Article signé C. S. paru dans L’Algérie libre, 3e année, 24 février 1951, p. 2
Il y a deux mois, sur la demande de quelques jeunes spectateurs antisémites, un film nazi, Le Juif Süss, a été projeté dans un cinéma du Quartier Latin, à Paris. L’Association des Etudiants israélites a tout de suite alerté tous les groupements de jeunesse estudiantins et démocrates. Ils ont tous manifesté ensemble d’une manière telle que le film en question a été définitivement interdit. Et c’est justice, car il est inadmissible que le cinéma, qui est l’art populaire par excellence et doit en ce sens être un instrument de rapprochement entre les peuples et dirigé au service de la paix, devienne un organe pour la propagande de guerre, inspirée par la haine et le racisme.
Il y a deux années, le film anglais Oliver Twist a été, pour la même raison, la cause de troubles assez graves en Allemagne occidentale. Il a fini par disparaître à peu près de tous les écrans du monde. C’est également justice.
Malheureusement, ces films racistes ne sont pas les seuls. Toute une pléthore de films « antiarabes » continuent à encombrer les écrans de France et des pays qu’on appelle « Union Française », ou encore mieux : « pays où s’exerce le rayonnement spirituel de la France ».
Le film Manon en est un triste spécimen. Il a été tourné comme par hasard au moment de la guerre en Palestine. On y représente deux jeunes dévoyés pendant la Libération, dans une atmosphère morbide et obsédante. Après toutes sortes de péripéties, on les retrouve dans le décor désolant d’un désert palestinien avec un groupe d’émigrés israéliens. Et voilà qu’apparaissent des méharistes arabes, tels de sinistres carnassiers des déserts ; ils ne repartent qu’après le carnage … Au moyen de l’éclairage et de l’angle de prise de vues, Clouzot a eu le triste génie de montrer les chameaux plus terribles que les bombardiers nazis aperçus au début du film.
Qu’à la sortie du spectacle quelqu’un se hasarde à parler en arabe, le moins impressionnable des spectateurs verrait en lui un véritable monstre à deux pattes.
J’affirme, sans la moindre exagération, n’avoir jamais vu un film où l’Arabe est représenté en tant qu’être humain, avec un comportement d’homme moral. C’est toujours le sauvage à la voix rauque, c’est le sanguinaire qui déchiquète ou le serviteur obséquieux et veule. Et cela dans les films où l’Arabe tombe en quelque sorte comme un « cheveu dans la soupe ».
Ainsi, par exemple, dans Au Grand Balcon, un film sur l’aviation civile, un film sur l’héroïsme et le sacrifice des premiers pilotes. D’un bout à l’autre du film le spectateur est transporté par des sentiments élevés ; il atterrit, pour ainsi dire, juste pour voir un vieil Arabe poignardant lâchement un adolescent.
Quant aux films « exotiques », ils ont fini, à vrai dire, par devenir inoffensifs. La pauvreté des scenarii, l’utilisation des mêmes poncifs ont fini par fatiguer le spectateur, fût-il le plus fanatique des colonialistes. Il suffit de voir une affiche représentant un palmier, un chameau, puis à l’arrière-plan un bordj arboré du tricolore, pour deviner tout le reste ; c’est une tribu d’Arabes (ou de Chaambas) primitive, féroce, sans foi ni moralité ; le serviteur arabe soumis, loyal, mais indigne de confiance ; il ne gagne l’estime de ses chefs qu’une fois mort … et il est alors décoré à titre posthume. Et le héros c’est … noblesse oblige, « l’homme blanc », l’officier de la coloniale, homme énergique et généreux ; mais cette grande âme ne trouve son éloquence que dans les rafales de mitrailleuses. Ce que le génie des scénaristes n’a jamais pu truquer, c’est que ces Arabes (ou ces Chaambas) meurent toujours sur leur sol natal, au seuil de leur demeure.
Tout cela n’a satisfait ni la haine, ni le racisme de certains producteurs de films. Aujourd’hui ils dépassent toutes les limites. Un nouveau chef-d’œuvre vient de faire son apparition dans deux grands cinémas parisiens. Le titre de ce film est anodin : Demain nous divorçons. Le personnage principal du film est un être misérable, ridicule … ce n’est pas un Arabe, ce n’est même pas un homme. Et pour cause ; l’Arabe a toujours été présenté comme un animal, on a trouvé plus simple, cette fois-ci, de présenter l’animal comme un Arabe. Le personnage est un chien et un chien méprisable. Il s’appelle « Mohamed » et pour bien montrer que ce n’est pas inconsciemment qu’il a été dénommé ainsi, on spécifie bien « Mohamed Ben Saïd, le triste descendant d’une race inculte ».
Les limites sont dépassées : ce n’est pas seulement une insulte à notre race, c’est aussi une insulte à notre religion. Que penserait donc tout homme sensé, qu’il soit religieux ou athée, s’il venait à entendre un chien publiquement appelé Jésus ou Moïse ? Il aurait, certes, autant de révolte que de mépris devant une telle mentalité.
Ce film est bien passé par la censure. Il a été validé. Les pouvoirs publics partagent la responsabilité d’une aussi stupide profanation.
C. S.
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