Article d’André Wurmser paru dans Les Lettres françaises, n° 455, du 5 au 12 mars 1953, p. 3
Mohammed DIB : La grande maison (Ed. du Seuil). – Mouloud MAMMERI : La colline oubliée (Plon)
JE ne puis parler du prix Veillon : le livre de Marie Mauron – la gaie, l’hospitalière, la charmante Marie Mauron – a été couronné avant que l’éditeur ne le publie. Mais le prix Fénéon s’oppose, une fois de plus, aux prix « classiques » comme la vie s’oppose à la poussière. Qu’il me soit permis de répéter ici deux citations. Mme Beck, prix Goncourt pour un livre que Léon Bloy aurait pu écrire, rapporte le dialogue d’un prêtre et d’une âme qu’il va pécher :
« Il vous manque un mari. – Tant pis, je me fais l’amour avec un bout de bois. »
M. Perry, prix Renaudot, explique la brutalité avec laquelle fait l’amour un personnage en tout autre point fort insipide :
« Ma violence m’est apparue si nécessaire que je ne songeais pas à la regretter. Pour la première fois, j’avais vraiment possédé une femme. »
Mais en voilà assez avec ces tristes choses, avec ces choses mortes.
Mohammed Dib a reçu le prix Fénéon et il faut en féliciter le jury et le lauréat.
LA Grande Maison est un livre qui ne raconte presque rien, qui se contente d’évoquer, qui envoûte, sans truquage, ni mystère, ni pouasie, comme disait Léon-Paul Fargue, rien qu’à force d’être évidemment vrai. Son horizon semble enfermé dans cette bâtisse de Tlemcen, où la chaleur est proprement infernale, et où vivent, si cela peut être appelé vivre, des pauvres. Le personnage centra! est un enfant, un irrécusable enfant dont toute l’histoire est ainsi résumée : « Il avait terriblement faim, toujours. » Il poursuit deux rêves : le pain et la dignité : « Ne pas être humilié. » C’est le rêve – paradisiaque – de tout un peuple – le peuple algérien, le peuple de Mohammed Dib. C’est le rêve de tous les habitants de la Grande Maison, où il n’est d’autre méchanceté que celle qui contraint ces femmes, ces grands-mères, ces enfants, ces hommes à vivre sans pain – et qui ne peut les contraindre à vivre sans dignité, tout odieusement exploités qu’ils soient, si effroyable que soit leur dénuement. Il n’y a là ni romantisme ni misérabilisme. L’écrivain fuit le clinquant du pittoresque : les coutumes, la politesse, les écarts, les superstitions, les colères, les habitudes des pauvres opprimés ne sont pas prétextes à pages d’anthologie ; ils collent à l’âme des personnages : Omar, le pauvre écolier, sa mère Ainsi, qui s’échine à sa machine à coudre, pour le pain rien que pour le pain, et pas même pour tout le pain dont ses enfants ont faim, les jeunes sœurs, la tante, la grand-mère, la voisine, la « petite cousine ».
LE mot colonialisme ne figure pas dans ce livre, ni le mot exploitation ; ils détonneraient comme un coup de pistolet dans un concert – mais l’idée politique de la sujétion, de l’oppression, y est inscrite, et, avec elle, l’espoir.
Pour que ce monde sans justice et sans pain soit un monde sans espoir, il faudrait que la question de la justice, que la question du pain ne fussent pas posées. Mais l’horrible résignation elle-même pose ces questions, ne serait-ce qu’en les déclarant insolubles. La tante égoïste et riche ou du moins pas aussi pauvre que les plus pauvres – demande à Omar :
« Qu’est-ce que tu te crois pour prétendre à l’instruction ? »
– Je me crois un homme, répondra, va répondre l’enfant.
Déjà, sa réponse est en nous, ses frères responsables. L’autre a beau rabâcher la morale des soumis, la morale immorale de la jungle :
« Il te faudra supporter la dureté des autres, être prêt à rendre dureté pour dureté. N’espère pas le bonheur. Qui es-tu pour espérer le bonheur ? »
– Je suis un homme, répondra, va répondre l’enfant.
Pas de justice et pas de pain. Pas d’issue non plus ? La « petite cousine », la vieille femme discrète et souriante, ne connaît pas l’issue, mais elle a une façon de dire nous qui fait de ce petit mot le Sésame de toutes les prisons :
« Quand je dis : Nous, ce n’est pas de nous qui sommes là, les uns près des autres, c’est de nous et des autres que je veux parler. »
L’enfant lui-même entrevoit que tous les autres ne sont pas nôtres.
« Il y a les riches ; ceux-là peuvent manger, Entre eux et nous passe une frontière, haute et large comme un rempart. »
Et quelques-uns déjà disent qu’il est une issue, qu’il peut v avoir, qu’il y aura, pour les enfants, brutalisés, pour les femmes jacassantes, harassées de travail mal payé, de chaleur, de malheur, pour les vieilles qui sont « un poids » et cependant n’en finissent pas de mourir, pour « nous », pour le nous de la « petite cousine », – du pain et des roses.
Quelques-uns, tel Hamid, dans la Grande Maison – Hamid qui lit toute la nuit et a la science de dire comment sont les choses, et qui est donc pourchassé, qui sera peut-être torturé, tué, comme tel autre. Le livre qu’il prête au petit, c’est Les Montagnes et les Hommes, le livre du monde qui change et qui chante. La police le recherche ; elle fouille la grande maison – alors les femmes
« regardèrent Hamid comme celui qui était en possession d’une force inconnue … Leurs maris le saluèrent avec plus de respect aussi. Tant il est vrai que chez nous la science bénéficie d’une grande vénération, si grande que parfois elle se laisse facilement abuser par de faux savants comme par de faux prophètes ».
Chez nous, dit, avec raison, l’auteur d’Algérie, triptyque dont La Grande Maison n’est que le premier volet. Chez nous, peuvent dire avec la même fierté les hommes de tous les peuples, qui, même s’ils ne connaissent pas l’extrême misère d’Omar et des siens, vivent sans tout le pain auquel ils ont droit, et qui, reprennent à leur compte la phrase de Mohammed Dib :
« Cette justice est faite contre nous, parce qu’elle n’est pas celle de tous les hommes. »
Il n’est pas vrai que des peuples soient à bon droit opprimés, affamés, maintenus dans le malheur. Il n’est pas vrai que le malheur soit chose naturelle, quoi qu’en disent les faux savants, les mauvais prophètes et les gros colons. « Notre malheur est si grand qu’on le prend pour la condition naturelle de notre peuple. Il n’y avait personne pour en témoigner, personne pour s’élever contre. C’est du moins ce que nous croyions. Et il se trouve des hommes qui en discutent devant nous, qui le désignent du doigt : « Le mal est là. » Nous ne pouvons faire moins que de répondre : « Oui. » Ces hommes sont menacés de prison ? C’est donc qu’il « n’y a plus de déshonneur à aller en prison, maintenant ». Et si « les hommes » disent que « le malheur est là » ils disent du même coup que le malheur peut être aboli. Connaître le mal, c’est le vaincre déjà. Omar s’interroge : « Et personne ne se révolte. Pourquoi ? C’est incompréhensible. Quoi de plus simple, pourtant ! » Alors surgit l’image de celui qui répond à cette question : « Et voilà que le souvenir de Hamid parlant à une très grande foule se dresse dans son esprit. Hamid disait : « Pourtant, c’est simple. »
Il n’y avait personne pour en témoigner … Mohammed Dib témoigne, tout vibrant de tendresse et de pitié. Les responsables sont absents de son récit douloureux, comme s’il avait voulu signifier que le malheur du peuple algérien, c’est au peuple algérien d’en triompher – mais l’instituteur lâche entre ses dents :
« Ce n’est pas vrai si on vous dit que la France est votre patrie. »
Quoi, Kabyles et Berbères, Tunisiens et Marocains ne seraient pas des Français de vieille souche ? Le plus grand des poètes malgaches ne serait pas Lamartine ? Ni la Banque d’Indochine la plus belle fleur de la civilisation annamite ? Mohammed Dib, Mohammed Dib, ignorez-vous que l’évidence est punie par la loi ?
Il n’y avait personne pour témoigner … Ce témoin accuse, nous accuse. Quand je dis : nous, ce n’est pas seulement des autres que je veux parler, mais de nous qui sommes là, les uns près des autres, et qui ne serions pas dignes de notre patrie si nous tolérions qu’en son nom un peuple fût opprimé.
OMAR ni personne n’osait toucher, sans encourir de grands châtiments de la main des maîtres, les quelques fils de négociants, de propriétaires, de fonctionnaires qui fréquentaient l’école … Ceux-là avaient leurs courtisans parmi les élèves et les instituteurs. L’un d’eux, Driss Bel Khodja, un garçon bête et fier … s’adossait à un mur, ses hommes-liges autour de lui, et bâfrait posément. De temps en temps, quelqu’un se baissait pour ramasser des miettes qui tombaient. » Ainsi parle Mohammed Dib.
Et Mouloud Mammeri, dans La Colline oubliée :
« Nous formions deux groupes rivaux d’adolescents … Nous … à qui rien ne manquait, savions très bien que s’ils buvaient souvent à leur soif, ils ne mangeaient pas toujours à leur faim. »
Je crains que le livre de Mohammed Dib n’ait guère plu aux gens de la Résidence ; je suis persuadé que le livre de Mouloud Mammeri aura suscité un vif intérêt dans les milieux « européens » d’Algérie. C’est le roman des Algériens bien élevés ; ses personnages, s’ils sont mobilisés, sont « élèves-officiers » ; le plus grotesque est l’instituteur « promoteur de tout ce qu’il appelait des mots vagues de « civilisation », « progrès », « idées modernes » ; le plus sympathique à l’auteur est tout imprégné de « culture française » : entendez par là qu’il dit : « Comme Achille le soir, je me retirais sous ma tente », qu’il est passionnément et noblement épris, et cependant pédéraste, à l’occasion, et à coup sûr pour avoir beaucoup lu Gide : « Faire n’importe quoi n’importe quand, voilà le secret du bonheur », dit-il. Son dialogue avec un ami de sa caste est édifiant : « Tu es sous-officier, lui dit l’autre, qui le veut détourner d’un berger, et puis, il n’a tout de même ni ta culture, ni ton éducation » et le héros de répondre : « Tu es pétri des préjugés bourgeois les plus méprisables », le pire crime de la bourgeoisie étant de considérer la pédérastie avec méfiance.
IL n’y a pas de méchants, dans La Grande Maison ; il y a un vilain, dans La Colline oubliée : c’est un usurier berbère. Les idées les plus graves sont abordées ici, mais aussitôt escamotées, par des artifices de style. Des gens tiennent le maquis, mais nous ne savons pourquoi, ni comment ; leur chef a abandonné ses études, mais c’est « sans aucune raison » ; ou plutôt : « il a fait don de sa vie à quelque chose qu’il serait trop long d’expliquer » à ses parents. Mais à nous, qui sommes si intelligents, qui comprenons si vite, l’auteur n’aurait-il pu l’expliquer brièvement ?
Par ailleurs, et comme il est naturel, La Colline oubliée a toutes les « qualités » qui manquent si heureusement à La Grande Maison : ce ne sont que légendes – ma foi, peut-être authentiques – lyriques scènes d’amour, drames, avec coups de fusil, de l’honneur conjugal, récits pittoresques, extrêmement pittoresques de pèlerinages qui doivent guérir la femme de sa stérilité, et poésie de la « fiancée du soir », et morceaux de bravoure, qui manquent moins de talent que de bravoure. Ajoutez à cela un douteux relent de « régionalisme » berbère, un individualisme rance, une absence totale de tout sentiment de solidarité, et vous comprendrez qu’une humble maison, peuplée d’humbles gens qui peinent et pressentent que le malheur est injuste, nous en dise plus long que les chamarrures de cette fantasia.
A la vérité, La Grande Maison est vue de l’intérieur ; elle vit ; aucun de ses lecteurs ne la pourra oublier. La Colline oubliée est vue de l’extérieur ; tout comme Léon Bloy aurait pu écrire le livre de Mme Beck, Pierre Loti aurait pu écrire le livre de Mouloud Mammeri ; aucun de ses « élèves-officiers » ne demeurera dans notre mémoire. Ainsi s’élève entre les deux livres – entre deux mondes – « une frontière haute et large comme un rempart ».
Hélas ! la Première République, seule, fut « une et indivisible ».
Par André WURMSER
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