Article de Roger Violand paru dans Droit et Liberté, n° 92 (196), 26 octobre 1951, p. 1 et 4
« Tout homme peut engager ses services et son temps …
Nul genre de travail, de culture, de commerce ne peut lui être interdit. »
Constitution de 1793.
Art. 18-19.
– Je viens de faire un voyage délicieux en Algérie, me disait, en septembre 1951, un Monsieur qui ne lira pas ces lignes. Quelle contrée touristique originale, n’est-ce pas ?…
En été 1951, « l’originalité » principale du Sud constantinois, dans les régions de Djemaa, d’Ouargla ou de Sidi Amrane, c’est la famine, chronique, complète, qui chasse ou tue les hommes sur la route vers le Nord. Des hommes avec leurs femmes, leurs enfants et leurs troupeaux squelettiques.
En été 1951, c’est le terrible exode de la faim qui recommence une fois encore, parce que les terres fertiles et l’eau, sans quoi tout n’est que rocaille et buisson, ont été accaparées par les gros propriétaires terriens. Pour des milliers de fellahs rejetés vers le Sud, c’est la fuite loin de la misère sèche et brûlante, loin des villages où dix à quinze adultes meurent chaque jour, où quatre-vingt-seize petits enfants, comme les vôtres, meurent de faim, sur cent qui viennent au monde.
De longues colonnes humaines s’étirent toujours plus au Nord, grossies à chaque sortie des douars, sans que l’on fasse rien pour les sauver ! On laisse sans réponse les demandes d’audience formulées par les comités d’aide qui se sont constitués !
Jusqu’où vont aller ces hommes et ces femmes ?
Ils s’arrêteront aux portes des villes, de l’espoir, du travail qui recule toujours, mirage sans poésie ni pitié.
Les tentes innombrables se dressent autour de Guelma, de Biskra : Maisons de toiles de sac, de vieilles couvertures, où toute une population frappée de misère et de mort attend … que les dattes mûrissent dans région et que commence l’embauche pour la cueillette et l’emballage. Combien auront encore la chance ou la force d’être employés pour quelques dizaines de francs, ou une poignée de dattes impropres à la consommation ?
Pourtant, il faut à tout prix trouver de quoi manger pour les femmes et les enfants qui mendient leur pain dans la rue, devant les cafés pour touristes où consomment ceux qui, en rentrant, parleront d’un pays charmant. Mais il y a déjà un million de frères sans travail, en permanence, dans ce « département français » ! Et la maladie poursuit ses terribles ravages !
Alors, il reste une seule chance, qu’il faut tenter pour faire vivre ceux qui resteront et attendront la pièce qu’on enverra, de là-bas …
Les hommes valides vont s’entasser devant les guichets des grandes compagnies de navigation. Les bruits circulent plus vite que les billets … :
« On raconte que les Américains demandent, en France, de la main-d’œuvre nord-africaine. »
Tous ces hommes dans la force de l’âge, entre vingt et quarante ans (80 pour cent des émigrants) vont s’expatrier, vont se soumettre aux odieux trafics qui s’instaurent, pour avoir une place au prochain départ. Vingt mille jeunes gens, en septembre 1951, ont émigré, en une seule fois, la force vive d’un peuple ! Ils ont quitté leur pays, une administration incapable de les faire vivre décemment, et qui les a systématiquement écartés de toutes les conquêtes de la classe ouvrière.
En France, il y aura du travail, des assurances sociales …
EN FRANCE … En France, il y a les nouveaux arrivés qui vont rejoindre leurs compatriotes, groupés par régions d’origine. Ils vont tenter de travailler dans les branches professionnelles où leurs frères sont déjà nombreux. Un sur dix trouvera un emploi dans la sidérurgie ou les mines, dans les travaux les plus pénibles, sans pouvoir espérer de qualification professionnelle quelconque. Les autres « tenteront » seulement de travailler, car, dans le Nord ou à Paris, ils ne font que grossir les rangs des 100.000 chômeurs ou travailleurs flottants, dont 60.000 (soit deux sur trois environ) vivent, dans la région parisienne, dans les conditions que vous savez déjà.
S’égrènent alors ces interminables et tristes journées, sous un climat rude, dans une ville indifférente, à la recherche du gagne-pain qui ne peut être interdit à aucun homme. Et c’est le spectacle lamentable des continuels défilés devant les centres d’embauche, l’attente éreintante des hommes enguenillés, devant les bureaux de chômage. Avez-vous imaginé ce qu’il faut de courage, de ténacité, pour ainsi recommencer, dès le matin, ce carrousel écœurant !
Le seul réconfort est la solidarité de tous les compatriotes qui partagent leurs maigres repas, leurs pauvres baraques, et puis la lutte qu’il faut mener à tout prix, pour s’en sortir, tous ensemble.
Et l’allocation de chômage ? pensez-vous. Parlons-en. Le délai de séjour réglementaire, pour la toucher, a été porté de six mois à un an ! Un an de cette vie-là, pour une allocation dérisoire ! Trois cent soixante-cinq jours à passer, victimes de ces misérables trafiquants de misère qui, à l’usine de cellophane de Bezons, par exemple, demandaient 15.000 francs à qui voulait être embauché. Des mois et des mois de cauchemars pour se voir refuser la place proposée dans le journal, parce qu’on est un Algérien !
Cette somme de détresse, pour savoir que l’on est insulté dans certains journaux spécialisés qui vous traitent de bandits et parlent, à l’envi, du danger nord-africain.
Mais la vérité est plus forte, et ceux qui la disent, et l’union profonde de tout un peuple émigré : la vérité est pour une fois dans ces chiffres officiels de la Préfecture de Police, donnant, pour huit mois, le tableau suivant :
Délits | Nord-Africains | Nombre total de délinquants |
Abus de confiance | 18 | sur 1.200 |
Vols qualifiés | 164 | sur 13.955 |
Coups et blessures | 162 | sur 1.130 |
Fraudes | 24 | sur 79 |
La vérité est ici, que la criminalité, malgré cette misère écrasante, est minime chez les émigrés de la faim ! Il faut souligner en particulier le petit nombre de « vols qualifiés », dont certains ont voulu faire une spécialité de ces hommes. Quant aux « fraudes », il s’agit de fraudes administratives consécutives aux coutumières paperasseries dont ils sont l’objet.
S’il y a un problème des Nord-Africains, ce n’est donc que celui de l’amélioration de leur sort.
Pour parvenir à une solution réelle de ce problème, que la protestation unanime de tous les démocrates conséquents devienne une aide vraiment efficace dans le combat que mènent les travailleurs nord-africains, aux côtés de tous les autres travailleurs, pour la satisfaction de leurs revendications, et surtout qu’honneur soit rendu au courage et à la fraternité profonde des Nord-Africains, qui leur permettent de vivre et de lutter.
Roger VIOLAND.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.