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Mohammed Dib : Le cercle de fer

Article de Mohammed Dib paru dans Droit et Liberté, n° 126 (230), septembre 1953, p. 2

LE moindre élan du cœur, chez les Algériens dits (ici) européens, est rabattu par l’idée qu’il pourrait aller à un homme ou à une femme, qui ne sont qu’indigènes. Le voilà, le racisme : il empoisonne le cœur et le vide, comme le ver le cœur du fruit. Je ne parle pas de tout ce qui est officiel, qui représente la codification rationnelle et étendue à toutes les branches, du racisme. Ainsi sont appauvris dans leurs sentiments, de simples gens, qui ne demandent qu’à laisser parler leur cœur.

C’est ainsi que le racisme repose sur des privilèges, matériels et moraux. Ces privilèges eux-mêmes reposent sur tout un édifice d’abus, où l’inégalité est de rigueur. Ces abus s’appellent : oppression de tout un peuple, spoliation à l’échelle d’un pays, exploitation et répression.

Toute l’horreur qu’englobe le mot colonialisme.

ON peut être animé de bons sentiments et être, sans l’avoir choisi, d’une société dont la structure même est déterminée par le colonialisme ; mais vous êtes pétris dans cette structure : le colonialisme est aussi une éthique et une éducation, qui impriment en vous un tour d’esprit tel qu’il en résulte à l’égard du peuple algérien, son passé, sa culture, etc … une incuriosité énorme, une incompréhension totale, – le mépris.

Et le cercle de fer inexorablement se referme. La société colonialiste constitue un monde clos sans devenir.

Certes, en fait de connaisseurs de passé et de culture, l’Algérie est dotée de distingués arabisants : mais on proscrit, par exemple, l’enseignement de l’arabe des écoles. En ce qui concerne ce passé et cette culture, et la civilisation arabe en général, ces doctes personnages passent sous silence ce qu’ils veulent et falsifient le reste. Ils ont tous des attaches avec le Gouvernement Général, et cela ne les surprend point.

De proche en proche le cercle se resserre.

Car il n’est pas possible qu’une société, malgré son degré de culture, ses manières policées, l’étendue de ses connaissances techniques, puisse asseoir son existence, sa tranquillité et son confort sur les sanglantes horreurs que j’ai nommées plus haut, et conserver en même temps l’étincelle de vie. Elle est morte en dedans, vidée et condamnée ; et le racisme est le signe d’une maladie qui ne pardonne pas.

CEPENDANT les individus eux-mêmes, pris un à un, ne sont pas irrémédiablement perdus ; la profonde poussée venue du fond du peuple algérien les libérera du cercle de fer et les restaurera dans leur dignité d’homme.

Longtemps verrouillées à l’intérieur de la société colonialiste, ils recevront alors le souffle de vie de ceux qu’ils méprisent aujourd’hui et couvrent de leur haine raciale. Seulement alors, commencera l’effort fécond de la compréhension mutuelle, en même temps que l’édification d’une Algérie regénérée. Mais rien n’empêche d’y aider dès à présent. Certains, déjà, se sont rangés du côté de ceux qui luttent contre le colonialisme, et partant contre le racisme.

Par Mohammed DIB
Grand Prix Fénéon