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Maurice Nadeau : Kateb Yacine juge l’islamisme

Article de Maurice Nadeau paru dans France Observateur, septième année, n° 327, 16 août 1956, p. 13

LA publication par Esprit, l’an dernier, d’une pièce de Kateb Yacine : Le cadavre encerclé, avait attiré l’attention sur un jeune écrivain algérien qui ne ressemblait à aucun autre. Celle de Nedjma (1) confirme l’impression qu’on avait éprouvée à la lecture de la pièce et invite à considérer l’auteur de ces deux œuvres comme tout à fait singulier. Il écrit en français mais ne possède aucun autre point de référence avec notre littérature, avec nos conceptions traditionnelles du théâtre et du roman. Fort conscient de sa singularité, il a récemment montré (2) combien il était abusif de réunir sous la même dénomination d’« écrivains d’Afrique du Nord » des écrivains français comme Albert Camus, Jules Roy, Emmanuel Roblès, des « assimilés » qui s’insèrent naturellement dans une tradition qu’ils ont appris à connaître en même temps que notre langue : Mammeri, Memmi, Feraoun, Dib, Malek Ouary, et, enfin, de jeunes écrivains et poètes qui, comme lui, n’entendent utiliser la langue française que comme moyen d’exprimer un monde de pensées et de sentiments, une conception de l’univers profondément arabes. Pourquoi n’écrivent-ils donc pas en arabe ? Parce que, déclare Kateb Yacine, l’arabe est, littérairement, une langue morte, celle des « vagissements des Ulemas tombés en enfance » et que la littérature arabe (sauf la littérature de type oral), n’intéresse plus les nouvelles générations formées au désir de l’indépendance et de la liberté, ouvertes au monde moderne, par les colonialistes eux-mêmes.

Un univers stellaire

Cette position d’un jeune écrivain, qui est en même temps un nationaliste, n’est pas plus facile à tenir sur le plan de la lutte qui oppose son pays au nôtre que sur le simple plan de la littérature. Bien des amis de Kateb Yacine lui reprochent d’attaquer les traditions musulmanes en un moment inopportun. De notre côté, on peut montrer quelque scepticisme à l’endroit d’un écrivain qui prétend considérer une langue, malgré tout d’emprunt, comme le simple véhicule d’idées ou de sentiments qui sont étrangers à l’ « esprit » même de cette langue. S’il ne veut pas donner l’impression d’être à lui-même son propre traducteur, il doit opérer une conversion difficile et dont on voit peu d’exemples : Kafka, Tchèque et Juif, écrivant en allemand.

Bien entendu, nous ne pouvons affirmer que Kateb Yacine soit allé jusqu’au bout de sa gageure – seuls des Arabes lettrés pourraient le dire – mais, nous pouvons constater qu’il nous fait entrer dans un monde que les écrivains algériens, ses prédécesseurs, ne nous avaient pas encore révélé. Monde étrange et quelque peu obscur, dépaysant à l’extrême, où nous nous orientons difficilement. Les coordonnées traditionnelles du temps et de l’espace font défaut, comme fait également défaut ce qui, dans un roman, fixe l’attention du lecteur : des individualités convenablement cernées et définies, à l’intérieur desquelles nous nous coulons, une intrigue soutenue où l’ « histoire » de chaque personnage concourt à la formation d’une « histoire » plus vaste, en évolution, et pourvue de significations diverses. Qu’il soit russe, allemand, anglais ou français, l’art du roman se ramène à quelques règles élémentaires que même un Joyce ou un Faulkner ont respectées avant de les transgresser. D’entrée de jeu, Kateb Yacine se situe en-deçà ou au-delà de ces règles. Il procède tout autrement.

Il a construit un univers stellaire. En son centre, il a disposé un soleil : Nedjma, autour duquel gravitent un certain nombre d’étoiles grandes et petites, pourvues elles-mêmes de satellites. Si le soleil est fixe et brille à peu près toujours avec la même intensité, nous ne le connaissons que par ses reflets sur les astres qui l’entourent et dont le mouvement régulier les approche ou les éloigne périodiquement de sa lumière. Il en va de même, par rapport à eux, de leurs satellites. Et comme tous ces astres sont prisonniers du même mouvement qui, à intervalles fixes, les rend également présents, il s’ensuit dans une espèce de « retour éternel », une confusion complète du passé, du présent et de l’avenir. L’histoire commence à un moment quelconque, se développe, s’arrête, recommence au même point, prend une autre direction qu’elle suit quelque temps avant de revenir à son point de départ, et ainsi de suite. Nous sommes à l’intérieur d’un mouvement circulaire dont les orbes se recouvrent sans se confondre (sans quoi l’auteur se bornerait à répéter ce qu’il a dit). L’image de la pierre jetée dans l’eau ne suffit pas à rendre compte de ce mouvement : au lieu de couvrir une surface, les ondes finissent ici par enserrer un volume d’espace et de temps qu’au terme du livre nous connaissons en tous ses points. Sauf Nedjma, qui se contente d’être et qui n’a point bougé, toujours la même avec sa chevelure de feu, sa beauté d’un éclat insoutenable, ses origines mystérieuses, l’importance bénéfique ou maléfique qu’on lui prête, les autres personnages ont passé par tous les âges de la vie, tantôt vieux, tantôt jeunes, tantôt adultes, tantôt enfants, indifféremment. A quatre d’entre eux qui sont de la même génération : Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha, il arrive des aventures fort différentes, mais l’amour semblable qu’ils portent à Nedjma (qui n’est pas seulement une femme : vraisemblablement le symbole de l’Algérie libre) les fait se confondre ; entre eux au point qu’il est souvent difficile de savoir qui parle et de quel autre on parle.

Reconstruire l’histoire selon nos normes cartésiennes aboutirait à un roman tout autre et fort difficile à résumer. Quatre jeunes gens, vivant en des points divers de l’Algérie, ont participé, alors qu’ils étaient étudiants au lycée ou à la medersa, aux mouvements insurrectionnels de juin 1945. Ils ont été, soit arrêtés, soit renvoyés de l’école, et tombent dans le déclassement social : les emplois manuels ou la bohême impécunieuse. Apres avoir couru chacun ses aventures, ils se retrouvent comme manœuvres sur le même chantier. C’est là que l’histoire commence et c’est en même temps là qu’elle s’arrête, leur constellation se trouvant brusquement détruite à la suite de brutalités exercées par Lakhdar sur la personne du chef de chantier, M. Ernest, et du meurtre d’un entrepreneur de transports, M. Ricard, par Mourad. Mourad est arrêté, les trois autres s’enfuient.

Faulkner dépassé

Plus que les événements de leur enfance, ce qui les a liés, c’est la découverte par chacun d’eux, à un moment ou à un autre, de Nedjma, dont ils sont tombés amoureux et dont ils s’appliquent, chacun pour soi, à débrouiller l’histoire mystérieuse. Il semble qu’elle soit fille d’un Algérien et d’une Française qui aurait eu plusieurs amants. L’un de ceux-ci a été le vieux Si Mokhtar qui l’a enlevée après et avant de s’être livré à beaucoup d’autres enlèvements et qui a probablement tué l’époux légitime. Cet époux était le père de Rachid, lequel pourrait bien par là être amoureux de sa sœur, laquelle, sans le savoir, s’est mariée à son propre frère, Kamel, fils certain celui-là, de Si Mokhtar. Cette situation, embrouillée comme on le voit, se complique à l’infini par la découverte incessante de nouveaux liens possibles de parenté entre les divers personnages ou leurs ascendants d’une part, et Nedjma d’autre part. Nous sommes plongés au cœur d’une histoire tribale auprès de laquelle les histoires de famille à la Faulkner semblent faciles à déchiffrer.

Toujours est-il qu’aucun des quatre larrons (il y a toutefois doute pour l’un d’entre eux) ne parviendra à se faire aimer de Nedjma. « Enlevée » par son père supposé, Si Mokhtar, elle est de nouveau enlevée par l’un des mâles de la tribu resté fidèle au vieil ancêtre, Keblout, à la vie légendaire. Que le ravisseur (et assassin de Si Mokhtar) soit un nègre jette une lueur sur la composition de cette tribu arabe, décimée et dispersée par les Français de Bugeaud, mais se reformant toujours et toujours suffisamment vivante en esprit pour venger la traîtrise de ceux de ses membres qui pactisent avec les envahisseurs, et pour considérer que Nedjma, pourtant fille d’une Française, lui appartient. Pour l’auteur, la vraie réalité de l’Algérie se trouverait là, dans la tribu. Les Français les ont décapitées, décimées et voulu en faire des familles à l’occidentale. Elles se regroupent et luttent perpétuellement contre les conquérants, qu’ils aient été Romains, Turcs ou Français. « Nous ne sommes pas une nation, pas encore », déclare le porte-parole du nationaliste Kateb Yacine ;

« nous ne sommes que des tribus décimées. Ce n’est pas revenir en arrière que d’honorer notre tribu, le seul lien qui nous reste pour nous réunir et nous retrouver, même si nous espérons mieux que cela ».

Pour lui, la grandeur d’Abd-el-Kader, « homme d’action et de plume », réside dans le fait qu’il réalisait précisément l’unification des tribus algériennes au moment même où les Français ont brisé son effort pour plus d’un siècle.

La patrie algérienne est une réalité que l’auteur place au centre de son roman. Elle a ses racines dans l’ancienne Numidie conquise par les Romains et son esprit, qui s’incarne dans les tribus, ne doit rien aux conceptions modernes du nationalisme. Il est fait d’amour du sol, de relations à la fois barbares et raffinées entre les hommes, de subtils et complexes rapports de parenté, d’un farouche désir d’indépendance et de liberté soutenu par une indomptable fierté guerrière. C’est un esprit assimilateur qui, tout en haïssant le conquérant, l’absorbe peu à peu et que symbolise aujourd’hui, pour Kateb Yacine, Nedjma, fille d’un Algérien et d’une Française et pourtant fille de la tribu.

« Comme les Turcs, les Romains et les Arabes, les Français ne pouvaient que s’enraciner, otages de la patrie en gestation dont ils se disputaient les faveurs ».

En empêchant la naissance de cette patrie, ils travaillent contre elle sans doute, mais plus encore contre eux-mêmes. Elle se fera sans eux et ils en seront chassés, alors qu’ils auraient pu en faire partie.

Le nationaliste se dresse moins ici contre les Français que contre ses frères dont il déplore l’arriération, soigneusement entretenue par l’occupant sans doute, mais vantée, bénie et cajolée par les chefs musulmans eux-mêmes. Il dénonce les méfaits de l’islamisme qui, au lieu de créer des hommes, fabrique des esclaves-révoltés :

« J’approuve votre présence à la mosquée … mais vous commencez par la fin ; à peine savez-vous marcher qu’on vous retrouve agenouillés ; ni enfance, ni adolescence : tout de suite, c’est le mariage, c’est la caserne, c’est le sermon à la mosquée, c’est le garage de la mort lente. »

Il se moque de Kamel, le mari de Nedjma, qui « taquine le luth et, en cette matière, admire l’avant-garde égyptienne dont le leader a réussi ce prodige d’imiter, avec son violon, les appels chevrotants des muezzins ». Plus significativement encore, un de ses personnages embrasse un sous-officier français, son ennemi juré, pour ces simples paroles :

« Pour moi, une église ou une mosquée, c’est du pareil au même. Je me casse pas la tête pour ça. Je suis d’un pays de prolétaires » (quelque coron du Nord).

Il faut voir encore comment est ridiculisé le saint pèlerinage à La Mecque :

« La moitié de ceux qui viennent ici », déclare le vieux filou Si Mokhtar, « n’ont que le commerce en tête ; c’est comme une foire annuelle patronnée par Dieu ».

Bref, le Coran, sans doute une admirable construction de l’homme religieux, est révéré par des fidèles « qui n’en sont même pas au paganisme, ni à l’âge de pierre : qui peut dire où ils en sont restés, à quelle monstrueuse attente devant leur terre assoiffée ? »

Poésie et lucidité

On voudrait qu’il existât en Algérie beaucoup d’esprits qui, comme Kateb Yacine, allient le sens de la plus profonde poésie à une lucidité sans entraves. Alors nous perdrions un peu de cette crainte à voir triompher en Afrique du Nord des hommes qui sont séparés de nous par toute l’épaisseur des nationalismes périmés et des religions étouffantes. Kateb Yacine est ennemi de la France, il n’y a pas de doute à se faire là-dessus, mais cet ennemi, pour les mêmes motifs que nous, se bat dans son propre camp contre tous ceux qui se font de l’homme une image mesquine, rabougrie, asservie à des croyances et des déterminations d’un autre âge. Il postule un modèle d’humanité qui, parce qu’elle visera à l’universel, n’aura pas honte de se dire arabe ou française. En attendant ce beau jour, admirons le courage de l’auteur et saluons son talent.

Maurice NADEAU.


(1) Kateb Yacine : Nedjma (Ed. du Seuil).

(2) Dans une interview donnée aux Lettres Nouvelles (juillet-août 1956).

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