Article de Robert Misrahi paru dans Droit et Liberté, n° 204, 15 décembre 1961 – 15 janvier 1962, p. 7 et 8 ; suivi de « Réminiscences… » par Madeleine Rebérioux
LES événements du 17 octobre ont éclaté comme une immense erreur politique commise par un gouvernement et une police apeurés ; devant les milliers d’Algériens qui manifestaient leur pure existence d’Algériens et réclamaient qu’on les tint pour des hommes, les forces de l’ordre ont laissé paraître publiquement ce qu’elles cachaient jusqu’ici dans l’ombre des commissariats, des prisons et des chambres de tortures : la haine raciste.
L’erreur des policiers fut de révéler à tous ce que les partis politiques n’avaient pas encore suffisamment expliqué ; que la guerre coloniale aux causes économiques bien claires et ordonnées s’appuie profondément, depuis sept ans, sur une passion folle de peur et de mépris, sur la haine du colonisateur qui se voit contesté comme tel par le colonisé et voudrait réduire celui-ci à n’être qu’une race inférieure, une sous-humanité qu’il convient de tuer parce qu’elle vous menace.
Mais les policiers ne sont pas des politiques : leur violence est aussi l’erreur qui, révélant malencontreusement la vérité, rend la mesure comble, jette la population entière dans la même colère et dans la même détermination, la convainc que la lutte pour la paix en Algérie et l’indépendance algérienne est, plus profondément, une lutte contre le racisme et pour la dignité ; la dignité que les Français, non les Algériens, ont perdue et qu’il est grand temps qu’ils retrouvent en libérant les Algériens.
JUIFS français, que ferons nous ? Dans quel esprit le ferons-nous ?
La tentation est celle-ci ; toutes les injustices collectives, d’essence fasciste, comportent une logique interne qui les conduit à l’antisémitisme violent, le racisme anti-musulman est donc la simple préfiguration et comme l’annonce de l’antisémitisme prochain et nous devrions, juifs en sursis, défendre et protéger l’Algérien aujourd’hui pour nous protéger et nous défendre des menaces de demain. La fraternité serait une lucidité mais cette lucidité serait exclusivement un calcul : défendons la démocratie parce que tous les autres régimes sont néfastes aux juifs et que nous sommes juifs.
CERTES ce calcul n’est pas clairement formulé ; on éprouverait plutôt dans une fraternelle confusion, que les mesures anti-algériennes rappellent étrangement les mesures anti-juives, et que, dans cette immense imitation collective, les Algériens sont comme des juifs et les policiers comme des nazis : l’Algérien est mon frère et mon reflet et en luttant pour sa sécurité c’est pour ma sécurité que je combats. Je suis lui-même dans la mesure où il me renvoie à moi-même.
Je récuse cette argumentation et cette tentation.
Certes, c’est comme juif que je désire combattre le racisme anti-algérien et c’est comme juif que je conteste la validité de la politique menée par l’actuelle monarchie fascisante. C’est avec mon passé, ma mémoire, mon histoire, du Ghetto de Varsovie aux mesures pétainistes, des camps de concentration à l’émigration clandestine, de l’étoile de David à l’Exodus, de ma famille au peuple juif tout entier, que je proteste et pour la liberté et pour la sécurité des Algériens ; certes les Algériens sont mon destin et ils sont devant moi, maintenant, cela même que j’étais jadis. L’Algérien est mon miroir. Mais cette identité de destin sera-t-elle une confusion ?
IL faut bien préciser : mon histoire et mon expérience doivent seulement m’éclairer, doivent seulement jeter sur la misère du monde et sur le racisme, la rapide et vive et totale lumière indispensable à la compréhension ; alors, imaginant mieux la souffrance des autres et l’injustice qu’ils subsistent, je déciderai de les rejoindre dans leur combat, eux, les Algériens méprisés et torturés pour leur « race ». Mais je le sais bien, moi : il n’y a pas de « race » ; je lutterai avec l’Algérien pour qu’il soit libre comme tel, et que sa dignité d’homme soit ce qu’il entend qu’elle soit : c’est à lui de décider ; et puisque c’est l’indépendance d’un peuple qu’il revendique, c’est l’indépendance de ce peuple que je dois aussi revendiquer.
Et c’est du peuple algérien qu’il s’agit : mon frère torturé et humilié n’est pas un juif, c’est un Algérien. Son destin, s’il éveille en moi les échos de mon destin, est pourtant bien spécifique, bien historique et daté. C’est pourquoi ma lutte antiraciste devra considérer l’Algérien dans sa qualité d’Algérien et devra lier indissolublement le combat général pour l’égalité des hommes, au combat particulier pour l’indépendance de l’Algérie et le rétablissement de la démocratie en France. Le combat antiraciste ne saurait être seulement celui de l’humanisme abstrait, il doit nécessairement se faire combat politique pour la démocratie et contre le colonialisme et la guerre. « Défendre » les droits des Algériens, c’est avant tout les reconnaître comme tels : ils ne sont pas des hommes quelconques subissant une oppression quelconque, mais le peuple algérien, méconnu et combattu. La folie raciste est toujours précise, exacte et particulière, et ce sont des hommes précis et particuliers dont nous avons à soutenir le combat : ce combat est révolutionnaire, politique et social tout à la fois, et notre antiracisme serait simplement verbal s’il n’assumait pas tous les aspects de la lutte, s’il ne dénonçait pas toutes les causes de la haine, s’il ne disait pas tous les buts de la liberté.
MAIS soutenir les Algériens, dans la plus étroite solidarité n’implique pas que nous, juifs français de gauche, renoncions à ce que nous sommes. Si notre condition de juifs nous crée une lucidité et des devoirs particuliers (un plus grand respect de l’originalité des hommes victimes du racisme) c’est à titre objectif de juifs que nous devons assumer ces devoirs : cela signifie que nous devons revendiquer notre judaïcité individuelle et collective dans les organisations juives et démocratiques ; et c’est comme collectivité juive que nous combattrons pour le respect entier du peuple algérien, non parce que le fascisme nous menacera, nous, mais parce que l’oppression dont souffrent les Algériens est une injustice en soi.
ENFIN il y a une autre raison qui doit nous inciter à combattre le fascisme sous toutes ses formes : c’est que le racisme se nourrit de la passivité des victimes et ne recule, avec respect, que devant la très ferme détermination, c’est-à-dire la force. C’est pourquoi en un sens, la montée ou la mort du racisme dépend des victimes et de ceux qui combattent auprès d’elles. Il serait paradoxal que des juifs laissent les autres seuls devant la violence et la haine racistes.
Si nous parvenons, comme juifs, à concrétiser réellement et fermement les responsabilités que nous créent notre condition, nous pourrons, en rejoignant tous les démocrates, prendre une part sérieuse à l’élaboration d’une situation où le fascisme verra venir sa fin.
Robert MISRAHI.
REMINISCENCES…
LA vague de répression raciste qui s’est, en octobre dernier, abattue sur la France, l’extension sur notre territoire des méthodes de terreur généralisées en Algérie par les Européens « activistes », tout cela n’est pas sans rappeler certains traits de l’histoire de l’Allemagne pendant les mois qui ont précédé l’arrivée au pouvoir de Hitler. Nous voudrions ici esquisser (mais esquisser seulement) cette comparaison.
En trois domaines les ressemblances sont frappantes.
Tout d’abord la toile de fond sur laquelle s’instaure aujourd’hui le règne de la violence rappelle fort celle des années 1929-1932. Le racisme en constitue l’élément essentiel. Les scènes abominables qui se sont déroulées en octobre dans les rues de Paris, le Palais des Expositions ou la cour de la Préfecture de Police, l’ignominieuse chasse « au faciès » qui ravage quotidiennement Alger ou Oran sont inexplicables sans un climat raciste soigneusement entretenu par une partie de la presse et certaines émissions de la radio mais qui a son origine plus profonde dans 150 ans de pratique coloniale. Un « raton » n’est guère un homme. S’il meurt il n’a droit qu’à l’anonymat. De même, écrivait jadis Rosenberg, « pour le national-socialisme, une âme n’est pas l’équivalent d’une autre âme, un homme ne vaut pas un autre homme ». Qu’était-ce qu’un Polonais, un juif ? qu’est-ce qu’un Algérien ? Les brutalités les plus bestiales sont encouragées dès lors que les victimes désignées, rendues responsables des difficultés dans lesquelles se débat le pays, sont cataloguées sous-hommes.
Rien d’étonnant dès lors si les méthodes sont comparables par leur nature comme par leur ampleur. Pendant que le parti nazi menait en 1932 trois campagnes électorales dans le cadre de la « légalité », ses hommes de main organisaient l’assassinat. Entre le 15 juin 1932, date à laquelle Von Papen leva l’interdit qui frappait depuis avril les S.A. et le 20 juillet, les services officiels de la République allemande annoncèrent 72 morts et 500 blessés graves, au cours de bagarres de rues ou par meurtre à domicile. Le chiffre a été dépassé par la répression policière du mois d’octobre, et largement égalé à s’en tenir aux seules ratonnades d’Algérie depuis 6 semaines et aux assassinats prémédités que revendique, dans ses tracts, l’O.A.S. De l’avocat Popie au commissaire Gavoury, de William Lévy à Camille Blanc, la liste est longue des victimes des tueurs. Le plastic est sans doute une technique nouvelle ; il a fait lui aussi la preuve, à Evian, à Alger, de son pouvoir meurtrier.
Et les hommes ? Chacun sait ce que furent les S.A de Horst Wessel et de Röhm : ce ramassis de gangsters évoqués par Brecht dans « Arturo Ui ». Croit-on qu’il y ait grande différence entre eux et les tueurs de l’O.A.S. ? Fernand Grenier a pu, à la tribune de l’Assemblée Nationale, indiquer les tarifs, fort élevés et gradués, des plastiquages et des attentats. Le masque du patriotisme doit être arraché du visage des agents de Salan. Tortionnaires et assassins, ces hommes de main sont à vendre au plus offrant. Entre eux et leurs chefs au reste la solidarité n’est pas moins étroite qu’entre les dirigeants nazis et les chemises brunes. Qu’on se rappelle le fameux télégramme de Hitler aux cinq S.A. de Potempa condamnés à mort pour avoir assassiné dans son lit un mineur polonais : « Mes camarades, je me sens lié à vous par une fidélité illimitée ! » Et qu’on le compare avec l’approbation publique donnée par Bidault et Dides, lors du meeting de la Mutualité du 10 novembre, à l’action de l’O.A.S. ! Edifiante comparaison…
Quant aux pouvoirs publics, leur réprobation officielle s’accompagne d’une singulière carence dans l’application : complicité ? passivité ? La police ne découvre ni en Algérie Salan que n’importe quel journaliste américain rencontre « sans difficulté », ni en France les plastiqueurs pourtant sans soutien dans la population. Il est vrai qu’à nier le danger (« l’O.A.S. n’existe pas ») on court le risque de jouer les Brüning, voire les Hindenbourg.
Il ne faudrait cependant pas pousser trop loin la comparaison. Les Algériens de 1961 ne sont pas dans la situation des juifs de 1932, les réactions du peuple français ne tendent pas à s’émousser mais à s’aiguiser, la conjoncture économique et sociale française est bien différente de celle de l’Allemagne au temps de la grande crise.
Faut-il donner des exemples ? La manifestation pacifique de dizaines de milliers d’Algériens protestant en masse contre la discrimination qui les frappait n’eut jamais d’équivalent chez les juifs allemands que ne portait pas en avant la conscience d’animer un mouvement national et révolutionnaire. Les Algériens ne partent pas vaincus mais pour l’essentiel vainqueurs dans les combats aujourd’hui inégaux qui les opposent aux hommes de Salan dans Alger, à ceux de Dides et aux forces de l’ordre dans Paris. Quant au peuple français, non seulement il condamne dans ses masses profondes l’assassinat et le racket, mais encore son refus tend de plus en plus à s’exprimer publiquement. La peur, l’hésitation, cèdent le pas au courage. L’ampleur des manifestations de rue le 6 décembre, notamment en province, l’a bien montré. C’est un combat qui commence, non une époque qui finit. Le courage des militants antinazis allemands éclairait en 1932 leur déclin, en France l’émotion publique est à son aurore.
C’est que la situation économique diffère profondément de celle de l’Allemagne des années trente. La crise et la misère jetèrent en 1933 la petite bourgeoisie et une partie des ouvriers allemands dans les bras de Hitler. Si le fascisme français bénéficie en 1961, comme le nazisme jadis du soutien financier et de la complicité de très puissants organismes économiques, la crise ne réduit pas à la détresse le petit peuple de notre pays. Travailleurs et intellectuels se retrouveront coude à coude le 19 décembre, ce qui jamais ne fut possible en Allemagne.
Voici revenu en effet le temps des assassins. Mais non leur victoire si, unis, nous savons prendre en main notre destin.
Madeleine REBERIOUX.
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