoutable du « Front Populaire ».
Après le 6 février, tout le prolétariat français se souleva contre ceux qui tentaient d’instaurer une régime émule de celui de Hitler et de Mussolini.
Ce n’était certes point la République des staviskards qu’il défendait ni les politiciens radicaux. C’était sa liberté à lui, les libertés ouvrières, la liberté de pensée, tout ce que les régimes dictatoriaux détruisent sauvagement. C’étaient les possibilités mêmes de son émancipation, de l’émancipation humaine.
C’était, contre les capitalistes et leurs instruments, l’action ouvrière, l’union ouvrière, l’unité d’action des travailleurs s’affirmant avec puissance.
Les anarchistes participèrent ardemment à ce mouvement. Le nom de l’Union Anarchiste figure à juste titre parmi celles des organisations qui patronnèrent et inspirèrent la grande grève générale du 12 février. Son drapeau noir fut acclamé au cours des grandes démonstrations ouvrières.
Ce grand élan de fraternisation ne plaisait pourtant pas à tout le monde. Certains, et qui commirent hier d’autres lourdes fautes, s’étudiaient à envenimer les désaccords entre travailleurs. Au lieu de se réjouir de l’entente entre toutes les forces antifascistes, ils s’efforcèrent de la briser en éliminant tout ce qui manquait de complaisance envers Moscou et d’y substituer l’hégémonie du parti communiste.
En même temps ils se rapprochèrent des purs éléments du politicianisme bourgeois, les plus tarés, les plus usés, les plus discrédités, les plus compromis et avec les éléments les plus douteux de leur clientèle.
Il n’y avait plus de front commun, plus d’union ouvrière. Il n’y avait plus que le Front Populaire qui s’efforçait d’accaparer et de dénaturer à ses fins le mouvement antifasciste des ouvriers français et dont toute la nocivité apparut au printemps 1935 lors du fameux « Staline a raison ».
Il n’est pas que la politique extérieure du Front Populaire qui soit désastreuse. Mais c’est elle qui s’avère le plus directement catastrophique. Il est par ailleurs relativement facile d’éblouir les gens qui ne se targuent pas de connaissances spéciales en économie politique et de leur faire admettre les plans, théories, programmes des « cerveaux » et autres compétences. Mais lorsqu’il s’agit crûment, directement, de question de vie et de mort que tout le monde peut apercevoir, il en va tout de même autrement.
Les calembredaines belliqueuses s’usent. Auprès des plus naïfs eux-mêmes la S.D.N. a perdu de son prestige. L’alliance franco-russe et la « paix indivisible » apparaissent sous leur véritable jour.
Et le mouvement d’opposition grandit contre l’Union Sacrée que prépare le Front Populaire. Il englobe presque tous les jeunes socialistes. Il groupe des syndicats des corporations les plus diverses. Il comprend tous ceux des « pacifistes » pour qui le « pacifisme » est autre chose que préparation et justification de la guerre.
Les malheureux qui dirigent provisoirement la C.G.T. croient spirituel de faire les plaisantins – il y a bien de quoi parler d’« objection de conscience ». Pauvres gens ! C’est à leur sinistre inconscience, à leur effroyable niaiserie qu’il y a lieu de faire objection.
Pour qui pense librement, pour qui se place au point de vue des intérêts ouvriers, le militarisme et l’impérialisme français n’en valent pas mieux pour être devenus les alliés de la Russie « des Soviets ». Et le régime russe, avec sa police, ses bagnes, sa féroce tyrannie ne vaut pas une goutte de sang d’un travailleur. Et si, par malheur, une guerre devait éclater à l’Est de l’Europe, il faudrait souhaiter qu’elle entraîne la chute de la dictature stalinienne et celle des nazis, les travailleurs allemands et russes, à se débarrasser à la fois et de la guerre et de leurs tyrans.
Et nous devons y aider en luttant nous-mêmes contre nos maîtres et ceux qui veulent faire accepter la guerre.
Mais la malfaisance du Front Populaire ne s’arrête pas à la politique extérieure. Tout son programme, toutes ces méthodes consacrent l’abandon des plus sûres méthodes de lutte ouvrière et préparent et facilitent l’accès du fascisme qu’il prétend combattre.
Le Front Populaire ne fait confiance ni à la classe ouvrière, ni à son action directe. Son programme, élaboré à grand peine, vise à rallier la moyenne et petite bourgeoisie, les fonctionnaires, les rentiers, les petits propriétaires et toutes autres « petites gens » pour qui il a une tendresse infinie. Les intérêts des producteurs, la nécessité de transformer les conditions de consommation et de production sont relégués à l’arrière-plan. Ils doivent se satisfaire de la promesse de « faire payer » les riches, comme si les impôts n’étaient pas toujours en somme prélevés sur le producteur, d’étatiser quelques industries et de transformer le statut de la Banque de France.
Il n’est pas très sûr que le Front Populaire ait grande envie de réaliser ce programme. Il est encore moins probable que son exécution puisse beaucoup améliorer la situation des travailleurs. Mais de toute façon il aura créé des conditions où le fascisme pourra se développer sous sa forme la plus dangereuse ; la démagogie du socialisme national.
Il y aura contribué en affaiblissant l’esprit de classe, en « nationalisant » et militarisant le prolétariat, en substituant à son action propre la confiance en l’arbitrage de l’Etat, et à la lutte pour la liberté des appels constants à la répression judiciaire et policière.
Lorsque le triomphe électoral des gauches aura été suivi d’une grande déception, très probablement aggravée d’insuccès en politique extérieure qui exaspèreront les sentiments cultivés par les meneurs du Front Populaire, alors le national-socialisme menacera sous sa forme la plus redoutable. Il aura peu de chose à changer dans les programmes du Front Populaire pour se les adapter. Et on lui aura préparé des troupes toutes prêtes à enrôler et peut-être des chefs.
Et ce qu’il menacerait de réaliser, c’est ce que les tendances du Front Populaire ébauchent déjà : La parodie du socialisme, un salariat, une exploitation d’Etat ou contrôlée par l’Etat, fonctionnant, dans la misère et la servitude générale, au bénéfice d’une caste de dictateurs. C’est ce qui se pratique en Allemagne, en Italie – et en Russie.
Mais nous avons tout lieu d’espérer que ce péril sera vaincu. Et précisément à cause de ce renouveau ouvrier que nous sentons grandir autour de nous.
Et nous reverrons le vrai front commun de la classe ouvrière, de tous les meilleurs éléments de la classe ouvrière unis pour la défense de la liberté et la conquête du bien-être, unis pour préparer la grève générale contre toutes les guerres et tous les fascismes, unis en une C.G.T. enfin délivrée des néfastes influences qui ont trop longtemps affaibli et dénaturé le syndicalisme.
EPSILON.