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Kateb Yacine : Descends, Faulkner ou la tragédie algérienne

Article de Kateb Yacine paru dans Demain, n° 43, du 4 au 10 octobre 1956, p. 20

Après Memmi, Chraïbi, Dib, Ouary, l’Afrique du Nord vient d’apporter à la littérature française un nouvel écrivain de grande taille : Kateb Yacine.

Son premier roman, « NEDJMA » (Ed. du Seuil), demeurera l’un des événements marquants de cette année.

La tragédie d’une génération et d’une communauté se situe au cœur de son inspiration.

Mais ce jeune écrivain algérien, de culture française et de souche arabe parle de cette tragédie en fils d’une culture universelle qui ne se pose que les problèmes qu’elle a déjà résolus pour elle-même.


AIMER et haïr sont les verbes fondamentaux de l’homme, et de l’écrivain. J’ai une certaine passion, une certaine haine pour Faulkner. De toute la force de mon athéisme, je le considère comme une sorte de prophète.

Faulkner est un colon germano-américain.

C’est un raciste et un puritain.

Dans cette situation, il trouve le moyen d’être sincère. Et génial.

Les hantises triomphantes de William Faulkner, on l’a toujours souligné, relèvent de la tragédie grecque. Son œuvre, cathédrale, retentit cependant d’orgues païennes, grouille de toutes les monstruosités de la nature et fourmille de tous les groupes, de toutes les solitudes de l’humanité. Ses personnages – pasteurs jouets de catins, nègres grandioses et assassins, imbéciles nostalgiques, vieilles filles parées des armes de Don Quichotte – n’ont évidemment pas la taille de Prométhée. Ils en ont l’âme. Cela suffit.

Il y a chez Faulkner un déclassement systématique, une complicité avec la disgrâce, qui contribuent puissamment à arracher la littérature au culte des héros. L’ampleur du monde faulknérien plonge d’ailleurs au delà des eaux navigables de la civilisation. Tout l’effrayant passé de l’écrivain moderne est ici assumé, car il renoue avec les Primitifs, à grands coups de nageoires, qui n’ont pas fini d’éclabousser les touristes.

Planteur isolé, amateur de Bible et de whisky, misogyne efflanqué, visage moustachu et taillé au couteau, William Faulkner ne serait, à tout prendre, que l’acteur cocasse d’une mauvaise tragédie – s’il n’avait cette qualité apparemment mineure chez l’artiste : l’amour – ou plutôt la passion du travail.

CELA n’a l’air de rien. Mais seul un forçat pouvait venir à bout de l’œuvre faulknérienne. En somme, il a fallu à William repeupler le Mississipi. Et cela à travers des étendues de temps de plus en plus vastes, puisqu’il fallait, sans quitter Jefferson, résumer l’évolution de quatre générations en quelques simples et larges parenthèses.

Eschyle aussi avait de pareilles étreintes.

Balzac, Dostoïevski, Proust, Kafka étaient de la même race de travailleurs pantelants.

Oui, Faulkner est un forçat.

Un forçat doublé d’un prévôt.

Un prévôt doublé d’un aumônier.

C’est trop pour un seul homme.

La chance de Faulkner, dans cette situation intenable, c’est, miraculeusement, l’étoile de sang noir qu’il porte en lui.

AINSI déborde le vase. Ainsi se résout la contradiction, non sans bruit, non sans fureur. Le pathétique de Faulkner et son humour tragique résident dans une phrase jamais écrite, la clé de sa forteresse morale : « O blancs, nous sommes noirs ! »

Enfoncé, l’orgueil américain !

Toutes les servantes noires séduites et engrossées ont réussi – sans même le vouloir, à polluer le fleuve ennemi, Mississipi, fleuve tranquille et menaçant, eaux troubles de la confluence et de la confusion raciales.

L’Immaculée Conception en a pris un vieux coup !

On comprend à présent les hurlements racistes de Faulkner. Ce sont des cris d’amour fou. C’est l’absolue sincérité d’un protestant sectaire et orgueilleux, mais lucide et entreprenant.

Bientôt on se rendra compte que Faulkner a fait beaucoup pour en finir avec le Problème Noir. Ses contradictions, ses flottements entre la galère des esclaves et le radeau des pionniers – tous menacés par une même tempête, et surtout en cas de discorde – ont contraint les esprits, en Amérique et ailleurs, à saisir dans toute sa cruauté le drame de la co-existence.

Nous sommes enfin arrivés au point où les grands conflits humains passent inexorablement sur le plan de la conscience, et réclament des solutions.

QUELQUE part dans le monde, pas loin de la France, il existe un pays où les hommes sont en pleine mêlée raciale. Comme par hasard, c’est en Algérie, en Afrique, face à la France, que les romans de Faulkner vivent et sont vécus. Là-bas, aussi, comme à l’Ouest et à l’Est, il ne s’agit que de co-existence.

L’originalité de l’Algérie c’est d’avoir été, par le fait de trop d’invasions, une éternelle colonie de peuplement. Tous les Algériens, depuis le Berbère, l’Arabe, le Juif – jusqu’aux Européens – furent les pionniers d’une terre vierge, et leur vie en commun est à la base du phénomène politique d’aujourd’hui. La caractéristique de ce peuple multiple (tangues, religions, communautés ethniques c’est d’être aussi le plus jeune du monde : il naît chaque jour un village de sept cents âmes, et la moitié de la population a moins de vingt ans. Que signifie donc cette poussée de vie, sinon un accouchement social sans précédent ?

Aux yeux du monde, la France est en premier lieu impliquée dans ce conflit d’une famille nombreuse, et cruellement divisée. Or il s’agit, quant au fond, d’une famille d’orphelins. Les Algériens – au sens social – n’ont ni père ni mère. Ils ont tout perdu : ni bey ni sultan, ni état ni constitution. Cet orphelinat séculaire a de quoi révolter. Etre ou ne pas être. That is the question.

LE drame a commencé avec le séisme d’Orléansville. La terre africaine a grondé, dans les affres de l’enfantement, et ses enfants (comme dans une tragédie grecque) se sont entretués sur son sein gonflé de sève. La faim et la soif sont à l’origine des combats. Mais ce n’est pas seulement la faim des nourrissons blêmes des bidonvilles. C’est aussi et surtout la soif d’exister, d’être reconnus comme des hommes.

Les Algériens ont assez mêlé leur sang. Ayant payé leur unité d’une guerre civile, ils forment désormais un peuple indivisible. Il ne reste plus qu’à réunir la famille, et à lui définir son patrimoine. Mais la catastrophe est toujours dans l’air.

Actuellement, sur une scène parisienne, dans « Requiem pour une Nonne », adaptation d’un ouvrage de Faulkner, on peut voir une atroce prophétie. Geste final : la servante noire immole l’enfant de sa maîtresse blanche, pour l’arracher à l’infâmie du crime commis par sa mère. L’Algérie sera-t-elle ainsi immolée ?

Ce n’est pas par hasard qu’Albert Camus, Algérien de souche française, adaptateur de la pièce, fait sienne la hantise de Faulkner. Il y a dans cette attitude toute la notion du péché racial. Le Congrès des Ecrivains noirs qui s’est tenu récemment à Paris, et où il fut trop question de négritude, représente la notion contraire, au sens de l’humiliation.

Sortons de la mythologie.

Mon opinion, en tant qu’écrivain algérien de souche arabe et africaine, c’est que les questions de race, en matière politique, sont des anachronismes inopérants. Pour que vive l’Algérie, ce sont les fantômes de peur et de haine qu’il nous faut immoler. Il est temps de lever le rideau et de faire confiance aux véritables acteurs, grands ou petits, de la tragédie algérienne.

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