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Léon Steindecker : « La chute » d’Albert Camus

Article de Léon Steindecker alias Léon Pierre-Quint paru dans France Observateur, septième année, n° 318, 14 juin 1956, p. 15

Il n’y a pas tellement de façons de tomber. Si l’homme tombe, c’est qu’il a glissé, c’est qu’il est descendu, c’est qu’il a changé d’état, c’est qu’il a connu « l’Eden, la vie en prise directe », et qu’à présent, il ne connaît guère plus qu’une vie de malédiction. L’auteur n’évoque pas le passage de l’une à l’autre, mais il les oppose. Pour expliquer cette opposition, il ne recourt pas au péché originel, ni au rachat (ce serait trop facile, nous dit-il) ; il n’a par la foi, ou, du moins, pas encore … L’opposition est ; c’est la chute ; il faut que nous l’acceptions comme une donnée immédiate.

L’homme éprouve la nostalgie d’une innocence perdue, ou, plus simplement, se croit innocent, se veut innocent dans un monde où domine le sentiment de la culpabilité, c’est-à-dire le mal. Situation contradictoire. Il est remarquable que dans beaucoup de civilisations, les dieux dominent l’espace ou occupent les montagnes les plus élevées, tandis que l’enfer, lorsqu’il y en a un, est souterrain. Les titans vaincus, les anges déchus sont précipités des hauteurs dans le sein de la terre : c’est toujours la chute. Le héros de l’ouvrage d’Albert Camus nous raconte qu’il ne se sent lui-même et à l’aise que sur les sommets et que la pire dégradation qui puisse être infligée à un homme, c’est de l’enfermer dans un cachot situé au-dessous du niveau du sol … Ces images prennent leurs références dans une symbolique qui reste d’essence religieuse …

L’auteur a appelé La Chute (1) : « récit », quoiqu’il y ait à peine un récit, presque pas d’événements, aucune intrigue ni progression. Il s’agit de la confession de Jean-Baptiste Clamence, confession d’une sorte particulière, parce qu’elle évoque, beaucoup plus qu’une vie individuelle, des remarques morales et générales. Le don le plus éclatant de Camus c’est de transformer ces formules en réalités tangibles, c’est de donner à des remarques abstraites l’épaisseur du concret.

Ce que beaucoup d’écrivains du XVIIe et du XIXe siècle parvinrent à si bien faire : rendre vivantes leurs analyses psychologiques, Camus le réussit dans l’analyse philosophique. Celle-ci, grâce à un style généralement composé de phrases courtes, nous donne une sensation de profondeur ; la pensée, enfermée dans une forme parfaitement adéquate, prend des prolongements inattendus.

Un avocat brillant

Un bar d’Amsterdam : le Mexico City où règne Clamence. Pour Camus, la Hollande, c’est le « cœur des choses », un « enfer bourgeois ».

Jean-Baptiste Clamence habite dans le quartier juif, où 75.000 Juifs furent déportés, sur les « lieux d’un des plus grands crimes de l’histoire ». L’univers concentrationnaire hante la pensée de l’auteur : il n’y fait que quelques allusions brèves, mais nous sentons que, pour lui, la naissance de cet univers depuis quelque vingt ou trente ans a définitivement perverti l’homme. Trop de crimes. Trop d’horreurs. Comment les accepter ? Plus d’issue – sous les apparences d’une légalité souveraine. Je cite, presque au hasard, une de ces anecdotes, dont Camus nous donne le raccourci en quatre lignes :

« Savez-vous que dans mon petit village, au cours d’une action de représailles, un officier allemand a courtoisement prié une vieille femme de choisir celui de ses deux fils qui serait fusillé comme otage ? Choisir, imaginez-vous cela ? Celui-là ? Non, celui-ci. Et le voir partir. N’insistons pas. »

Clamence a d’abord été, dans la première partie de sa vie, jusqu’à la chute, un brillant avocat, spécialise dans la défense des « nobles causes », de la veuve et de l’orphelin, avec le sentiment de se trouver toujours du bon côté de la barre et un mépris naturel, instinctif pour les juges. Sans doute, il en faut, des juges. Mais comment des hommes, pensait Clamence, peuvent-ils se proposer d’eux-mêmes pour cette dégoûtante fonction ? Notre avocat était en outre généreux et courtois, prêt toujours à rendre service, à aider, par exemple, les aveugles à traverser la rue. Son accord était total avec la vie ; certains matins, il se sentait « fils de roi ou buisson ardent », « désigné … », « autorisé au bonheur », toujours comblé, jamais rassasié …

Jusqu’au jour où … un rire éclata derrière lui … dans son dos … un bon rire, naturel, presque amical … Et, cependant, il était seul. C’était sa véritable bonne conscience, jusqu’alors secrète et cachée, qui se moquait soudain de l’autre, qu’il prenait tant de plaisir à étaler et qui n’était qu’une mauvaise conscience déguisée. Car, que signifie : défendre de « nobles causes ? » N’y a-t-il pas « des veuves abusives et des orphelins féroces ? » Qu’y a-t-il de réel dans le mépris des juges si on est amené, pour gagner sa vie, à dialoguer avec ces gens qu’on méprise ? Un avocat, même de nobles causes, ne fait-il pas quand même partie du système répressif ? Les juges punissaient, les accusés expiaient et moi, libre de tout devoir, soustrait au jugement comme à la sanction, je régnais librement … »

La servitude des autres

Cet homme, qui était certain d’avoir atteint plus haut que l’ambition, à la vertu, n’était pas plus honnête dans sa vie privée que dans sa vie professionnelle. Il croyait avoir des amis et honorer l’amitié. Mais l’amitié, explique aujourd’hui Clamence, est distraite ou du moins impuissante ». Et il ajoute : « L’homme est ainsi, il a deux faces : il ne peut pas aimer sans s’aimer. » Ici apparaît une première faille dans cette dénonciation générale de l’homme, dont Camus nous instruit par la confession de son personnage. Aime ton prochain comme toi-même, c’est sans doute la plus grande parole d’amour qui ait été jamais dite. Mais il faut d’abord s’aimer soi-même, Spinoza l’explique ainsi :

« Perfection et existence sont synonymes. La vertu, c’est d’être, c’est désirer, c’est vivre, agir selon la loi de notre existence propre. En partant de là, tout affranchissement devient possible. »

En amour, Clamence a découvert qu’il n’était pas plus sincère. Il usait de tous les trucs de la séduction, menait toutes sortes de liaisons simultanées de pair, mobilisant tant de femmes à son service pour les avoir un jour ou l’autre sous la main.

Cet homme, qui avait rêvé d’être un homme complet et respectable, ne répugnait pas à user de la servitude des autres. Jadis, l’esclavage était franc. Aujourd’hui, « qu’on soit contraint de l’installer chez soi ou dans les usines, bon, c’est dans l’ordre … ». Commander est dans la nature de chacun, soit, c’est-à-dire se fâcher sans que l’autre ait le droit de répondre. Par exemple : « On ne répond pas à son père … ». Mais lui, Clamence, il voulait la servitude, mais une servitude souriante, pour pouvoir appeler plus facilement hommes libres ses esclaves.

Ainsi glissait-il à travers l’amour, les guerres, la misère, serein, supérieur, bienveillant, mais, en réalité, totalement indifférent. On pourrait croire que c’est un pamphlet contre la tartufferie généralisée de l’homme que Camus a voulu dresser à travers son Clamence, avec plus d’ironie que de sarcasme. Mais Clamence, à certains moments, se sent bien personnellement concerné : Il a honte. Il entend à nouveau le rire derrière lui … Puis, s’élève en lui un souvenir plus ancien ; voici une femme penchée sur le parapet d’un pont ; quelques instants plus tard, un bruit, qui parut à Clamence formidable, d’un corps qui s’abat sur l’eau. Presque aussitôt, un cri, plusieurs fois répété. Il voulut revenir sur ses pas, mais continua son chemin : « Trop tard, trop loin … » pensa-t-il. Je ne sais si l’auteur a voulu que s’applique à ce cas le récent article du Code concernant la non-assistance à personne en danger.

Le procès des autres

Quoique linéaire, le récit de Camus va cependant beaucoup plus loin. Il ne s’agit pas seulement d’un homme qui dénonce « la duplicité profonde de la créature ». (La « créature » est bien ici le mot de Camus).

« J’ai compris, déclare alors Clamence, que la modestie m’aidait à briller, l’humilité à vaincre et la vertu à opprimer. Je faisais la guerre par des moyens pacifiques et j’obtenais … , par les moyens du désintéressement, tout ce que je convoitais ».

Ce perpétuel mensonge donnera-t-il à Clamence le dégoût de lui-même ? Non, mais avant tout le dégoût des autres. C’est le procès des autres qu’il fait et refait constamment et son procès par les autres qu’il craint. Il a peur d’être jugé, autrement dit, de prendre conscience. La conscience donne le sentiment de la détresse. La conscience, « hideux espion de la causalité », comme dit Lautréamont. Pour lui échapper, il faudrait ne pas prendre la vie au sérieux, se représenter sans cesse, selon le mot de Jacques Vaché, « l’inutilité théâtrale de tout ». Mais ni Camus, ni son personnage n’y parviennent quand il s’agit l’amour, de la mort et du salaire et des misérables ».

Certes, les hommes font un abus du mot de « justice », et c’est au nom du Christ qu’ils prétendent juger. On parle beaucoup de pitié, mais on n’acquitte personne. –

« Savez-vous, demande Clamence, ce qu’est devenue, dans cette ville, l’une des maisons qui abrita Descartes ? Un asile d’aliénés. Oui, c’est le délire général et la persécution … ».

La grande idée du pardon est oubliée : l’innocence refusée à l’homme. Au problème du mal, l’auteur ne voit pas d’issue. Sinon peut-être dans ces mots qui reviennent en sous-entendu, vers la fin du récit, comme un leit-motiv : « Ne jugez pas. »

Léon PIERRE-QUINT.


(1) N. R. F.

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