Editorial paru dans L’Observateur, n° 166, 16 juillet 1953, p. 4 ; suivi d’une lettre publiée dans L’Observateur, n° 167, 23 juillet 1953, p. 16
A Paris, le 14 juillet, des Algériens furent tués et des policiers blessés. Sans la moindre hésitation, l’Aurore et Le Figaro adoptèrent les thèses de la police (pourtant Le Figaro, depuis les « émeutes » de Casablanca, ne sait-il pas que la police est souvent menteuse et raciste ?) selon qui « un commissaire de police seul, et en képi, invita les chefs de groupes de manifestants à respecter l’ordre de dislocation ».
Le compte rendu de Combat, celui de France-Soir et les témoignages directs que nous avons reçus ne laissent pas de doute : les 2.000 Algériens, fuyant devant une violente averse, se sont heurtés à la police, et c’est cela qui a déclenché la bagarre.
Des agents furent, si l’on en croit le communiqué, « blessés par balles ». Mais ce même communiqué omet de dire que des armes furent trouvées sur les manifestants arrêtés. Toujours est-il qu’aucun policier n’est mort – mais que sept manifestants furent tués.
La brutalité spéciale de la police vis-à-vis des Nord-Africains est connue. En frappant des communistes, on risque un jour des représailles … mais il n’y aura jamais de gouvernement M.T.L.D. en France. On a beau être sadique, on est aussi prudent.
M. Martinaud-Déplat va sans doute féliciter M. Baylot pour ce fait d’armes. On pourra aussi l’envoyer comme gouverneur ou Résident en Afrique du Nord. A Marseille, il se vantait de ses bonnes relations avec les Nord-Africains. Elles sont encore meilleures maintenant : de balle à cadavre.
Mais que ce monsieur et ses sbires prennent patience. Un jour, on fera les comptes.
L’OBSERVATEUR.
La journée du 14 juillet
Nous avons reçu de M. H. Perrin, de N. D. de Briançon, la lettre suivante :
Me trouvant à Paris pour le 14 juillet, j’ai cru de mon devoir d’assister au défilé de l’après-midi, au nom des ouvriers en grève que j’avais quittés quelques jours auparavant. Cela m’a valu d’être sur la place de la Nation durant tout le défilé et les incidents sanglants qui l’ont suivi.
L’ordre imposant et impeccable des Nord-Africains marquait bien leur intention d’éviter tout désordre : leur groupement par blocs de 300 environ, leur encadrement par deux files en brassards verts, la liaison constante des chefs de groupe, tout était sérieux, imposant et magnifique. Le moindre bon sens dictait aux forces de police de disparaître, d’autant qu’elles étaient en tout petit nombre. Il a suffi évidemment de la moindre étincelle d’un policier pour attirer la masse et la faire réagir comme elle a réagi : nos camarades nord-africains ont trop de bonnes raisons d’avoir au cœur la haine de la police pour que la moindre occasion offerte en cette circonstance n’ait pas été l’occasion rêvée de régler un vieux compte avec la police. C’est ce qui s’est produit, mais les morts ont encore été du côté des esclaves ; il a suffi de quelques pistolets pour cela.
D’après ce que j’ai vu, le reste n’a pas eu d’importance, les Nord-Africains se sont lentement dispersés et, quand les forces de police ont été suffisantes pour faire un barrage, elles n’ont pu que « ratisser » des isolés sur la place ; comme d’habitude la police attendit la fin pour se lancer aux trousses des malheureux derniers. C’est alors que devant le 11 de la place de la Nation je fus témoin d’une scène bien minime, mais qui en dit long : une douzaine de policiers attendaient au coin de l’avenue ; survint un panier à salade, qui contenait deux tout jeunes Nord-Africains au visage tout ensanglanté ; alors, nous vîmes les policiers venir à la porte du car et de s’écrier pleins de haine : « Voilà des crouias ! Salauds ! Ordures ! « Vous n’en avez pas encore assez ! ». Et comme un Nord-Africain demandait ingénument une cigarette : « Une cigarette ? Fusillés, vous serez fusillés ! ».