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Daniel Guérin : « L’Algérie hors la loi »

Article de Daniel Guérin paru dans France Observateur, sixième année, n° 298, 26 janvier 1956, p. 12

Le très intéressant livre que Colette et Francis Jeanson viennent de publier sur l’Algérie a déjà été l’objet d’assez vives critiques non seulement de la part des milieux réactionnaires mais aussi de la part d’un certain nombre de journalistes et de militants de gauche qui lui reprochent la manière dont il prend parti dans les conflits internes du nationalisme algérien.

Nous avons demandé à Daniel Guérin, auteur de Au service des colonisés, de rendre compte impartialement de ce livre et nous souhaitons que tous les adversaires du colonialisme fassent leur sa conclusion.


L’ALGERIE est devenue le « problème n° 1 ». Et, pourtant, l’opinion publique reste incomplètement informée sur un drame qui a duré cent vingt-cinq ans et dont le peuple français aurait dû, depuis fort long temps, mesurer toute la gravité. Alors qu’une avalanche de livres, souvent futiles, déferle régulièrement sur nos librairies, on compte sur les doigts les ouvrages sérieux consacrés à ce sujet de première grandeur. La conspiration du silence (j’en sais personnellement quelque chose) a été presque totale.

On doit donc féliciter Colette et Francis Jeanson (et aussi les Editions du Seuil) d’avoir comblé une aussi scandaleuse lacune. Leur Algérie hors la loi vient à son heure. Et il faut les louer, en outre, d’avoir écrit un livre courageux. Nous avons, quant à nous, le devoir de ne pas le laisser étouffer.

Les auteurs ouvrent leur réquisitoire par un utile rappel historique dans lequel ils dénoncent le « prodigieux truquage » auquel se sont livrés les historiens à gages. Ils soulignent, entre autres, pour qui l’ignorerait, que l’Algérie, avant la conquête, « était un Etat bien délimité, souverain, ayant une vie nationale et internationale reconnue depuis longtemps par de nombreux pays ». Qu’on ne vienne donc pas prétendre que le cas de l’Algérie ne ressemble en rien à celui de Ia Tunisie et du Maroc ! Condensant leur aperçu historique en une phrase lapidaire, les Jeanson écrivent que le véritable statut des Algériens, depuis cent vingt-cinq ans, « c’est celui d’une population vaincue, soumise par la force des armes et maintenue dans l’infériorité par un vainqueur qui n’a jamais renoncé à se comporter en maître ».

Un statut de vaincus

Le bilan de la colonisation est dressé d’une main sûre : revenu moyen par habitant de moins de 20.000 francs par an ; vol de la terre au profit des colons ; 105 milliards d’exportations de produits agricoles en 1953, sur une production globale de 190, alors que la population est sous-alimentée ; pacte colonial, 70 % du commerce extérieur de l’Algérie étant monopolisé par la métropole ; pas d’industrialisation, les seules industries (d’extraction) étant destinées à l’exportation ; chômage ; bas salaires ; application fragmentaire de la législation sociale métropolitaine ; scolarisation des enfants musulmans ne dépassant pas 19 % ; et, par-dessus l’atroce misère, plus douloureuse encore, « une humiliation de tous les instants, totale ».

Les chapitres consacrés à la guerre honteuse qui se poursuit actuellement en Algérie, au nom du peuple français et avec le sang de ses fils, tandis qu’une « hypnose nous prend, de rester assis et de regarder mourir » les acteurs du drame algérien, contiennent de fortes pages : « Un peuple là-bas, écrivent les Jeanson, chaque jour un peu mieux se découvre lui-même ». Et ils ajoutent, réfutant du même coup les misérables mensonges de l’ « intellectuel » Soustelle : « La guerre d’Afrique du Nord n’est pas une guerre de religions, pas plus qu’elle n’est une guerre raciale : c’est une entreprise d’émancipation. »

Les responsabilités encourues dans un passé récent sont dénoncées avec une juste rudesse. Non seulement le colonialisme de combat à la Borgeaud est étalé au grand jour, dans toute sa crudité (le lecteur lira avec fruit, à la page 88, une déclaration de guerre au peuple algérien, de P. Borgeaud, qui touche à la démence), mais les hommes « de gauche » en prennent eux aussi pour leur grade. Ceux qui ne le savaient pas, ou ne s’en souvenaient pas, verront, à la page 69, le général Catroux, qui se pique aujourd’hui de libéralisme (et que certains d’entre nous ont rencontré au Comité « France Maghreb »), repousser du pied le Manifeste de 1943, et mettre en résidence forcée son principal auteur Ferhat Abbas. Les socialistes liront avec profit, à la page 76, les méfaits du camarade-gouverneur Naegelen et les coupables sornettes du président Auriol.

Il n’était pas inutile non plus de rappeler les immortelles déclarations du ministre de l’Intérieur Mitterrand (un autre piller de feu « France-Maghreb ») : L’Algérie c’est la France et la seule négociation, c’est la guerre (1). Le néo-colonialisme de M. Jacques Chevallier (lui aussi un ministre de Mendès-France) reçoit sa volée de bois vert, et un impitoyable verdict : « L’opération néo-colonialiste est condamnée avant d’avoir pu réellement s’engager ». Les Jeanson n’ont pas tort de se méfier même de ceux qui se prétendent aujourd’hui favorables à une « négociation », mais qui la veulent dans un inquiétant « abstrait » et ils plaisantent un « néo-paternalisme inconcevablement attardé ». En ce qui concerne les intentions de Mendès-France, les auteurs se montrent, à juste titre, fort réservés : ils admettent qu’il a « sans doute accompli, en douze mois, de grands progrès sur le plan algérien, mais ils estiment qu’il lui faudrait tout de même en accomplir d’autres s’il doit, un jour, se retrouver en situation de négocier ».

L’Algérie hors la loi appelle néanmoins de sévères critiques. Le livre a été hâtivement et mal composé. Il est souvent écrit dans un jargon si subtil qu’il lasse l’attention du lecteur. Certains chapitres ne sont pas du tout élaborés : les Jeanson y déversent une matière première, faite d’éphémérides, d’extraits de documents, de coupures de journaux, d’anciens articles compacts écrits jadis par eux-mêmes, sans prendre la peine de tirer de ce fatras la substantifique moelle. Ils touchent à une même question trois ou quatre fois, sans jamais la traiter à fond. C’est ainsi que leur appréciation du Parti Communiste algérien est dispersée entre la page 110, la page 220, la page 269 et perd ainsi de sa netteté. A certains endroits des questions très différentes sont emmêlées, au lieu d’être sériées, et ce pêle-mêle touffu déroute le lecteur.

Le nationalisme algérien défiguré

On peut aussi reprocher aux Jeanson une légèreté quelque peu irresponsable. C’est ainsi qu’à la page 214-215, ils lâchent ce canard stupéfiant : l’insurrection de la Toussaint aurait été déclenchée … par M. Foster Dulles, et la Ligue arabe aurait touché de l’Amérique 100 milliards ! Que M. Mitterrand ait pu répandre ce bobard, c’était (ou c’eût été) son rôle, mais les Jeanson ! Ils ajoutent, il est vrai : « Force est bien de donner cette hypothèse sous toutes réserves », mais pour rechuter aussitôt en la présentant comme « assez hautement vraisemblable (sic). »

En outre, les divers courants de la Résistance algérienne sont jugés par eux sans aucun effort d’impartialité. Les Jeanson (ou leurs inspirateurs) nourrissent à l’égard de Messali Hadj une animosité qui les rend constamment injustes. Ils s’efforcent de rapetisser le glorieux passé de son mouvement (quelques passages bien incomplets aux pages 65 et 98). Plus loin, ils consacrent une seule page au M.T.L.D. contre dix pages à l’U.D.M.A. Dans la querelle entre « centralistes » et « messalistes », qui a détruit l’unité du M.T.L.D., ils prennent résolument parti pour les premiers, sans même exposer les arguments des seconds. Ils publient en annexes un certain nombre de textes du Front de Libération nationale – textes splendides, mais dont certains sont fort injurieux pour Messali (2) – et pas un seul émanant de ce dernier, ce qu’Yves Dechézelles vient de leur reprocher dans une « lettre ouverte ». Tantôt, ils font grief à Messali d’être intransigeant et de pratiquer la politique du « tout ou rien », tantôt, se contredisant, ils insinuent qu’une manœuvre « perfide » serait en cours, au terme de laquelle les pouvoirs publics traiteraient avec Messali pour mettre en échec le Front de Libération nationale. Et, pour tenter de discréditer le vieux leader, ils utilisent une confidence que Soustelle aurait faite au professeur Massignon : « Messali est ma dernière carte. » Comment qualifier pareil procédé ?

Dechézelles a eu raison de rappeler aux Jeanson que « depuis plus de trente ans la vie de Messali Hadj se confond avec la naissance et le développement du mouvement national algérien » et de s’écrier, avec indignation : « Ainsi, la thèse nationaliste n’aurait plus en Algérie qu’un seul ennemi : Messali Hadj ! »

Le véritable rôle de Messali Hadj

Pour ma modeste part, je m’honore d’avoir été l’ami de Messali depuis près de vingt-cinq ans, je l’ai vu à l’œuvre, et je regrette que des nouveau-venus comme les Jeanson aient parlé si tendancieusement d’un long et douloureux combat qu’ils n’ont pu vivre eux-mêmes, mais qu’ils n’avaient pas le droit de si mal connaître.

Il est fort possible que Messali soit égocentriste, « dépassé », et que le Front de Libération nationale ait derrière lui, à l’heure présente, la grande majorité du peuple algérien. Si tel est réellement le rapport des forces, il est le fruit et la récompense de la grande audace avec laquelle le Front a pris les armes, et l’on peut dire que, grâce à lui, la cause de l’émancipation algérienne a fait, en un peu plus d’un an, un formidable pas en avant. Qui, parmi les anticolonialistes, pourrait lui dénier son caractère représentatif ?

Mais on aimerait qu’il réserve toute son ardeur à l’adversaire colonialiste et qu’il s’acharne un peu moins sur le vétéran d’Angoulême (3). De même, en sens contraire, on voudrait que les partisans de Messali s’abstiennent de discréditer, par des hypothèses calomnieuses, le Front de Libération (4).

Quant à nous, anticolonialistes français, nous restons libres d’affirmer nos appréciations politiques, sociales, morales, sur telle ou telle tendance de la Résistance algérienne, mais nous devrions éviter de reprendre à notre compte toute insinuation tendant à disqualifier l’une ou l’autre de ces tendances, aujourd’hui victimes de la même atroce répression.

Daniel GUERIN.

P. S. – M. Louis Massignon, actuellement au Caire, nous écrit : « J’apprends par une lettre de Daniel Guérin la citation incorrecte de Jeanson. Elle risque en déformant ma pensée de me faire nuire à un homme (Messali Hadj) qui est un patriote et un croyant convaincu ».


(1) Nous sommes quelques-uns à ne pas oublier que le premier meeting organisé en faveur de la Résistance algérienne, au lendemain de la Toussaint 1954, fut interdit par le même Mitterrand, sans que le Comité « France-Maghreb » lève le petit doigt.

(2) Dans un texte reproduit à la page 308, Messali est traité d’ « auxiliaire du colonialisme dans sa lutte contre les forces combattantes religieuses » !

(3) On doit féliciter André Mandouze d’avoir courageusement reproduit dans le n° 6-7 de Consciences Maghrébines les tracts du Front, mais, dans l’un d’eux, on regrette l’attaque contre « le vieillard honteux qui tient le Front d’Angoulême, à la tête d’une armée de policiers qui assure sa protection contre la colère du peuple ». Le déporté présenté comme chef de ses geôliers !

(4) Je pense, par exemple, aux passages malheureux des articles de Lambert, dans le journal La Vérité, des 28 octobre et 4 novembre 1955.

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