Dossier paru dans Droit et Liberté, n° 203, 15 novembre – 15 décembre 1961, p. 1 et de 5 à 9
LE 5 octobre, des textes préfectoraux instituaient officiellement la discrimination raciale en France : les Algériens musulmans de la région parisienne étaient invités à ne pas sortir après 20 h. 30, à ne pas circuler en groupes, et les cafés et restaurants qu’ils fréquentent étaient tenus de fermer à 19 heures. Le 17 octobre et les jours suivants, pour protester contre ce couvre-feu, contre ces brimades généralisées, des milliers d’Algériens, quittant les bidonvilles et les quartiers où ils sont groupés, ont défilé pacifiquement, dignement dans les rues de Paris et de la banlieue, avec leurs femmes et leurs enfants.
Contre ces manifestants, dont toute la presse a reconnu qu’aucun n’était armé, les pouvoirs publics ont réagi avec une violence inouïe. On a annoncé deux morts. Mais de multiples témoignages il ressort que le nombre en est beaucoup plus élevé; plus de 60 cadavres ont été repêchés dans la Seine, et l’on compte les disparus par centaines.
Si d’aucuns, pour expliquer – sans la justifier – cette sanglante répression peuvent arguer que les manifestations, par leur ampleur, ont fait perdre leur sang-froid aux autorités, il faut bien constater que rien – sinon le déchaînement le plus brutal de la haine raciste – ne permet d’expliquer les violences exercées ensuite, de sang-froid, par des policiers, contre des milliers d’innocents.
Tristes journées ! L’opinion ne s’y est pas trompée. De toutes parts s’expriment la stupeur et la colère, les voix les plus diverses et les plus autorisées s’élèvent pour dénoncer le racisme, et souligner les dangers que de telles mœurs font peser sur notre pays. Devant l’indignation générale, une information a dû être ouverte, et une commission parlementaire d’enquête a été désignée.
La comparaison s’est imposée à tous les esprits entre ces événements et les persécutions antijuives pratiquées sous l’occupation. C’est jusque dans les détails que se dessine le parallèle : institution d’un couvre-feu, rafles « au faciès », transport des femmes et des enfants dans les autobus parisiens, internement au Palais des Sports et à Vincennes, remplaçant le Vel’ d’Hiv’ et Drancy, sans parler des pogromes impunément organisés de Metz à Oran, de Nancy à Alger.
Et pour différentes que soient les circonstances, tous les Français ont reconnu ce mépris de toute une catégorie d’hommes, assimilés à des bêtes ou à des objets, cette même négation de la dignité humaine dont le racisme est l’expression odieuse.
En fait le racisme est indivisible, quelles qu’en soient les victimes ; quels qu’en soient les auteurs. Ce n’est pas un hasard si, dans le moment même où sévit si cruellement le racisme antimusulman, nous voyons le racisme antijuif relever la tête.
L’un et l’autre ont aujourd’hui une source commune : la guerre d’Algérie, qui excite les plus bas instincts, qui favorises les ignobles menées des fascistes, aujourd’hui spécialisés dans les plastiquages, hier mobilisés dans la campagne des croix gammées.
Plus que jamais s’impose donc le combat, indivisible lui aussi, que doivent poursuivre et amplifier, unis, tous les républicains dignes de ce nom, contre le racisme et pour la paix.
Albert LEVY.
Le 18 octobre, le M.R.A.P. a proposé à la L.I.C.A. d’organiser une manifestation commune
La L.I.C.A. refuse de prendre part au grand courant d’union contre le racisme qui s’affirme partout dans le pays
Le mercredi 18 octobre, le M.R.A.P. a adressé au président de la L.I.C.A. (Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme) la lettre suivante, envoyée par pneumatique :
Monsieur le Président,
La L.I.C.A. est émue comme nous, nous en sommes convaincus, par les manifestations racistes qui se multiplient en Algérie, et qui, retardant. l’heure de la paix, compromettent ‘gravement les relations futures entre juifs, musulmans et Européens sur cette terre trop longtemps ensanglantée.
A ces « ratonnades » devenues quotidiennes, et dont les auteurs demeurent pratiquement impuni, s’ajoutent en France les mesures discriminatoires frappant les musulmans et les brutalités commises hier soir contre les hommes, femmes et enfants, qui protestaient pacifiquement.
Notre Bureau National estime, que les circonstances présentes exigent plus que jamais l’action commune de tous les antiracistes. Nous pensons que c’est un devoir impérieux, pour nos deux organisations, par delà les divergences qui peuvent les séparer sur d’autres plans, d’intervenir de façon pressante, ensemble, pour que s’exprime avec force la voix de la conscience française, attachée aux idéaux de fraternité et de démocratie, face au déchaînement des passions et des exactions racistes.
A cet effet, nous vous proposons qu’une délégation de notre Mouvement rencontre les représentants de la L.I.C.A. pour étudier ensemble les dispositions qu’il conviendrait de prendre d’un commun accord.
Etant donnée la gravité de la situation, nous vous serions obligés de bien vouloir nous faire part de votre réponse – que nous espérons favorable – dans des délais aussi rapprochés que possible.
Nous tenant à votre entière disposition pour un prochain rendez-vous, nous vous prions de croire, Monsieur le Président, à nos sentiments les meilleurs.
Le Secrétaire Général du M.R.A.P. Charles PALANT.
P.S. – La fin de la présente semaine nous paraît particulièrement propice pour la rencontre que nous vous proposons.
Deux jours plus tard, le 20 octobre, nous recevions de la L.I.C.A. la lettre suivante :
En réponse à votre lettre pneumatique du 18 octobre, nous vous informons que M. Octave Chanlot, secrétaire général de la L.I.C.A. et moi-même, secrétaire général administratif, nous recevrons volontiers deux de vos représentants le lundi 23 octobre, à 17 heures précises, au siège de la L.I.C.A.
Croyez, Monsieur le secrétaire général, à mes sentiments antiracistes.
Georges DELBOS.
Le 23 octobre, en conséquence, une délégation du M.R.A.P., formée de Charles Palant, Julien Auban et Albert Lévy, rencontrait les représentants de la L.I.C.A., Octave Chanlot et Georges Delbos.
La délégation du M.R.A.P. proposa, compte tenu des circonstances, l’organisation en commun d’un grand meeting auquel nous appellerions à prendre la parole, les représentants des grandes formations républicaines et syndicales. Les représentants de la L.I.C.A., tout en reconnaissant l’intérêt d’une telle initiative, indiquèrent que la réponse ne pourrait être donnée que le jeudi 26 octobre, après la réunion du Comité Central de leur organisation.
A la date indiquée, la réponse donnée fut négative. Le Bureau National du M.R.A.P. a alors décidé d’adresser au Comité Central de la L.I.C.A., la lettre suivante :
Paris, le 4 novembre 1961
Messieurs,
Le Bureau National du M.R.A.P. a pris connaissance avec regret de votre décision négative en réponse à notre proposition d’organiser une manifestation antiraciste commune à Paris, au lendemain du 17 octobre.
Après la répression meurtrière de la manifestation pacifique des musulmans protestant contre le couvre-feu et les brimades discriminatoires dont ils sont l’objet, une grande émotion s’est créée dans tous les milieux républicains de ce pays, s’exprimant en de multiples résolutions, prises de position de personnalités représentatives de tous les courants de l’opinion.
En joignant nos efforts, nos deux organisations pouvaient contribuer au rapprochement de tous ces courants antiracistes. C’était là le devoir de la L.I.C.A. et du M.R.A.P., alors que le racisme venait d’ensanglanter Paris et que les scènes de brutalités atroces vécues au Palais des Sports remettaient en mémoire, à tous, les tristes jours du Vel’ d’Hiv’ en 1942.
Au lieu de cela, la L.I.C.A. déclare faire dépendre son action d’un cartel politique auquel elle appartient, et qui d’ailleurs n’a pas cru devoir se manifester en tant que tel en ces jours graves où l’action doit se développer contre le danger raciste qui pèse sur la France.
Les antiracistes jugeront. Et sans nul doute, ils partageront nos regrets devant votre refus, auquel il nous reste à tenter de pallier en multipliant nos propres efforts pour l’unité d’action de tous les antiracistes, si nécessaire, dans les graves circonstances que nous traversons.
Recevez, Messieurs, nos salutations antiracistes.
Le Secrétaire Général :
Charles PALANT.
Pas de ça chez nous ! Un ardent meeting antiraciste
IL fallait que certaines choses soient dites. Il fallait qu’après les événements tragiques du 17 octobre et des jours suivants, les antiracistes condamnent publiquement, sans équivoque, les discriminations et les violences pratiquées à l’encontre des Algériens musulmans. Il fallait qu’on sache que des Français de toutes tendances sont décidés à proclamer bien haut leur inébranlable attachement au respect de la personne humaine, à nos traditions de fraternité, d’humanité, de démocratie, et leur volonté de les défendre, unis, quoi qu’il en coûte. Il fallait, en un mot, que malgré les pressions et les dénégations, se fasse entendre la voix de la conscience française.
C’est l’honneur du M.R.A.P. de l’avoir permis en organisant la manifestation du 8 novembre, à la salle Lancry.
Les orateurs qui se sont retrouvés ce soir-là sur la même tribune représentaient des groupements, des courants qui, les jours précédents, avaient pris position contre le racisme par les initiatives les plus diverses. Le fait qu’ils aient affirmé ensemble, dans une unanimité impressionnante, la nécessité de poursuivre sans désemparer l’action la plus énergique, est lourd de signification.
Et puis, ce qu’il faut souligner aussi, c’est l’atmosphère qui régnait dans la salle, faite tour à tour d’émotion, lorsque Charles Palant demanda une minute de silence à la mémoire des victimes de la répression raciste, de colère lorsque furent évoqués certains aspects, particulièrement douloureux, de cette répression, d’enthousiasme chaleureux enfin, chaque fois qu’un orateur appelait à l’union et à la lutte.
Un tel meeting ne se raconte pas. Il n’est pas possible de reproduire en quelques colonnes tout ce qui fut dit au cours de cette riche soirée. Ce qui importe, d’ailleurs c’est moins les mots différents, la façon différente pour chacun d’aborder les problèmes, que la convergence des volontés si évidente que, parfois, les hommes les plus opposés par leurs tempéraments ou leurs opinions, en venaient à exprimer avec des formules identiques leur état d’esprit commun.
L’AFFAIRE DE TOUS LES HOMMES
Pour marquer dès le début qu’à nos yeux le racisme est indivisible, Albert LEVY au nom du secrétariat du M.R.A.P propose que la présidence soit confiée à Charles PALANT, secrétaire général du M.R.A.P., qui connut les souffrances du camp d’Auschwitz.
« Le racisme, déclare ce dernier, n’est pas seulement la conséquence du fascisme : il est aussi une des composantes du fascisme, un des moyens par lesquels s’insinue l’accoutumance, le climat propice à l’étranglement des libertés ! … »
« La lutte contre le racisme, est donc l’affaire de tous les hommes, poursuit-il, et non des seuls hommes que la discrimination raciale expose à la persécution. Car la main sanglante qui déchire la chair des malheureux privés de leurs droits d’hommes à part entière ne se fait plus jamais caressante à l’égard des autres hommes, lorsque de prétendus sous-hommes sont précipités à la Seine, ceux qui demeurent sur la berge et qui n’entrent pas dans le combat pour la dignité de tous les hommes, risquent fort d’être les sous-hommes de demain. »
Après avoir évoqué ces journées où, selon le cri d’un parlementaire « la bête hideuse du racisme a été lâchée », il demande que soient sanctionnés tous les coupables. Et saluant les travailleurs, les étudiants, les professeurs, les syndicats, partis et organisations qui se sont dressés contre le racisme, il appelle en termes chaleureux, à l’union agissante de tous.
POUR NOTRE PROPRE DIGNITE
« Je n’ai pas le début du commencement d’une ombre de preuve », a dit un ministre au sujet des violences reprochées aux policiers. André LARQUIER, qui intervient ensuite, voit dans cette parole l’une des plus scandaleuses qui aient été prononcées en cette période. Il souligne que la situation faite aux étudiants algériens les oblige à quitter la France, et le fossé risque de se creuser encore davantage, malgré tous les efforts des étudiants français, entre les deux peuples. « Si les Algériens combattent pour leur dignité, conclut-il, nous devons, en luttant pour la paix, combattre pour la nôtre, pour l’avenir de notre pays … »
UN TRAGIQUE PARALLELE
Président de l’Union des Juifs pour la Résistance et l’ Entr’aide, M° Charles LEDERMAN trace un parallèle – qui s’est imposé à bien des esprits – entre le 16 juillet 1942, où des milliers de juifs furent arrêtés et parqués au Vel’ d’Hiv’, et les journées d’octobre 1961 « où le racisme s’est manifesté par des méthodes plus terribles encore ».
« Il s’est trouvé hélas ! en plein Paris, s’écrie-t-il, des Français qui ont voulu souffleter notre pays, au point de le défigurer… Heureusement, grâce à la prompte réaction qui a suivi, il est permis d’espérer que notre pays va montrer à nouveau on vrai visage, exprimant à l’égard de tous les hommes une véritable fraternité. »
LE ROLE DE L’UNIVERSITE
« L’Université est par essence universelle, déclare ensuite M. Alfred KASTLER, professeur à la Faculté des Sciences de Paris ; elle refuse le cloisonnement des êtres humains ; son rôle est de défendre toutes les valeurs humaines. » Et il cite cette circulaire ministérielle du 8 décembre 1904 qui dit que « si parfois, comme naguère, en des temps obscurs, le pays inquiet, cherchant le Droit et la Justice, a besoin de conseils généreux et désintéressés, il trouvera encore, parmi les Maîtres de l’Enseignement Public, des hommes sans haine ni parti, pour défendre la vérité : c’est le plus noble service que l’Université puisse rendre à la démocratie ».
C’est dans cet esprit qu’a été organisée la réunion du 21 octobre dans la cour de la Sorbonne ; que des professeurs ont fait devant leurs étudiants une déclaration condamnant les discriminations et les violences racistes; que la Fédération de l’ Education Nationale, à son congrès, a invité tous les enseignants à faire une leçon sur le racisme.
SE TAI,RE, CE SERAIT ACCEPTER
« Toutes les violences auxquelles nous assistons sont la conséquence de cette guerre, constate M. Guy GOUYET, porte-parole de l’Union Régionale Parisienne des Syndicats Chrétiens. Mais quand tous les travailleurs nord-africains sont visés, en tant que tels, le problème change. » Evoquant le dossier récemment établi par la CFTC sur les brimades et les sévices infligés systématiquement aux travailleurs algériens, « se taire, dit-il, ce serait accepter de voir s’étendre de telles méthodes… ».
Et il insiste sur la responsabilité qui incombe à tous les Français, en particulier aux syndicalistes dans la lutte nécessaire pour arrêter ce terrible engrenage.
COMMENT NE PAS ETRE BOULEVERSES ? …
Nombreux sont aujourd’hui dans le monde les scandales qui représentent des atteintes à la personne humaine, souligne le rabbin SIRAT. Mais comment ne pas être particulièrement bouleversé par ce qui vient de se passer à Paris) … « Les mauvais traitements subis par les Algériens m’ont touché personnellement, déclare-t-il. Je ne puis que me souvenir d’il y a 20 ans, lorsque tout juif pouvait être emmené dans ces hauts-lieux de la civilisation que sont le Vel’ d’Hiv’ et Drancy. »
« Il faut faire quelque chose pour que cela ne recommence pas, poursuit-il. Ce que nous faisons risque d’être tragiquement insuffisant. » Et il appelle à lutter contre toutes les formes du racisme, à éduquer sans relâche dans le sens de la fraternité.
POUR LE CHATIMENT DES COUPABLES
C’est par un témoignage personnel que commence Me Pierre STIBBE, parlant au nom du Parti Socialiste Unifié. Le 17 octobre, à l’Opéra, il a vu les Algériens montant les marches du métro, appréhendés un à un, systématiquement par les policiers auxquels ils n’opposaient aucune résistance. Lui aussi indique : « Ce spectacle m’a ramené 18 années en arrière : ce parallèle est inéluctable pour quiconque était à Paris en 1942 ».
« Nous avons répété, poursuit-il, que le peuple allemand portait collectivement la responsabilité des crimes nazis. Peut-être qu’un certain nombre d’Allemands les ignoraient, et en tout cas, la protestation leur était difficile. Aujourd’hui, nul Parisien ne peut ignorer ce qui s’est passé : Nous devons donc multiplier les protestations, et demander le châtiment des coupables, car ces horreurs persisteront tant que leurs auteurs bénéficieront de l’impunité… »
LE RACISME EST AU MILIEU DE NOUS
« Nous voyons, déclare le pasteur LOCHARD, comment le racisme peut entrer à pas feutrés dans la vie d’un peuple. Le racisme est au milieu de nous. Et nous découvrons les Algériens comme naguère nous avons tout à coup découvert les juifs. »
« Nous devons nous unir, dit-il encore, pour lutter contre cette ségrégation. Nous voulons vivre le temps de la fraternité avec un peuple algérien libre … »
Il conclut : « Pour que les jeunes ne disent pas : « Ils ont laissé passer l’heure du courage », pour le « oui » de la fraternité de demain, nous devons dire « non » aujourd’hui » …
L’ORIGINE DU MAL
« Les événements montrent à quel point le racisme a gagné aujourd’hui des adeptes, notamment dans ce corps de l’Etat qu’est la police », constate M. Serge HUBER, membre du Comité Central du Parti Communiste Français. « Il ne s’agit pas seulement de quelques excès, poursuit-il. En fait, en établissant le couvre-feu, en parquant les Algériens dans les bidonvilles, le gouvernement a fait lui-même preuve de racisme : les ultras de la police se sont sentis couverts. »
« En laissant impunies les activités des ultras, dit-il encore, le pouvoir favorise objectivement le racisme, que nourrit la guerre d’Algérie. »
« Pour faire reculer le racisme, conclut-il, on ne peut compter que sur l’action des antiracistes, qui sont légion dans notre pays, et qui sont aussi des partisans de la démocratie et de la paix. Unis, ils peuvent triompher. »
ENSEIGNANTS ET CITOYENS
Mlle GILSON exprime à son tour « la volonté du Syndicat Général de l’Education Nationale de participer à la lutte contre ce fléau qu’est le racisme ».
« Comme enseignants, souligne-t-elle, nous devons apprendre aux jeunes le respect de la dignité humaine. » Et comme citoyens, « nous devons continuer à agir pour que de tels faits ne se renouvellent pas ».
DE L’UNANIMITE A LA CONFIANCE
Le chanoine CLAVEL, dit quelle est « sa joie de voir ici une réaction unanime contre les atteintes à la dignité humaine. »
« Nous rejoignons, affirme-t-il, le principe même du christianisme : il n’y a ni Grecs, ni Romains, ni blancs ni noirs … Je salue en chaque homme un fils de Dieu, quelle que soit son origine ou la couleur de sa peau ». Et il poursuit : « Il faut saluer tous ceux qui travaillent à maintenir dans la société ces pensées-là. Nous sommes tous des frères quelle que soit notre pensée, notre philosophie, je dirai même notre parti ».
Il termine en exprimant la confiance que lui inspire une soirée comme celle-là.
NOUS NAVIGUONS DANS L’HORREUR
Au nom du Comité Maurice Audin, M. PANIGEL, analyse le processus qui du mépris raciste conduit à la torture, quand ayant dit : « ces gens-là » … on en vient, par un enchaînement fatal à ravaler des êtres humains ou rang de bêtes.
Il cite le rapport Vuillaume, établi en 1955, dons lequel un haut fonctionnaire (toujours en exercice) oyant reconnu la pratique des tortures, estimait que « les musulmans ont une résistance particulière à la douleur », et demandait que ce système d’interrogatoire soit codifié dons des textes officiels.
« Depuis des années, s’écrie-t-il, nous naviguons dans l’horreur. » Et il appelle les démocrates à manifester avec résolution, sons craindre de payer de leur personne.
NOUS SERONS INVINCIBLES …
« Nous représentons beaucoup de monde », souligne Pierre DELON, membre de la Commission Administrative de la C.G.T., en se félicitant « de voir sur cette tribune tant d’hommes divers par leurs opinions et leurs confessions. »
Evoquant les horribles sévices dont furent victimes les manifestants algériens, il poursuit : « Beaucoup disent : ce n’est pas possible ! Si, c’est possible. Il ne faut pas se fermer volontairement les yeux. Il faut prendre ses responsabilités. Par delà les divergences secondaires, nous devons poursuivre notre action commune tous les jours, dans toutes les villes, dans tous les villages : Si nous agissons ensemble, nous serons invincibles ! »
LE VRAI VISAGE DE LA FRANCE
Me Etienne NOUVEAU apporte le témoignage de solidarité de la ligue des Droits de l’Homme, dont il est membre du Comité Central. Il souligne ce qu’il y a « de profond, de sincère et de juste » dans la lutte du peuple algérien si longtemps bafoué, qui réclame la liberté et la dignité.
Dénonçant dans les récents événements « une grande honte pour le peuple français », il déclare : « Nous sentons venir le danger. Mois nous avons encore la possibilité d’agir. C’est une belle chose, pour le M.R.A.P., d’avoir organisé une telle réunion. Nous devons poursuivre la lutte ; dans l’union des cœurs, pour que cesse l’enchaînement des violences, pour que la France retrouve son vrai visage ».
UN ENGAGEMENT
C’est Pierre PARAF, vice-président du M.R.A.P., qui tire brièvement les conclusions de la soirée. « Nous sommes à une heure où la conscience française doit s’affirmer devant elle-même et devant le monde, déclare-t-il. Le M.R.A.P. ne pouvait garder le silence. A l’heure du plastic et des « ratonnades », dans le cycle infernal des violences, il fallait faire entendre la voix de la sagesse, de la fraternité, de la paix. »
« Une immense honte nous envahit, dit-il encore … La bête humaine n’est jamais endormie chez ceux qui possèdent la force, mois les exécutants, que nous n’assimilons pas à l’ensemble des policiers, ne sont pas les seuls responsables, ni les plus responsables.
« A ces Nord-Africains qui sont nos hôtes, poursuit-il, nous offrons le témoignage de notre présence, de notre active sympathie. Le M.R.A.P. se devait de dire : vous n’êtes pas seuls ! Et la persécution devrait rapprocher juifs et arabes, les frères séparés. »
Soulignant enfin que nous défendons ainsi l’intérêt de la France et que nous œuvrons à la paix et à l’amitié de demain, il conclut : « La France n’est plus la France sans l’égalité et la fraternité. Plus qu’une espérance, notre réunion de ce soir est un engagement ».
Oui, cette soirée exaltante, ce meeting qui ne ressemblait à aucun autre, tenu en pleine bataille antiraciste, est riche de promesses pour l’avenir. Il contribuera sans aucun doute à amplifier, à renforcer encore l’action qui, dons tout le pays, continue …
LA RESOLUTION
A l’issue du meeting, la résolution suivante a été adoptée à l’unanimité.
Les Parisiens, réunis le 8 novembre 1961 à l’appel du M.R.A.P., après avoir entendu les orateurs représentant les courants les plus divers de l’opinion française, flétrissent de toute leur conscience de Français et de républicains, les discriminations et les violences racistes qui, dans la dernière période ont frappé les Algériens musulmans avec une cruauté sans précédent.
Le couvre-feu imposé à tout un groupe de la population , les rafles « au faciès » systématiquement multipliées, les « ratonnades », d’Alger ou de Metz, d’Oran ou de Nancy l’internement de milliers d’innocents et leur brusque transport dans les camps d’ Algérie, les sanglantes représailles exercées lors des manifestations du 17 octobre et des jours suivants, constituent autant d’atteintes intolérables au respect de la personne humaine, aux principes démocratiques et au renom de la France dans le monde.
Les participants à l’assemblée antiraciste du 8 novembre demandent avec force que des sanctions impitoyables soient prises dans les plus brefs délais contre tous ceux, quels que soient leur grade et leur fonction, qui portent la responsabilité de tels actes. Ils demandent que les mesures discriminatoires soient immédiatement rapportées, et qu’il soit mis fin radicalement à ces mœurs qui constituent un immense péril pour notre pays.
Ils soulignent que la guerre d’Algérie, qui entre dans sa huitième année, explique, sans d’ailleurs aucunement les justifier, l’inquiétante montée des haines et le déchaînement des violences racistes. Pour en finir avec cette situation menaçante, il faut que s’ouvre la négociation en vue d’une solution pacifique, dans le respect des droits des peuples et de la dignité de tous les hommes, sans distinction d’origine, de race ou de confession.
Les participants à l’Assemblée antiraciste s’engagent à poursuivre ardemment le combat pour que triomphent à nouveau, dans notre pays, les nobles traditions trop longtemps étouffées, de fraternité humaine, de démocratie et de paix.
LES PERSONNALITES ET LES MESSAGES
Outre les orateurs, diverses personnalités avaient pris place à la tribune : Mme Suzanne COLLETTE-KAHN, vice-présidente de la Ligue Française et secrétaires générale de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme ; MM. le pasteur Maurice VOGE, BELSIE, président de la Famille Antillaise, WELLERS, vice-président de l’U.N.A.D.I.F., Clément BAUDOIN, conseiller municipal de Paris ; le Dr Henri ATLAN, président de l’Union des Etudiants Juifs de France.
Dans la salle était présent le syndicaliste André ILLAT, qui, l’ an dernier avait été poignardé par des racistes pour avoir pris la défense d’un travailleur algérien qu’ils insultaient.
Des messages de solidarité avaient été envoyés par MM. Pierre MENDES-FRANCE, ancien président du Conseil ; Paul ANXIONNAZ et Marcel PAUL, anciens ministres ; Fernand GRENIER, député ; Georges MARRANE, sénateur ; Georges LAURE, secrétaire général de la Fédération de l’Education Nationale ; Henri FAURE, président de la Ligue de l’Enseignement ; le pasteur André BOEGNER ; Auguste GILLOT, maire de Saint-Denis ; le général Ernest PETIT ; Louis TURPIN, conseiller municipal de Paris ; Mme Mathilde GABRIEL-PERI ; le docteur KLOTZ ; le docteur GINSBOURG ; Adolphe ESPIARD ; le poète GUILLEVIC ; le Secours Populaire Français ; la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France.
DE TOUS LES HORIZONS
Après les violences dont furent victimes les Algériens musulmans de la région parisienne, le 17 octobre et les jours suivants, nous avons demandé à des personnalités représentent différents courants de l’opinion française, de nous faire connaitre leur point de vue, Nous reproduisons dans cette page les déclarations qui nous sont parvenues. En ces graves circonstances, « DROIT ET LIBERTE » est fier de pouvoir faire entendre, une fois de plus, la grande voix de la conscience française, affirmant, par delà la diversité des conceptions, l’opposition de notre peuple tout entier au racisme, sa volonté de faire triompher la fraternité et la paix.
Sur l’Algérien abattu l’autre soir …
LE colonialisme et le racisme se sont toujours confondus. Cette guerre oserait-elle aujourd’hui montrer enfin son vrai visage ? Il y a quelques jours, lors de la manifestation des Algériens de la région parisienne, des policiers ont abattu un homme sous mes fenêtres, un homme sans arme. L’homme est reste étendu, les bras en croix, une dizaine de minutes sur le trottoir, avant qu’on le jette – il n’y a pas d’autre mot – dans un camion.
Je ne cherche pas les rapprochements systématiques, mais il se trouve que je n’avais pas vu, dans une rue, un civil tué par balles, depuis dix-huit ans. La dernière fois, c’était à Rawa Ruska, lors de l’extermination, par les nazis, des minorités juives de Galicie. Ce mort-la portait un brassard avec l’étoile de Judée.
Sur l’Algérien abattu l’autre soir, on ne découvrait aucune marque de
discrimination aussi précise, Mais, on le sait, nos défenseurs de l’ordre ont de bons yeux. Une certaine couleur de peau, une certaine tenue vestimentaire (il n’y a plus guère, en France, d’autre sous-prolétariat qu’algérien) : on ouvre le feu, au mieux, on arrête et on frappe à poings nus.
Des amis, médecins dans les hôpitaux, m’ont décrit l’arrivée « en vrac » d’hommes battus à froid dans les commissariats, de corps littéralement « martelés ». Nous n’en sommes pas encore au brassard portant le croissant mais, comme on le voit, on s’entend cependant à « marquer » – à l’aide d’ecchymoses – ces « gens-là ».
Qu’ils ouvrent, eux aussi, le feu, à l’occasion, certes, nous ne l’oublions pas et on me rappellera qu’il n’est pas d’humanité possible dans une guerre, que tout y est permis. Entendons-nous : de combattant à combattant (et encore !). L’autre soir, il s’agissait d’une foule réclamant la liberté et nos violences nous déshonorent. Le mot est faible. Disons que la France meurt de cette guerre absurde. Et là, le mot est faible encore : elle meurt dans son âme.
Pierre GASCAR,
Prix Goncourt.
Une nouvelle philosophie
TOUT homme de cœur, et soucieux du rayonnement et de l’honneur de son pays, ne peut qu’éprouver honte et douleur devant ce qu’il voit, et aussi pour tout ce qu’il est en droit, hélas, de supposer.
Les abstentions de nos représentants à I’O.N.U., lors des divers débats sur le racisme, n’étaient donc pas de pure tactique : elles traduisaient la nouvelle philosophie de nos gouvernants. Qu’en pensent donc ceux qui soutiennent ou ménagent un tel système et qui se disent démocrates ou socialistes ?
Paul ANXIONNAZ.
Ancien ministre.
Pour tout l’or noir du Sahara …
DEVANT les manifestations racistes dont nous sommes les témoins (ainsi que le monde entier), comme un enfant qui ne reconnaitrait plus sa mère sous un masque affreux, j’éprouve à la fois de l’effroi et de l’horreur.
Je me rappelle avec angoisse une phrase d’Hitler : « La France je la pourrirai du dedans … » Tout l’or noir du Sahara ne saurait racheter tant de honte.
Marcelle AUCLAIR,
Ecrivain.
L’homme pour l’homme
C’EST avec une immense tristesse que tous ceux qui, depuis de longues années luttent contre les doctrines inhumaines du racisme, et contre les racismes de toutes variétés, qu’ils osent ou n’osent pas dire leur nom, voient dons le monde contemporain les montées et les flambées de racisme, conséquence soit de phénomènes politiques comme la décolonisation, soit tout simplement des brusques contacts entre des races que séparaient autrefois la géographie et l’histoire.
Notre pays même, que l’universalisme de sa pensée avait jusqu’à présent préservé du racisme, cède depuis le conflit algérien à des tentations dangereuses et tous les hommes de bonne volonté, tous ceux qui croient que l’Homme est un Homme, avant d’être un noir, un blanc ou un jaune, un Arabe, un Berbère ou un Nordique ; tous ceux qui croient que l’Homme incarné et en situation, a droit à ses caractéristiques sociales, ethniques ou nationales : tous ceux qui pensent que les rapports humains ne doivent pas ressembler aux luttes des fauves dans la jungle ont le devoir de s’unir par dessus tout ce qui les divise et même les oppose, pour faire barrage aux doctrines et aux pratiques racistes. Une dure expérience montre qu’on ne saurait attendre d’un progrès automatique les nécessaires rapports de Justice et d’amitié entre les races et les peuples.
Pour arriver à ce résultat, toujours précaire, toujours remis en question, il faut que les actes libres et courageux des hommes les plus conscients, éclairent et entrainent les autres hommes.
La lutte contre le racisme où qu’il soit et d’où qu’il vienne, quelles qu’en soient les victimes, est une forme de l’éternel combat de l’Homme pour l’Homme.
Joseph FOLLIET,
Directeur de la Chronique Sociale de France.
Une criante injustice
LES mesures de discrimination, décrétées récemment, sont d’une rare maladresse et d’une criante injustice. Ces mesures « étant ce qu’elles sont » permettent aux Algériens de constater qu’ils n’ont pas les droits des « Français à part entière ». C’est à juste titre que notre Association s’élève contre elles et qu’elle proteste contre les brutalités de la répression policière.
Amiral MUSELIER,
Ancien Chef des Forces Françaises Navales Libres.
Faire disparaître cette mentalité …
JE donne ma signature pour protester contre les mesures racistes prises contre les Nord-Africains sans discrimination. Mais j’entends condamner toutes les violences, y compris celles qui ont entraîné la mort de trop d’agents de police. Les violences s’enchaînent, les unes provoquant les autres. Elles peuvent expliquer une mentalité de vengeance et de représailles aveugles mais ne les justifient pas.
Un corps organisé pour assurer l’ordre ne doit pas, par des excès dans la répression, être lui-même une cause d’aggravation des désordres.
Le premier devoir est de faire disparaître cette mentalité de guerre civile.
Marius MOUTET,
Ancien Ministre.
Seule la fin de la guerre d’Algérie …
LA répression policière des manifestations musulmanes du 18 octobre a mis en évidence l’instauration en France des méthodes que nous dénonçons depuis des années en Algérie ; nous savons trop où ces méthodes nous conduisent. Nous devons maintenant tout faire pour stopper la progression du fascisme en France, nous ne pouvons plus attendre pour réveiller l’opinion, car cette opinion sait ce qui se passe.
Notre riposte doit s’inspirer de trois principes :
– Les responsables sont avant tout non la police dans son ensemble, mais ceux dont elle dépend : le Préfet de Police, le gouvernement et le chef de l’Etat.
– Mais ils n’ont pu en arriver là que grâce au consentement tacite de l’opinion : si les hommes, les mouvements, les partis et les syndicats qui proclament leur opposition au racisme et au fascisme ne réussissent pas, dans les jours qui viennent, à alerter le pays, eux aussi porteront une lourde part de la culpabilité.
– Seule la fin de la guerre d’Algérie rendra possible le retour à une légalité inspirée par le respect de la personne humaine.
Marc BARBUT,
Secrétaire académique (Paris) adjoint du S.G.E.N.
L’abjection du racisme
LE racisme est une des vielles hontes de notre humanité, dont la forme le nom et les victimes n’ont pas toujours été les mêmes. Il était permis de penser qu’après l’expérience qu’elle en fit sous Hitler, l’Europe du moins – et la France notamment – en serait guérie.
Hélas ! Au lendemain même de la guerre, en 1947, lors de la discussion générale sur le Statut de l’Algérie, un élu musulman révélait à l’Assemblée Nationale qu’ « en Algérie, on va jusqu’à pratiquer la brûlure de la peau, le passage du courant électrique dans les parties génitales » et que « le supplice de l’eau et de la bouteille y sont communs et fréquents ».
C’était le racisme en action – ce n’était pas encore le ghetto de Varsovie : c’était pire cependant que les propos méprisants et insultants, déjà suffisamment odieux.
Les déclarations des musulmans soulevèrent indignation et contestation. Ni le langage des gouvernants, ni celui des élus européens n’y avaient préparé l’Assemblée.
Et, dès ce moment, une politique se précisa : il fallait nier, mentir au pays, faire croire à l’opinion publique que ceux qui portaient de telles affirmations qu’ils fussent algériens ou européens étaient de mauvais citoyens dénigrant leur pays et ses représentants.
En fait, les auteurs des sévices étaient alors des policiers indignes qui, issus du recrutement local, croyaient, avec une orgueilleuse sottise, à leur supériorité raciale. Vint l’heure où, l’autorité civile s’étant déchargée sur l’armée de ses pouvoirs de police, certains officiers s’abaissèrent aux mêmes mœurs. Leurs propos n’étaient pas racistes ; leurs actes trahissaient leur mépris de l’homme musulman ; mépris de l’homme qui finit, il est vrai, par s’étendre à ceux des Européens qu’ils considéraient comme leurs ennemis.
De tous ces abus, une grande partie du peuple français – à qui la presse, la radio, et très évidemment les représentants du pouvoir n’apportaient qu’une information fort incomplète – fut longue à s’indigner.
Mais, progressivement, le racisme anti-musulman s’est étendu à la métropole, à Paris bien plus qu’ailleurs. Une partie notable de la police – dont l’attitude ne saurait trouver sa justification dans les attentats criminels dont certains de ses membres furent victimes – s’est livrée sur les Nord-Africains à des violences déshonorantes qui, le 18 octobre dernier, ont pris une ampleur troublante. Par ces abus, plus que par les manifestations musulmanes, l’ordre public véritable est menacé, en même temps que les traditions séculaires de notre pays, son sens de la dignité de l’homme et de l’honneur.
La honte, l’indignation que tout Français digne de ce nom ne peut pas ne pas ressentir devant ces faits, doit aujourd’hui s’exprimer publiquement. Le musulman d’Algérie, matraqué, torturé ou tué pourra cesser d’être notre compatriote : il reste un homme comme nous, égal à nous en dignité et ayant droit au même respect.
A quel titre, au nom de quels principes, oserons-nous désormais nous élever contre les abus de la Gestapo et invoquer la jurisprudence du tribunal de Nuremberg, si nous nous résignons à l’abjection du racisme ?
Jacques FONLUPT-ESPERABER
Ancien député,
Conseiller d’Etat Honoraire.
Un climat propice
C’EST bien volontiers que je m’associe à vos protestations contre toutes les atteintes à la dignité humaine et aux libertés individuelles. Le racisme trouve, malheureusement, une fois de plus, dans une guerre qui se prolonge. le climat propice à ses débordements.
Plus que jamais, c’est à cette guerre qu’il faut s’attaquer et en exigeant que les négociations pour la paix en Algérie aboutissent, nous arriverons à bonnir les excès engendrés par la guerre. C’est d’ailleurs l’esprit de la motion votée par les Anciens du camp de Neuengamme qui m’ont choisi comme président de leur Association.
M. MERIGONDE,
Ancien Député,
Conseiller général de l’Oise.
Cette lente asphyxie …
LA Jeunesse Etudiante Chrétienne, conformément à sa nature de Mouvement Catholique Educatif des Jeunes, se doit de s’associer à l’indignation provoquée par la vague de racisme qui, après l’Algérie, s’installe en France même. Les nombreux morts et humiliés des manifestations musulmanes des 24 et 25 octobre derniers n’en sont que la douloureuse conséquence. Ces événements expriment la dégradation du « respect d’autrui » et le mépris croissant « de la dignité de la personne humaine ». Les répercussions sur une jeunesse, dont nous sommes responsables, ne sont que trop visibles et trop prévisibles.
Le silence gênant de la presse, manquant à son devoir d’information et surtout d’analyse, l’inaction des citoyens et des responsables politiques, hésitant, comme dans des temps lointains et en d’autres pays, à s’engager courageusement, ne peuvent que favoriser cette lente asphyxie qui menace notre pays. La solution n’est pas de justifier ou d’excuser le racisme des uns par la violence des autres. Tous deux sont également condamnables et nous ne saurions admettre attentats et violences quels qu’en soient l’origine et le but. Mais le problème est aujourd’hui, plus simplement, de ne pas refuser les cruelles évidences.
Jean MASTIAS,
Secrétaire général de la J.E.C.
D’abominables souvenirs
ON est en état de désordre lorsqu’il apparaît que la violence
est le seul moyen d’expression d’une opinion quelconque.
On est en état d’anarchie lorsque le pouvoir, à son tour, se prête à ce désordre et montre par son action policière que, lui aussi, il n’a d’autre recours que la violence pour affirmer son existence.
Ainsi a-t-on vu, ces jours-ci. la police ne faire aucune distinction entre des auteurs d’attentats criminels et des masses populaires algériennes se livrant à une manifestation pacifique. Qui plus est, ces masses ont été traitées comme formant une collectivité spécifique, une catégorie d’hommes située en dehors de l’espèce humaine, ne pouvant plus se réclamer d’aucune loi humaine. Ce procédé constitue donc, non seulement un acte de violence pareil à ceux qui caractérisent l’état de désordre généralisé où nous sommes, mais encore un procédé raciste. Et la sauvagerie avec laquelle on en a usé ne saurait manquer de nous rappeler d’abominables souvenirs. Que ces souvenirs s’imposent à propos d’événements qui se sont produits aujourd’hui, à Paris, est une honte pour la France et qui sera amèrement ressentie par tous les Français qui, dans la Résistance, se sont battus contre le racisme et contre la Gestapo.
Jean CASSOU,
Directeur du Musée d’Art Moderne.
IL N’Y A PAS DE RACISME PROPRE
VOYAGEANT en Pologne, au temps des Colonels, je me suis entendu dire par le recteur de l’Université de Lwow : « Tout compte fait, je l’avoue, ce n’est ni la religion, ni l’histoire, ni l’économie, qui m’ont fait antisémite. C’est une espèce de peur atavique que je ne contrôle ni ne m’explique »…
Et nous sentons tous roder autour de nous ces sortes de démons. Des poussées instinctives s’expriment en haines et violences. Des passions élémentaires défient la raison et la foi. Il n’y a pas de racisme propre. Mais celui qui rampe alentour de nous est particulièrement sale, parce qu’il s’attaque, avec des formes dérobées même aux corps de l’Etat et, tout à la fois pourvues de sa puissance et couvertes par elle, à des hommes et des femmes qui sont au milieu de nous sans appui.
Honteusement logés, contraints à se terrer dès la tombée du jour, violentés dans leur dignité d’hommes, ces Nord-Africains, dont une fiction juridique de moins en moins acceptable fait nos compatriotes, alors qu’on leur dénie la qualité de frères, en appellent à tout ce qui en nous se réfute à la lâcheté et à la honte.
Pasteur Henri ROSER.
Combattre les causes
LES brutalités policières dont sont victimes les travailleurs algériens à Paris et qui ont atteint une violence inouïe les 17, 18 et 19 octobre, font revivre des temps que les démocrates et les patriotes considéraient comme révolus, je veux parier de l’époque où les hitlériens et leurs valets de Vichy régnaient sur notre sol.
Pour ma part, je me suis toujours élevé avec le Parti Communiste Français contre toutes les discriminations et les violences de caractère raciste, et naturellement contre celles que je viens d’évoquer et que je me propose de d énoncer à la tribune du Sénat.
Les protestations multiples et variées qui se sont élevées de milieux les plus divers du peuple de France, montrent que les procédés de caractère fasciste utilisés contre les travailleurs algériens, sont condamnés par l’immense majorité des Françaises et des Français.
Cependant les protestations contre de telles pratiques déshonorantes ne sauraient suffire. Aussi est-il nécessaire d’en combattre les causes et tout d’abord d’intensifier l’action pour mettre fin à la guerre d’Algérie.
Soyer assuré que demain comme hier et aujourd’hui, je ferai avec le Parti Communiste Français, tout ce qui sera possible afin que s’unissent et agissent tous les Français opposés aux violences et aux crimes racistes, tous les Français soucieux de sauvegarder l’honneur et le prestige de la France.
Jacques DUCLOS,
Sénateur.
Un seul réconfort …
C’EST avec un sentiment fait à la fois de honte et d’indignation, que les Français attachés aux plus nobles traditions de leur pays, ont appris les mesures d’exception qui tiennent de frapper les travailleurs algériens.
Atteignant ceux-ci (indistinctement et exclusivement en qualité d’Algériens) elles devaient nécessairement apparaître comme d’humiliantes mesures de discrimination raciale.
Les inqualifiables brutalités de la répression exercée contre ces travailleurs manifestant tranquillement et sans armes contre la discrimination dont ils étaient l’objet – en frappant aveuglément innocents aussi bien que présumés coupables – n’ont fait qu’aggraver la faute initialement commise.
Tout Français pour qui la déclaration des Droits de l’Homme n’est pas un vain chiffon de papier, mais l’évangile national par excellence, ne se sent pas seulement atteint dans son honneur de Français. Il mesure avec stupeur l’immense bêtise qui vient, une fois de plus, d’être commise sur le plan national.
Est-ce par de tels gestes que l’on entend défendre les trais intérêts de la France, et assurer entre Arabes d’Algérie et Français cette coexistence pacifique, et même cette coopération fraternelle auxquelles on se prétend attaché ?
Mesure-t-on le tort immense fait dans l’opinion internationale, à notre pays, dont – à tort ou à raison – le crédit moral n’a déjà que trop souffert de cette interminable et cruelle guerre d’Algérie ? Veut-on fournir une impulsion nouvelle à l’infernale ronde des violences déchaînées, alors que tout commande d’y mettre fin ou plus tôt ? De part et d’autre de la Méditerranée, on attend des émules de Michel de l’Hôpital et non des disciples de Hitler et de ses Waffen S.S.
Il est temps, grand temps que l’immense majorité de nos compatriotes – certainement en désaccord avec les traitements barbares infligés aux travailleurs algériens – manifeste assez clairement sa désapprobation, pour être entendue des autorités responsables.
Le seul réconfort que nous valent ces tristes événements, c’est la constatation que le peuple français, s’éveillant enfin de la longue torpeur, prend conscience du tort immense qui vient, une fois de plus, de lui être fait.
Remercions « Droit et Liberté » de prêter une voix à son émotion…
Madame S. COLLETTE-KAHN.
Vice-Présidente de la Ligue Française,
Secrétaire Générale de la Fédération Internationale des droits de l’Homme.
Une douloureuse prise de conscience
IL a fallu la défaite de son armée et l’invasion allemande pour que la France connaisse les horreurs de l’antisémitisme.
Il a fallu l’insurrection algérienne pour que la France prenne conscience de la gravité du racisme qui a inflige aux musulmans d’Algérie les humiliations et les tortures qui sont à l’origine d’attentats terroristes. Ceux-ci sacrifiant, comme d’ailleurs les contreterroristes, trop de victimes innocentes.
Dans pareil climat toute mesure de discrimination raciale ne peut qu’aggraver les choses en avivant des haines et en rallumant des colères.
Tous ceux qui ont le respect du à la personne humaine doivent s’unir pour tenir aux antagonistes le langage de la raison et leur rappeler leurs devoirs de paix et de fraternité.
Général Paul TUBERT.
Ancien Député-Maire d’Alger.
« La bête hideuse du racisme est lâchée »
LES faits sont maintenant connus et incontestables : c’est pour protester contre les mesures discriminatoires récentes, contre les brimades et les persécutions de toutes sortes qui s’abattent sur eux, systématiquement, avec une brutalité croissante, que les musulmans ont manifesté le 17 octobre à Paris.
Dans la période qui a précédé, les rafles « au faciès », les mauvais traitements, les exactions des harkis, les arrestations s’étaient multipliés. C’est la guerre certes. Et il y a eu des attentats contre un certain nombre de policiers – dont le F.L.N. affirme qu’ils s’étaient livrés personnellement à des sévices. Mais ces mesures, ces méthodes tendent à confirmer, s’il en était besoin, que la guerre est dirigée non pas contre une organisation rebelle, dont on veut « protéger » la masse algérienne, mais contre un peuple tout entier, dont cette organisation exprime les aspirations profondes. Et il est évident qu’en poursuivant dans cette voie, on ne peut que susciter de nouvelles violences, retarder l’heure de la paix.
Toujours est-il que les manifestations du 17 octobre avaient été placées par leurs organisateurs sous le signe de la non-violence. Endimanchés, des femmes et des enfants souvent mêlés aux hommes, les Algériens, en violant délibérément et massivement le couvre-feu tenaient à affirmer leur dignité. Un service d’ordre remarquablement efficace encadrait les cortèges, rassurant les passants, s’employant à ne pas gêner la circulation. Sur les boulevards, les manifestants s’arrêtaient à chaque feu rouge, et s’ils scandaient de temps en temps des mots d’ordre (« Algérie algérienne ! » « A bas le racisme ! ») ils se contentaient la plupart du temps de taper des mains. Ajoutons que lorsqu’ils étaient appréhendés ils se laissaient emmener sans opposer aucune résistance.
Malgré cette volonté de pacifisme, la répression fut sans équivoque. Une anecdote permet de se rendre compte avec quelle rapidité certains manifestants ont été arrêtés. Place de la Concorde, un certain nombre d’Algériens qui descendaient de taxis furent jetés dans les camions de la police avant d’avoir pu payer le prix de la course, pour la plus grande colère des chauffeurs de taxis. Cette rapidité d’action du service d’ordre, comparée à la passivité de la police oranaise devant les ratonnades quotidiennes, ne laisse pas d’être significative.
Bientôt, c’est en ponctuant leurs ordres de coups de bâton que les policiers dirigeaient les Algériens vers les points où ils devaient être rassemblés.
Et puis, ce furent les sanglantes fusillades, notamment boulevard Poissonnière et au Pont de Neuilly, les corps des victimes abandonnés sur les trottoirs, parfois pendant des heures ; puis le transport de plus de 10.000 personnes au camp de Vincennes, au Palais des Sports, au stade Coubertin ou dans la cour de la Préfecture.
Il faut noter que dans les jours qui suivirent, aucun journaliste ne fut autorisé à pénétrer dans l’enceinte du Palais des Sports, où, selon plusieurs témoins, les Algériens internés subirent un traitement des plus cruels.
Le 18 octobre, de nouvelles manifestations eurent lieu en banlieue, notamment à Colombes et à Nanterre. Près de la gare de cette dernière localité, deux Algériens au moins ont été tués par balles.
Le 20 octobre fut la journée des femmes, réclamant la libération se leurs frères, de leurs maris. On assista de nouveau à des scènes particulièrement douloureuses, tandis que les Algériennes et leurs enfants étaient brutalement embarqués dans les autobus réquisitionnés à cet effet.
Ainsi que l’a déclaré avec force à la tribune de l’Assemblée nationale le député Claudius Petit : « La bête hideuse du racisme était lâchée… »
Des témoignages bouleversants
QUOTIDIENNEMENT, des témoignages nouveaux viennent préciser ce que furent réellement les événements du 17 octobre et des jours suivants. Plusieurs journaux ont contribué à faire connaître la vérité. Il est à craindre toutefois que l’on ne sache jamais le nombre total des victimes. Nous reproduisons ici quelques-unes des informations publiées, parmi les plus significatives.
Pendant les manifestations
… « Des patrouilles ratissaient l’avenue de Wagram et « ramassaient » les passants selon la couleur de leur peau… La plupart des Algériens appréhendés n’offraient aucune résistance. Les bras levés, ils allaient se ranger le long des murs ou, place de l’Etoile, dans un parc aménagé près de la sortie du métro » … (« La Croix », 19 octobre.)
« A dix, ils sont tombés sur moi. Avant de m’évanouir, j’ai entendu le chef dire : « Ne tapez pas avec vos crosses, elles vont se casser ». Et ils ont pris des barres de fer de 1 m. 50 ». (Témoignage recueilli par « France-soir », 27 octobre.)
« Il était 11 heures du soir près du pont du Château (à Nanterre). Une trentaine d’Algériens sont ramassés. Roués de coups, ils sont jetés dans la Seine du haut du pont, par les policiers. Une quinzaine d’entre eux ont coulé …
« D ‘autres essayaient de regagner le bord. Mais les agents tiraient dessus. Combien ont pu s’en sortir ? Impossible à dire. Nous sommes restés trois heures dans l’eau. Finalement, une péniche nous a repêchés. » (Ibid.)
« On l’a jetée dans le commissariat du Val de Grâce. Sous ses yeux, sa fille a attrapé une « dégelée » de coups de pieds dans le ventre. Dans la nuit, on l’a jetée sur la chaussée. Elle a réclamé sa fille. Les policiers ont levé leurs matraques. Titubant, se traînant, elle se demande comment elle a pu rentrer chez elle.
– « Et votre fille ?
– « Elle n’est pas revenue. Y a trois jours, et elle n’est pas revenue. » (Jean Cau, dans « L’Express », 26 octobre.)
« Lui aussi a été arrêté. Il a vu une mère qui portait son bébé dans le dos, « à l’arabe ». Les policiers lui ont « décollé » le bébé du dos. Le bébé est tombé à terre. La femme a crié. Un remous l’a séparée de son enfant qu’une deuxième vague de policiers a piétiné. » (Ibid.)
Dans les centres d’internement
A VINCENNES. – « C’est épouvantable. J ‘y ai été. Des centaines et des centaines entassés sous un hangar. Quand il n’y a pas assez de lits, ont dort par terre entourés de grillage, comme des bêtes. A l’arrivée, il y avait des policiers sur deux rangs. Nous autres les mains en l’air, on passait au milieu, et ils nous tapaient dessus à coups de gourdins. » (« France-soir », 27 octobre.)
AU STADE DE COUBERTIN. – « Deux mille hommes sont restés 24 heures sans boire, sans manger et sans pouvoir s’allonger. Ils étaient tous blessés, et un seul médecin avait été désigné pour les soigner. Un des détenus, devenu fou, s’est jeté sur un garde qui l’a abattu. » (Témoignage rapporté par « Libération », d’après la conférence de presse du Secours Populaire Français.)
AU PALAIS DES SPORTS. – « Pendant 24 heures on n’avait donné à ces
hommes ni à manger ni à boire. Ceux qui avaient été parqués dans le local où avait eu lieu l’exposition soviétique ont été découverts par hasard par les médecins, certains étaient blessés par balle.
« La plupart de ces hommes avaient le cuir chevelu fendu et les mains brisées. Quelques-uns avaient les jambes brisées, à la suite de chutes dans les escaliers. Certains sont revenus devant les médecins, ayant été de nouveau frappés après avoir reçu les premiers soins. » (M. Claudius Petit, à l’Assemblée Nationale, 30 octobre.)
« Nous entrons dans le hall d’exposition. Là, nous sommes aux premières
loges. Le matraquage continue. Un Algérien descend, il tombe ; on le redresse à coups de poing, de pied, de crosse. Il avance malgré tout. On le fouille. A l’infirmerie, on devra lui faire des attelles. Il a le tibia et le péroné cassés, le bras cassé. Un vieillard descend, pas de pitié pour lui. Un autre tombe devant le car, tous les autres passent sur lui. L’un a une fracture du rocher, il mourra seul dans un coin. L’autre à la joue ouverte, on voit ses dents … Tous débarquent comme le bétail à La Villette. » (Récit d’un militaire du service de Santé, publié dans « Témoignage Chrétien », 27 octobre.)
Dans les bidonvilles
« La nuit, dit mon guide, les patrouilles rentrent dans les ruelles, arrachent le papier goudronné qui couvre les murs, font basculer les plaques de tôle posées sur le toit. Et puis, ils entrent, cassent tout, et emportent l’homme. » (« L’Humanité », 21 octobre.)
« C’était le 10 septembre, donc avant le couvre-feu. Il était 21 heures. Je rentrais du travail. Le car s’arrête à mes côtés : « Allez monte ! » Je monte. Ils ajoutent : « Tu n’a rien à craindre. Tu as tes papiers ? On va au commissariat ». Mais on a fait un tour, à travers Nanterre. On a rencontré un autre Algérien. Ils lui ont dit les mêmes choses. Vers minuit, le car s’est retrouvé au pont d’Argenteuil. Ils ont dit à mon compagnon de descendre. Ils étaient deux. Dès que le « frère » est sorti, il a pris un coup de crosse de mitraillette sur la tête. Après ils l’ont attrapé, l’un par les pieds, l’autre par les bras, et ils l’ont jeté à l’eau. J’ai tout vu de la fenêtre.
« Puis ça a été mon tour »… (« L’Humanité », 28 octobre.)
« Les familles sont réduites au désespoir. Beaucoup estiment que désormais, elles n’ont plus rien à perdre. Les Nord-Africains n’osent plus sortir des bidonvilles, de peur d’être arrêtés et malmenés. Ceux qui ont été blessés au cours de la manifestation, ou après, redoutent de faire le trajet jusqu’à l’hôpital ou le dispensaire où ils recevraient des soins. Lorsqu’une femme enceinte est près d’accoucher, il faut l’envoyer un certain temps à l’avance à la maternité : si les douleurs la prenaient la nuit, personne ne voudrait aller appeler l’ambulance. » (« Le Monde », 27 octobre.)
DES SANCTIONS S’IMPOSENT
Le 6 novembre, le Parquet de la Seine a annoncé l’ouverture de 60 informations judiciaires contre X…, pour rechercher les causes de la mort d’Algériens dont les corps ont été retrouvés soit dans la Seine, soit dans les bois, soit sur des terrains vagues.
D’autre part, le Sénat, après les interventions de MM. Jacques Duclos et Deferre, a décidé de constituer une commission d’enquête sur les événements du 17 octobre.
Les antiracistes souhaitent que toute la lumière soit faite rapidement, et que les coupables de sévices soient impitoyablement sanctionnés. On n’a déjà que trop tardé !
UNE VAGUE DE PROTESTATION
C’EST à un véritable sursaut antiraciste que nous avons assisté ces dernières semaines dans toute la France, à la suite des violences qui ont frappé les Algériens dans la région parisienne.
La plupart des grands partis ont tenu, même lorsque ce fut, pour certains, tardivement, à se désolidariser sans équivoque, dans ce domaine, de la politique gouvernementale. Les centrales syndicales, les organisations universitaires, les porte-parole de tous les cultes, les groupements les plus divers ont fait entendre leur voix, exprimant l’émotion de la nation tout entière.
Mais c’est aussi dans la rue qu’a retenti la protestation. Dès le 18 octobre, les ouvriers de Boulogne-Billancourt manifestaient jusqu’à la mairie, porteurs de pétitions demandant la libération de leurs camarades algériens internés. D’autres manifestations ont eu lieu à Paris, notamment au Quartier Latin, à Gennevilliers, à Colombes, à Nanterre et dans d’autres villes de banlieue. Dans la cour de la Sorbonne, le 21 octobre, a eu lieu une imposante réunion où professeurs et étudiants ont condamné avec force le racisme.
Et le 30 octobre, les Unions départementales de la Seine des syndicats C.G.T., C.F.T.C. et F.O., ainsi que l’U.N.E.F., ont rendu publique une déclaration affirmant que si une semblable répression se reproduisait, elle « déclencherait une réaction immédiate de l’ensemble des travailleurs de la région parisienne ».
Il faudrait citer aussi les innombrables initiatives venues du cœur de tout un peuple : les débrayages dans de nombreuses entreprises ; des professeurs de Lycée faisant circuler des pétitions et collectant des fonds pour l’aide aux victimes ; les ouvriers raccompagnant chez eux leurs camarades algériens pour éviter qu’ils ne soient pris dans les rafles ; le personnel de la R.A.T.P. s’élevant contre l’utilisation du matériel au transport des Algériens arrêtés ; les multiples délégations qui se sont rendues pour protester au ministère de l’Intérieur, à la Préfecture de Police ou à l’Elysée.
Grâce à cette réaction immédiate, grâce aux efforts de tous ceux qui se sont rendus auprès des victimes et de leurs familles, les Algériens ont senti naître et se développer autour d’eux une chaleureuse solidarité.
Non, la France n’est pas prête à accepter le racisme !
Un sourire fraternel
JE ne comprends pas, monsieur ; mon copain algérien qui était là et qui a dû changer de service, sortait de son travail, l’agent lui a mis le canon de sa mitraillette sur la poitrine. Mon copain lui a dit : – Attention, j’ai deux côtes en moins … L’autre lui a répondu : – Je m’en fous ! On devrait tous vous crever ! Et la « danse » a commencé… Pourquoi ? Mais pourquoi ?
C’était à l’hôtel Dieu, aux heures de visite, dans une salle où se trouvaient quelques Algériens grièvement blessés lors des manifestations des 17 et 18 octobre. Je venais, avec des vivres, accompagné de ma femme, pour exprimer l’esprit de fraternité qui anime nos amis du M.R.A.P., particulièrement les antiracistes du Ve. Le jeune ouvrier français – 17 ans peut-être – qui me parle ainsi est accidenté du travail. Visiblement, il n’a pas de formation politique. Il en a appris – et compris – des choses, en quelques jours, depuis cette nuit sanglante du 17 ! C’est avec son cœur, en toute spontanéité, qu’il me parle de .tt son copain algérien », marquant par ce mot tout simple qu’il est contre le racisme sans même le savoir.
Nous sommes autour du lit d’un vieux kabyle, le crâne fendu – vieux… enfin, il a une cinquantaine d’années, en paraît soixante-dix. Deux très jeunes Algériens qui ont été blessés lors des manifestations sont avec nous, car ils peuvent se lever. Le plus jeune, presque un enfant, avait reçu deux balles dans le corps. Un peu plus loin, un autre travailleur a eu le poignet droit brisé à coup de crosse. Pour lui, c’est une catastrophe : pourra-t-il jamais retrouver l’usage de sa main ? Comment obtenir du travail ?
Nous avons passé trois-quarts d’heure avec eux. Une chaude sympathie s’est créée entre nous, après les paroles banales du premier contact. D’autres Algériens, accidentés du travail, nous remercient de notre visite. L’infirmière-chef s’est montrée très accueillante, nous conduisant entre les lits.
Plus que les paquets de gâteaux et les jus de fruits que nous distribuons, c’est notre qualité de Français, de Français antiracistes qu’ils reçoivent avec un sourire fraternel. Ce qu’ils ont pu nous dire – litanies de la misère et du mépris de l’homme dont ils sont les victimes – vous pouvez l’imaginer. Ce que nous leur avons dit, chaque mois les colonnes de « Droit et Liberté » en sont remplies, c’est la fraternité et l’espoir commun de vivre en paix, les uns et les autres, les uns par les autres.
Par Roger MARIA.
Plusieurs délégations
En dehors de celle dont Roger Maria raconte ici la visite, plusieurs délégations du M.R.A.P. se sont rendues dans les hôpitaux parisiens pour exprimer leur solidarité aux travailleurs algériens frappés par la répression.
La délégation qui s’est rendue à l’hôpital Lariboisière était conduite par Pierre PARAF, vice-président du M.R.A.P., qu’accompagnaient Albert LEVY, Marie-Eve BENHAIEM, membres du Bureau National, et Germaine RABINOVITCH, secrétaire de la section du 9e.
Ces délégations furent partout accueillies chaleureusement.
DEUX DECLARATIONS DE NOTRE MOUVEMENT
Dès que furent annoncées les mesures discriminatoires frappant les Algériens musulmans de la région parisienne (communiqué préfectoral du 5 octobre), le MRAP les condamna avec vigueur dans une résolution, que le dernier numéro de « Droit et Liberté » a reproduite.
Après les événements du 17 octobre, notre Mouvement a publié une déclaration dans laquelle il exprimait « son émotion profonde et sa réprobation, à la suite des violences commises pour réprimer la protestation de ceux que frappent ces mesures ».
« Alors que des Algériens, hommes, femmes et enfants, défilaient pacifiquement et dignement, souligne cette déclaration, on compte parmi eux des centaines de blessés et des morts, deuils cruels s’ajoutant aux injustices et aux inégalités qui sont leur lot quotidien. Sans aucun doute, de tels événements, encourageront les ultras d’Algérie qui se livrent avec une impunité quasi totale, depuis un certain temps, à d’odieux pogromes contre les musulmans. »
« Le M.R.A.P., qui déplore toutes les violences engendrées par la guerre d’Algérie, et auxquelles seule la paix peut mettre fin, s’incline douloureusement devant ces nouvelles victimes et souligne une fois encore la gravité de la situation. La guerre d’Algérie nourrit le racisme, accumule les ruines et les souffrances, perpétue les méthodes contraires à la démocratie et, favorisant un climat de pré-facisme, pèse dangereusement sur l’avenir de notre pays lui-même. »
En conclusion, le M.R.A.P. appelle le peuple français à exprimer « envers ceux qui souffrent l’esprit de compréhension, de fraternité humaine auquel il fut toujours si profondément attaché ».
Dans une autre résolution, adoptée le 23 octobre, le Bureau National du M.R.A.P. « salue les nombreuses prises de position contre le racisme qui se sont affirmées ces jours derniers dans les milieux les plus divers, et les actes émouvants de solidarité qui se sont multipliés en faveur des victimes de la répression. »
Il « s’inquiète du sort des détenus transportés en Algérie sans avoir pu revoir leur famille ni prendre aucun bagage, et dont la destination n’a pas été clairement précisée ».
Il « demande que soient immédiatement libérés les 2.800 Algériens encore internés à la Porte de Versailles ; que toutes les victimes, ainsi que leurs familles, soient rapidement indemnisées… ; qu’il soit mis fin à toutes les mesures discriminatoires établies le 5 octobre, ainsi qu’aux brimades et aux persécutions qui placent l’ensemble de la population nord-africaine dans un climat quotidien d’insécurité et favorisent le développement du racisme. »
Enfin, il « souligne une nouvelle fois que, seule, la paix par la négociation peut arrêter le cycle dramatique des violences, qui creusent le fossé entre les peuples de France et d’Algérie, et portent en elles la menace du fascisme. »