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Un groupe d’Israélites de Constantine : Juifs et musulmans d’Algérie peuvent et doivent s’entendre

Document publié dans Droit et Liberté, n° 158 (262), 20 septembre 1956, p. 7 ; suivi d’une lettre de Paul Tubert

Un tract ronéotypé, édité par un Groupe d’Israélites de Constantine, est actuellement diffusé en Algérie. C’est un appel lucide et émouvant à la fraternité entre juifs et musulmans. Nous ne doutons pas que nos lecteurs prendront connaissance avec un vif intérêt de ce document, dont nous publions ci-dessous de larges extraits.


Une des manœuvres les plus pernicieuses du colonialisme en Algérie fut et reste la division entre juifs et musulmans. Nous voudrions éclairer sur ce point ceux qui sont plongés dans le drame algérien ainsi que les socialistes au pouvoir en France dont les discours affirment une position anti-colonialiste.

LA SITUATION DES JUIFS EN ALGERIE

Les juifs sont en Algérie depuis plus de deux mille ans ; ils font donc partie intégrante du peuple algérien. La civilisation arabe se propageant, ils l’adoptèrent et firent de la langue arabe leur langue maternelle, à la différence de la grande majorité des juifs d’Europe qui ont conservé jusqu’à ces derniers temps une culture et un vocable originaux. Et si de nombreuses familles juives fuyant l’inquisition espagnole sont venues se réfugier en Algérie, il faut croire que les juifs n’y étaient pas malheureux.

Cette intégration des juifs dans le passé algérien, les colonisateurs tentent de la faire tomber dans l’oubli. Ils leur accordent des avantages qu’ils n’accordent pas aux musulmans, créant ainsi un foyer durable de jalousie. Les israélites bénéficient de droits civiques égaux à ceux des Français, profitent de la culture française, ce qui leur permet une évolution plus rapide dans le cadre des institutions françaises. Un courant d’incompréhension s’établit entre eux et les musulmans. Ce fossé est exploité : il s’agit de détourner contre les juifs une rancœur populaire issue de la misère.

LA VERITE SUR LE POGROME DE CONSTANTINE (1934)

1934 : Pogrome de Constantine (1). Dans la ville et les campagnes environnantes circulent des appels, répandus par des provocateurs, incitant au pillage des biens juifs et expliquant que les autorités le permettent. Celles-ci, d’ailleurs, laissent se produire, vers Constantine, un afflux inusité de fellahs par trains entiers et par camions. Là les orateurs excitent d’immenses rassemblements de foule. La tension monte. Les juifs sont affolés, mais les pouvoirs publics ne prennent aucune précaution sérieuse. On laisse faire une distribution gratuite du journal « l’Eclair », de la Ligue d’Action Franciste, où l’on peut lire : « Tout le mal vient des juifs … C’est le juif qu’il faut abattre … ». Le lendemain matin de faux bruits fusent d’assassinats d’Arabes et à dix heures pillages et tueries commencent.

De nombreux juifs n’échappent à la mort qu’en trouvant refuge dans des familles amies musulmanes et européennes. « L’arme au pied, les troupes constatent et ne procèdent à aucune arrestation » ; d’ailleurs les cartouches ne sont distribuées qu’à quinze heures. Par la suite une répression s’abat sur les musulmans de la région, pas forcément sur les coupables, et des mesures de coercition sont prises dans toute l’Algérie contre tout mouvement arabe. Ainsi les autorités se donnent un rôle de « justicier nécessaire » et en même temps enrayent momentanément les progrès du mouvement national qui est à ses débuts. Le colonialisme est ainsi le gros bénéficiaire du pogrome. Les ultras en ont été les instigateurs.

1940 : LES MUSULMANS ONT COMPRIS

1940 : Toute la presse de la colonisation vilipende les juifs et fait l’éloge du nazisme. Les pétainistes multiplient leurs encouragements auprès des musulmans à des actions anti-juives : manifestations, boycotts, pogromes, leur promettant une impunité parfaite. Mais les musulmans ont compris et, rejetant avec mépris toutes les propositions, c’est leur entière sympathie qu’ils manifestent aux juifs. Ceci, les israélites d’Algérie le savent bien et en gardent une profonde reconnaissance.

LE CYCLE INFERNAL

Nous voici aux évènements actuels. Un tract du Front de Libération Nationale, déplorant le drame de 1934, met en garde les Algériens contre toutes les manœuvres colonialistes de division et toute déviation raciste du mouvement. Pourtant, en avril-mai 1956, un cycle infernal, opposant violemment les juifs et musulmans est déclenché à Constantine. Au cours de vastes rafles sanglantes organisées contre la population musulmane, des policiers et des supplétifs israélites font du zèle. Une série d’attentats est alors déclenchée dans le quartier juif. De nombreux musulmans assurent qu’il s’agit là de provocations colonialistes tentant d’exploiter la tension, mais celle-ci croît de jour en jour, si bien que le 12 mai, une grenade, lancée par on ne sait qui, dans un café israélite, faisant quelques blessés, entraîne une incursion meurtrière de certains juifs dans la ville arabe. Les auteurs ne sont pas désarmés. Le lendemain, deuxième incursion.

Les ultras exultent, heureux de trouver des hommes de main à bon marché ; après s’être montrés des antisémites notoires, ils adressent aux juifs félicitations et flatteries. Mais le cycle se poursuit : deux bombes faisant chacune une trentaine de victimes sont jetées, le samedi, dans des lieux d’affluence du quartier israélite.

FILS D’UNE MEME TERRE …

Il ne faut pas que se renouvellent de pareilles tragédies. Musulmans et juifs, fils d’une même terre, n’ont pas à tomber dans le piège de la provocation. En revanche ils se doivent de faire front contre elle. Ne pas se laisser duper par ceux qui, il n’y a pas si longtemps, envisageaient avec désinvolture l’anéantissement total des juifs comme une étape salutaire de l’évolution de l’humanité. Se souvenir qu’ils n’ont pas désarmé ; ils ont à peine voilé leur haine et leur mépris. Mais leur racisme trouve à l’heure actuelle un autre exutoire : c’est contre les Arabes qu’ils prônent maintenant des répressions exterminatrices. Voici comment beaucoup conçoivent le terme de « pacification ».

POUR UN CLIMAT DE CONFIANCE ET D’AMITIE

Pour nous, nous préférons à cette horrible situation un vrai règlement pacifique, dont aussi bien le congrès socialiste de Lille que la conférence de Brioni ont montré la possibilité. En ceci nous nous unissons au désir profond de la France libérale et populaire.

L’une des façons d’œuvrer pour cette paix est que nous tous, musulmans et israélites, en collaboration avec les européens libéraux, écartions toutes les provocations ayant pour but de nous dresser les uns contre les autres. Pour cela il nous faut les rendre vaines en renforçant entre nous un climat de confiance et d’amitié. Si nous y parvenons, s’ouvriront pour nous tous les perspectives nouvelles d’une vie débarrassée du fardeau étouffant du racisme. C’est dans ce but que nous envoyons cette lettre.

Nous nous excusons d’avoir du rappeler de sombres événements ; nous avons jugé nécessaire de faire d’abord le plus de lumière possible sur bien des malentendus qui empêchent quantité de bonnes volontés d’agir. Mais ce n’est qu’un travail préalable. Nous espérons que notre appel sera lu, propagé, et qu’il suscitera de nombreuses initiatives semblables chez ceux qui, en Algérie, refusent de voir triompher la haine (2).


(1) Toutes les indications données dans ce passage sont attestées par le rapport de M. Lellouche, conseiller général et président du Consistoire Israélite de Constantine en 1934 et par le livre d’A. Koubi, « Les massacres de Constantine », Alger, 1934, imprimerie du Lycée.

(2) Les sous-titres ont été ajoutés par la rédaction de « Droit et Liberté ».


Le général TUBERT
ancien député-maire d’Alger

S’attachant particulièrement à examiner certains aspects du drame algérien, le général TUBERT, ancien député-maire d’Alger, nous écrit notamment :

« … En dépit d’affirmations contraires, notre comportement à l’égard des autochtones est resté entaché de discriminations raciales.

S’agissant de l’Algérie, tant dans les textes officiels que dans les rapports humains, le racisme est toujours présent avec ses servitudes et ses humiliations.

Au lieu de s’attacher à concilier des mentalités distinctes dans le respect réciproque de chaque ethnie, nos gouvernants ont trahi ce qui était l’honneur et la mission de la France, celle des droits de l’homme, dont le poète étranger disait : « Tout homme a deux patries, la sienne et puis la France ».

Au lieu d’œuvrer pour développer ce sentiment chez les musulmans, nos proconsuls, dociles aux volontés des féodaux qui sont toujours les maîtres de l’Algérie, ont maintenu les privilèges et les discriminations qui font sourdre la colère des musulmans et déchaînent la révolte atroce dont sont victimes trop d’innocents.

Au temps de l’affaire Dreyfus, les racistes antisémites ont été finalement vaincus par le courageux sursaut du peuple de France. C’est à ce même peuple qu’il faut en appeler pour triompher des racistes anti-arabes.

Le bon sens populaire comprendra ce que refusent d’admettre les politiciens au pouvoir : Ce n’est pas d’une guerre fratricide, dite de pacification, où s’entretuent des camarades de combat contre l’hitlérisme que peut surgir une solution valable et durable du problème posé !

Ce n’est pas dans le sang et par la violence que s’instaurera, sur un même sol, une communauté franco-musulmane, mais bien par une négociation loyale entre les parties. Pour chacune de celles-ci, il y a des aspirations légitimes à satisfaire et des prétentions abusives à écarter.

Les Arabes d’Algérie, pour appeler les hommes par leur nom, doivent y obtenir un statut de citoyens libres à part entière, les Français d’Algérie la sauvegarde de leurs droits et de leurs biens, la France le renouveau d’autorité et de prestige qui lui donneront des liens nouveaux et librement consentis avec l’Algérie.

Renoncer à des privilèges raciaux et à des prépondérances arbitraires, ce n’est pas perdre l’Algérie, mais c’est sauver la France. »