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Louis Guéry : Deux M.T.L.D. mais peut-être une force de moins en Algérie

Article de Louis Guéry paru dans Perspectives ouvrières, n° 46, 15 octobre 1954, p. 5-8

Les 14, 15 et 16 JUILLET dernier, se tenait en BELGIQUE, un congrès extraordinaire du M.T.L.D. Ce Congrès groupant les partisans de MESSALI HADJ décidait la dissolution du Comité Central et l’exclusion de 3 de ses principaux dirigeants. Il décidait, en outre, de confier les pleins pouvoirs à MESSALI en même temps qu’il lui accordait la présidence à vie du Mouvement.

Les 13, 14, 15 et 16 AOUT, à ALGER cette fois, se tenait un autre Congrès extraordinaire du M.T.L.D. convoqué cette fois par le Comité Central et groupant ses partisans. Ce Congrès dénonçait le Congrès de BELGIQUE, comme étant une assemblée scissionniste, il prononçait la déchéance de MESSALI, de MEZERNA et de MOULAY MERBAH de leurs fonctions et confirmait la politique générale tracée par le IIe Congrès du M.T.L.D.

Depuis il y a donc deux mouvements qui ont conservé le même nom et qui se disent tous les deux le vrai et le seul authentique M.T.L.D. De même, il y a maintenant deux hebdomadaires, les Messalistes ayant conservé « l’Algérie Libre » et la tendance du Comité Central ayant fondé « La Nation Algérienne ».

Un certain nombre de nos militants du M.L.P. sont en contact dans leur action avec des camarades algériens, se trouvant à militer dans l’un ou l’autre de ces deux M.T.L.D. Il importe donc qu’ils soient au courant, même d’une façon sommaire (car il faudrait un volume pour tout relater dans le détail) de ce qu’il faut bien appeler par son nom : cette scission.

DEVIATION REFORMISTE ET OPPORTUNISTE, DISENT LES MESSALISTES

Examinons d’abord les arguments des « Messalistes » :

D’abord pour eux, il n’y a pas scission, mais simplement de l’ordre remis dans la maison par l’exclusion de ceux qu’ils accusent d’avoir trahi l’idéal du M.T.L.D.

Ce qu’ils reprochent aux dirigeants du Comité Central, c’est en deux phrases :

« une politique d’apaisement et de collaboration avec les impérialistes, et une certaine déviation réformiste et opportuniste ».

Plus précisément, grief est fait à ces dirigeants de s’inféoder et de collaborer avec le néo-colonialisme (1). C’est ainsi que les Messalistes qui sont, en principe contre les participations aux élections, reprochent à leurs adversaires un certain « électoralisme  » qui les entraîne à faire des concessions aux impérialistes, par exemple d’avoir voté le budget de la municipalité d’ALGER (2) ou encore de s’être associé « au deuil de Dien-Bien-Phu ».

Autre grief majeur, celui d’abandonner l’unité de lutte nord-africaine et de ne pas avoir su créer l’agitation nécessaire pour soutenir les peuples frères du MAROC et de TUNISTE. C’est ainsi que les Messalistes demandent « l’internationalisation du problème algérien » et sa discussion à l’O.N.U.

Enfin sur le problème de l’unité, les Messalistes sont contre l’unité d’action de l’ensemble des organisations algériennes préconisée par certains sous la forme d’un « Congrès National » groupant toutes les forces : M.T.L.D. – U.D.M.A. – P.C.A. etc. de la base au sommet. Ils justifient leur opposition en prétendant être les seuls représentants authentiques du peuple algérien.

C’est pour toutes ces raisons que le Congrès de BELGIQUE, après avoir pris les décisions d’exclusions énoncées plus haut, s’est prononcé pour :

« a) le retour aux principes révolutionnaires qui ont toujours anime le mouvement depuis la création de l’Etoile nord-africaine, et du Parti du Peuple Algérien ;

b) la suppression de la routine bureaucratique qui s’est implantée dans le Parti depuis l’avènement de certains dirigeants ;

c) la solidarité effective et agissante avec les peuples frères de la Tunisie et du Maroc ».

« Maraboutisme et manque de démocratie » répond le Comité Central

A toutes ces accusations que répond la tendance adverse groupée autour du Comité Central et de la « Nation Algérienne » ?

Pour eux, l’origine des divergences n’a pas été politique, mais s’est située sur le plan des méthodes et de la structure du Mouvement.

Il reprochent à MESSALI ses conceptions autoritaires, son « maraboutisme » politique, qui consiste à imposer le « culte du chef » et à prétendre que « sans Messali il n’y a pas de nationalisme ».

C’est ainsi qu’ils font remonter l’origine de la crise à l’exigence de MESSALI de détenir le droit de veto d’abord, puis par la suite, les pleins pouvoirs. Ce que le Comité Central refusa. C’est à partir de ce refus, que d’après eux, MESSALI se serait livré à un travail fractionnel, essayant d’atteindre et de rallier les militants en passant par dessus le comité central, et en refusant un véritable congrès démocratique.

A la conception personnelle et dictatoriale de direction du parti préconisée par MESSALI, le comité central préconise à l’opposé

« la nécessité du centralisme démocratique, de la direction collective à tous les échelons, et de l’assouplissement de la hiérarchie en vue de contacts fréquents entre militants et dirigeants« .

C’est d’ailleurs en fonction de ces principes que les statuts ont été réformés permettant incontestablement une plus grande démocratie au sein de l’organisation.

Si cette divergence sur les méthodes et les structures est essentielle « la pierre de touche de la crise gui secoue le parti est le refus par le Comité central d’accorder les pleins pouvoirs à un homme » elle n’est pas la seule, car des divergences politiques existent bel et bien.

A l’accusation de « déviation réformiste et opportuniste » le comité central répond et accuse à son tour MESSALI de déviation gauchiste et utopiste. Voici par exemple ce que dit le rapport du Comité central :

« Le révolutionnaire vise à un changement radical des institutions et utilise tous les moyens possibles, depuis les moyens légaux et pacifiques, jusqu’aux moyens extrêmes. N’est pas révolutionnaire, mais GAUCHISTE celui qui, tout en recherchant un changement radical des institutions, recourt inconsidérément, aux seuls moyens extrêmes. N’est pas révolutionnaire, mais UTOPISTE celui qui, tout en recherchant un changement radical des institutions, n’entend recourir qu’aux moyens légaux et exclut les moyens extrêmes. Entre le gauchiste et l’utopiste se situe le véritable REVOLUTIONNAIRE qui sait utiliser toutes les énergies dont il peut disposer, toutes les ressources possibles en vue de parvenir à ses objectifs ».

Sur de chapitre de la politique électorale, cette fraction du M.T.L.D. se défend également de faire du réformisme ou de la collaboration avec le néo-colonialisme. Sa position est la suivante :

a) situer constamment l’action des élus dans le cadre général de la lutte de libération. Ne jamais s’écarter de la ligne politique du parti, ni de son caractère révolutionnaire.

b) ceci n’empêche nullement de s’engager dans une politique de réalisation là ou la chose est possible, et de se montrer d’une façon constructive, les défenseurs de ceux qui les ont élu, si cette politique de réalisations ne doit pas aliéner la ligne politique définie.

Il en est un peu de même en ce qui concerne l’attitude vis à vis du néo-colonialisme.

ABDEL GHANI, écrit à ce sujet dans la Nation Algérienne :

« Nous devons considérer le Néo-colonialisme comme un phénomène politique normal dans le cadre du développement de notre lutte et y trouver une indication du progrès de notre lutte dans la mesure où il exprime une manœuvre d’un colonialisme accusant les coups que nous portons et essayant de sortir d’une impasse. Le phénomène politique pose seulement des problèmes nouveaux.

Nous regarderons tous les points sur lesquels il cède par rapport au colonialisme traditionnel comme les résultats de l’action des masses et nous devons en faire, quand cela se peut, de nouvelles armes entre nos mains. Si le Néo-colonialisme éprouve le besoin de se donner des aspects « démocratiques » et respecte certaines libertés démocratiques – avec tout ce que cette expression contient de relatif en Algérie – il ne fera que nous inciter à élargir et renforcer nos moyens d’action et nos liens avec les masses algériennes auxquelles nous expliquerons qu’elles ne doivent y voir que des résultats de leur pression. Cela s’accompagnera naturellement du renforcement des actions politiques et revendicatives pour ces conquêtes sociales et politiques. En un mot, il s’agit de rester à la tête des masses et dans le sens du courant qui anime leur lutte en gardant l’initiative par rapport à l’impérialisme et aux différentes formes qu’il peut revêtir. »

Enfin, en ce qui concerne la solidarité de lutte avec les autres peuples du Maghreb, et notamment la Tunisie et le Maroc, le comité central se défend d’y avoir manqué, mais il estime que

« vouloir lancer le Parti et le peuple dans des actions pour lesquelles il n’aurait pas été préparé et sans qu’au préalable les conditions indispensables aient été réalisées, c’est agir en aventuristes« .

Ces conditions, sont la formation de cadres compétents, l’appui des peuples arabo-asiatiques, l’appui également des masses françaises, enfin, et surtout, l’union du peuple tout entier et la participation à la lutte de toutes les couches sociales de la nation.

C’est pourquoi, le comité central est pour cette politique d’union avec tous les patriotes algériens, groupés dans d’autres organisations. Cette union devant se réaliser non seulement à la tête mais aussi et surtout à la base.

C’est pourquoi, également, les militants groupés autour de la Nation Algérienne, affirment de toutes leurs forces l’idée du  » Congrès National algérien  » qui concrétiserait la réalisation de cette unité.

NOUS N’AVONS A DONNER, NI LECONS, NI CONSEILS

On pourrait évidemment continuer et rechercher encore ce qui peut différencier les deux mouvements, comme par exemple, le fait que les Messalistes semblent plus « islamiques » liant étroitement le religieux au politique, tandis que l’autre tendance paraît plus ouverte notamment lorsqu’elle proclame

« Nous voulons créer un Etat par le peuple et pour le peuple, ou les Algériens sans distinction de race ou de religion seront libres et égaux« .

Mais nous pensons avoir donné ici l’essentiel de ce qui caractérise les deux organisations.

De tout cela que conclure ?

Tout d’abord, une certitude, une telle scission ne peut qu’affaiblir le mouvement nationaliste algérien et profiter aux seuls colonialistes. Tout au moins dans l’immédiat.

Nous croyons savoir qu’une région entière, et non des moins importantes, la Kabylie a refusé jusqu’alors de rejoindre l’une ou l’autre tendance, reste « neutraliste » et souhaite l’unité du parti. Nous ne pouvons que les rejoindre dans ce souhait.

Pour le reste, nous nous garderons bien de prendre parti. Certes les thèses du comité central se rapprochent davantage de celles que nous défendons : sens de la démocratie, sens de l’unité, réalisme révolutionnaire, etc. mais il n’est pas du tout sûr, que, pour l’immédiat, elles soient les plus conformes à la mentalité algérienne actuelle. L’Algérie n’est pas la France et la plupart des problèmes se posent différemment là-bas.

C’est pourquoi, nous conseillons à nos militants en contact avec des camarades algériens, d’être prudents. Ceci pour deux raisons. La première : c’est notre quasi-ignorance des conditions de lutte en ALGERIE. La seconde est une raison de principe : nous sommes pour l’indépendance du peuple algérien ; or, cette scission est une affaire entre militants algériens, et nous n’avons nullement à nous immiscer dans leurs problèmes.

Une chose est certaine, il y a de part et d’autre des militants sincères, convaincus et dévoués. Sachons les respecter. Sachons également leur prouver notre solidarité lorsqu’ils subissent le poids de la répression, de quelque tendance qu’ils soient.

C’est peut-être la seule chose qu’ils nous demandent.

Louis GUERY


(1) Le néo-colonialisme est la politique plus libérale menée par certains « colons d’affaires » représentants de sociétés anonymes, partisans de lâcher du lest et d’accorder certains avantages sociaux, pour mieux conserver l’essentiel de leurs privilèges. Ces néo-colonialistes sont groupés autour de M. CHEVALLIER, maire d’ALGER, leurs conceptions plus « libérales » s’opposent à celles des « colons terriens » partisans des méthodes de force et d’intimidation pour ne rien lâcher du tout. Pour prendre une comparaison avec la métropole, les premiers correspondent à la « fraction intelligente » de la bourgeoisie, type MENDES-FRANCE, tandis que les autres pourraient s’assimiler à la bourgeoisie rétrograde et farouchement réactionnaire, type PINAY ou MARTINAUD-DEPLAT.

(2) S’il est exact que les élus de la tendance « Nation algérienne » ont voté le budget du Maire CHEVALLIER, il faut préciser qu’ils ont repoussé le budget de la police.

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