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Catherine Rivier : La leçon du 17 octobre

Article de Catherine Rivier paru dans La Voie communiste, supplément au n° 25, novembre-décembre 1961, p. 2 ; suivi de « Le sang de nos frères » par P. Digal

C’est aux militants français de se mettre à l’école du F.L.N. pour entraîner les masses dans la rue.

DEPUIS le mois d’octobre, la répression est passée dans le domaine public. France-Soir a décrit les matraquages d’Algériens au Palais des Sports, le Figaro a déploré, le Sénat a posé des questions. Et, pour parachever cette unanimité, l’O.A.S. a publié un communiqué condamnant ces « incidents inadmissibles ».

Il est certain que tout cela n’aurait pas été si quelques journaux n’avaient, les premiers, dénoncé la répression brutale et les assassinats, publiant des témoignages, citant des faits, donnant des chiffres. L’Humanité et Libération ont, dès après le 17 octobre, publié des articles nombreux et bien documentés.

Tout cela est bon. Tout cela est excellent. Sans aucun doute, ce bruit et cette protestation calmeront un peu le zèle de nos policiers parisiens. L’utilité de cette campagne de presse est donc évidente.


Il y a pourtant un certain nombre de faits qu’il faut relever. Le premier, c’est la lenteur, c’est le temps qu’il a fallu pour en arriver à cette dénonciation. Je ne parle pas ici de la presse de droite. Je parle des journaux qui se veulent libres, qui disent exprimer le refus du racisme et des violences policières. Avant les manifestations d’octobre, on a repêché des cadavres d’Algériens noyés dans la Seine. Avant octobre, des blessés, des mutilés, des rescapés étaient prêts à apporter leur témoignage. Je crois d’ailleurs que cela n’est nullement contesté.

Dans France-Observateur du 26 octobre, A. Delcroix, après avoir abondamment cité Le Monde et France-Soir, écrit ceci :

« C’est volontairement que je m’abrite derrière toutes ces citations de journaux qui n’ont pas été saisis.

Ce n’est pas qu’à France-Observateur nous manquions de témoignages. J’ai sous les yeux un dossier … »

Et voila. La peur est là. Pas la peur d’être battu, d’être torturé ou tué, mais la peur d’être saisi. L’auto-censure a joué ; des Algériens continuent de mourir sans qu’on le sache, sans que leur meurtre soit dénoncé. Ce n’est là d’ailleurs qu’un exemple. Le silence a été général jusqu’au jour où il y a eu trop de témoins, et où tout le monde a parlé.


Revenons maintenant aux manifestations elles-mêmes, et aux articles, nombreux, qui leur ont été consacrés. Ici encore, je ne parle pas de la presse de droite. Je parle des journaux qui se veulent révolutionnaires, qui disent expliquer aux Français l’action des Algériens et leur combat. Or tous, à la fin du compte, ont répété la même chose :

« Voyez-les, ces mal vêtus, ces miséreux, ces pourchassés, qui se jettent dans la rue par désespoir ».

Mal vêtus, sans doute. Pauvres et opprimés aussi. Mais sans espoir ? Vous parlez de ce que vous ne connaissez pas, de ce que vous avez oublié depuis tant d’années. Il suffisait pourtant de regarder. Les Algériens qui vivent en France sont eux aussi en guerre. En manifestant, ils ont apporté leur contribution de masse à la révolution. Il suffisait pourtant d’écouter. Leurs mots d’ordre étaient politiques : Vive l’indépendance, Algérie Algérienne, Libérez Ben Bella. C’est ça, leur espoir, et je crois qu’ils en ont plus que la plupart des lecteurs français de tous ces journaux. Croyez-vous que, s’ils avaient de beaux logements tout neufs et les salaires des ouvriers français, les Algériens ne manifesteraient plus ?

Alors c’est qu’ils réclament leur dignité d’hommes, disent les bonnes âmes. Tout comme les emprisonnés ont fait la grève de la faim pour obtenir la dignité de prisonniers politiques. Mais la dignité, figurez-vous qu’ils n’ont pas besoin qu’on la leur donne. Car ou bien le mot dignité ne signifie rien, ou bien il s’applique au manifestant algérien, son seul habitat fût-il un bidonville de Nanterre, au militant emprisonné, et non aux braves gens qui regardaient la télévision le soir du 17 octobre. Tout cela, personne ne l’a dit, si ce n’est Jean Cau dans le reportage paru dans l’Express du 26 octobre.

Il aurait pourtant fallu regarder. Il aurait fallu comprendre. Car il y avait là une leçon qui nous serait bien utile.

De nombreux lecteurs ont écrit, à l’Express, à France-Observateur, pour demander ce qu’ils pouvaient faire, comment ils pouvaient aider ces Algériens qui vivent si mal. Beaucoup, pleins de bonne volonté, voulaient aller à Nanterre pour leur donner des leçons, de français ou d’autre chose. Et si l’on renversait les termes ? Si l’on disait que les militants français ont beaucoup à apprendre des manifestants algériens ?

Combien d’années faut-il remonter en arrière pour voir 50.000 manifestants français à Paris ? Et les Algériens ne sont que 400.000 environ en France, dont 150.000 dans la région parisienne. Et les Algériens n’ont pas d’organisations légales, qui puissent faire de la propagande ouvertement. Chaque fois qu’ils entreprennent une action, ils doivent s’attendre à une répression qui n’a aucune commune mesure avec celle qui peut frapper des militants français. Et pourtant ils manifestent.


Après les protestations contre la brutalité de la police, après les pétitions et les appels, il y a eu à Paris deux manifestations françaises le jour du 1er novembre. L’une a réuni environ 1.000 personnes, en majorité des professeurs et des étudiants. L’autre, organisée par le P.S.U., a réuni environ 2.000 personnes, surtout des jeunes. Cela me semblait maigre, et au cours d’une discussion, je l’ai dit à un militant algérien. « C’est pourtant quelque chose, m’a-t-il dit. C’est quand même la première fois depuis 7 ans que des Français manifestent le jour du 1er novembre ». Evidemment …

Le 18 novembre, 15.000 jeunes ont manifesté à Paris contre la guerre d’Algérie. C’était une grande manifestation, pas silencieuse du tout ; elle a duré longtemps ; quand on l’a attaquée, elle s’est battue. Voila une autre leçon. Pourquoi les jeunes ont-ils été presque seuls à manifester ? Pourquoi, une fois la manifestation décidée, la C.G.T. s’est-elle contentée de la soutenir, au lieu de distribuer dans chaque usine des tracts appelant tous les travailleurs, et pas seulement les jeunes, à y participer ? Pourquoi le Parti Communiste n’a-t-il pas mobilisé toutes ses cellules, toutes ses sections ? Et si demain le P.C.F. et le P.S.U. avec leurs organisations de jeunesse, décidaient de suivre l’exemple, et appelaient tous leurs adhérents, tous ceux qu’ils influencent, à une manifestation centrale à Paris, quelle ampleur pourrait-on atteindre ?

Voila bien des questions auxquelles on ne peut répondre qu’en faisant l’expérience. S’il est vrai que vous êtes solidaires des Algériens, s’il est vrai que leur combat est aussi le vôtre, il faudra le prouver. L’effort du 18 novembre ne doit pas rester sans lendemain.

Une dernière question : si tous les militants anti-colonialistes de Paris avaient manifesté en même temps que les Algériens, avec eux, combien cela ferait-il de gens dans la rue, et combien d’Algériens morts seraient encore en vie ? De combien de jours la paix se serait-elle rapprochée ?

Catherine RIVIER


Le sang de nos frères

DEPUIS des années, les Algériens vivent dans un Ghetto. Le racisme les encercle, la répression policière, encouragée par la complicité ou le silence de toute une population, s’abat, toujours plus féroce. Chaque jour, chaque lieu est pour eux une menace : arrestation, papiers d’identité déchirés, argent volé, prison, coups, tortures, la mort.

Depuis septembre, on voulait faire mieux. A l’occasion du remaniement du Ministère de la Justice, M. Papon n’avait-il pas déclaré que la police était maintenant couverte. Elle le fut toujours, mais quelques « bavures » avalent inquiété, telle l’inculpation du « gardien de la paix » F. Hamon, pour assassinat d’Algérien. Il ne devait d’ailleurs pas rester longtemps en prison. Ce fut donc le cri de guerre « dix pour un ». M. Guy Mollet, à qui M. Papon doit tant, pouvait se féliciter.

En octobre donc, les rafles, les vols, les exécutions sommaires se multiplient. On matraque à coups de crosse et on jette dans la Seine. Des cadavres d’Algériens sont repêchés entre Paris et Rouen, aux écluses ; on parle aujourd’hui de plus de 250 noyés. Les manœuvres des autorités pour les attribuer au F.L.N. n’y feront rien. Chacun sait, aujourd’hui, par qui ces hommes ont été torturés et noyés. Des Algériens assassinés sont trouvés aux bois de Vincennes, Boulogne … Le Préfet de Police « conseille » aux Algériens le « Couvre-feu » à 20 heures, conseil assorti de la terreur policière.

LE 17 OCTOBRE

Pour briser cette répression, pour rendre public ce que les partis et les syndicats cachent depuis des années, pour mesurer la solidarité de cette gauche qui pétitionne, des dizaines de milliers d’Algériens manifestent pacifiquement le 17. La police ne se tient plus : 14 000 arrestations, des dizaines de morts, plus de 1 200 blessés. Des scènes d’une impitoyable sauvagerie se déroulent sous les yeux des Parisiens : on tire sur des hommes désarmés, on les parque sur les places (Opéra, Odéon), on les bat à coups de barres de fer. La police interdit de porter secours aux blessés qui baignent dans le sang sur les trottoirs. Les Algériens qui montent ou descendent des cars doivent passer au milieu de haies de matraques qui s’abattent à toute volée. A Vincennes, la police institue ce procédé sous le nom de « Comité d’accueil ». Dans certains endroits, on balaye le sang. M. Paris, contrôleur général de la Police assiste tranquillement à ces scènes. Pendant des jours, des centaines d’Algériens blessés sont laissés sans soins, les hôpitaux sont pleins, les noyés si nombreux que l’opinion enfin, ouvre l’œil.

Le 17 octobre a montré au grand jour ce qui se passe au petit jour depuis des années.

SOUTIEN BAVARD ET TRAHISON DE FAIT

Les Algériens voulaient aussi mesurer la solidarité de la gauche. Ils ont vu. Ni le Parti Communiste, ni le P.S.U., aucun syndicat n’a obtenu, ni même envisagé de soutenir cette manifestation. Mais que les vieux stratèges sachent que ce soir-là, des milliers de militants se posèrent des questions. Et, dans ces moments, elles vont au cœur des choses.

Et pourtant, il eût suffi que 20 ou 30.000 Parisiens se joignent à ces défilés pour que bien des choses soient changées. Où étaient-ils donc, ces dirigeants révolutionnaires qui clament une « solidarité agissante » ? Où étaient-elles, ces « sections » si vaillantes pour la C.E.D. et Ridgway la Peste ? 14.000 arrestations, des milliers de blessés, des morts et le Parti, « allié naturel des colonisés », discutait gravement du réarmement de l’Allemagne. Il organisait une manifestation au Mont-Valérien contre une guerre « éventuelle ». Mais rien contre une guerre réelle.

Les jours suivants, aucune manifestation centrale. Le Parti Communiste faisait donner ses bonnes œuvres : le Secours Populaire s’extasiait comme une dame patronnesse. Le 17 octobre révéla aussi ce qu’étaient devenues les directions du Parti Communiste et des partis de gauche. Parties de « l’Algérie, terre française » (Mendès-France) ou de L’Union française (Parti Communiste) elles en arrivaient, après sept ans de guerre coloniale, au soutien bavard et à la trahison de fait. D’où la colère de l’Humanité quand Jean Cau reproduit fidèlement dans l’Express l’opinion de militants syndicalistes algériens sur cette attitude. Les dirigeants du Parti savent bien que les véhéments reproches de ces militants sont très amplement justifiés, et c’est pourquoi ils réagissent avec tant de vivacité … et de mauvaise foi.

Mais rien n’y a fait, ni « l’Union française », ni les combinaisons électorales, ni les « pouvoirs spéciaux ». Les Algériens ont gagné leur indépendance. La victoire est en vue, rien ne pourra l’arrêter.

Pour avoir déclaré « La colonisation a ses bons et ses mauvais côtés » (Jacques Duclos), pour avoir claironné que la Mer Méditerranée « est une mer intérieure française » (idem), pour avoir philosophé sur « le droit au divorce n’est pas l’obligation de divorcer » (Maurice Thorez), pour avoir abandonné les rappelés en 1956, pour avoir voté les « pouvoirs spéciaux », pour n’avoir jamais organisé de véritables batailles de masse contre la guerre d’Algérie, le Parti Communiste se trouve devant une crise interne sans précédent.

QUE FAIRE ?

Malgré sa faiblesse relative, malgré les politiciens timorés qui siègent à sa direction nationale, le P.S.U. est parvenu à organiser une manifestation à Paris le jour du 1er novembre. Ce fait a encore contribué à accroitre le mécontentement des militants communistes devant la carence de leur Direction.

C’est sans aucun doute la montée de ce mécontentement – particulièrement sensible chez les étudiants et les jeunes – qui a incité les dirigeants du Parti à donner le jeu vert aux J.C. et à l’U.E.C. pour la participation aux manifestations du 18 novembre, au Mouvement de la Paix pour l’organisation d’une Journée Nationale le 29.

L’ampleur et la combativité de ces manifestations constituent quelque chose de tout à fait positif, dont nous devons nous réjouir sans réserves. Encore faut-il regretter que le Parti Communiste n’engage pas toutes ses forces, qu’il s’abrite derrière les J.C. ou le Mouvement de la Paix alors que sa raison d’être est de se trouver à l’avant-garde.

Au moment où un timide tournant s’amorce dans la politique algérienne de la gauche française, il importe plus que jamais que les militants ne se bornent pas à « faire confiance » à des directions qui ont fait la preuve de leur faillite. Sept années d’erreurs ne s’effacent pas en quelques semaines. Pour que les dirigeants persévèrent dans une orientation de lutte effective contre la guerre d’Algérie, il faut que la pression vigilante de la base s’exerce continuellement sur eut avec une intensité croissante. Il faut faire enfin passer dans les faits le mot d’ordre de l’alliance avec la révolution algérienne. Tant que dure la guerre, cet objectif doit être au centre de toutes nos luttes, et toute tentative de nous en détourner doit être combattue.

P. DIGAL.

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