Reportage de Louis Odru paru dans L’Algérien en France, journal mensuel édité par le Parti communiste français, n° 28, octobre 1952, p. 1 et 3
DEUX drames viennent de bouleverser la région d’Hayange, dans la Moselle : l’odieux assassinat par un sadique d’une petite fille de 9 ans, Annie Montaigu, et la vague de racisme qu’en cette douloureuse circonstance la police, les autorités mosellanes et la presse départementale et nationale n’ont pas hésité à déclencher contre les travailleurs nord-africains.
L’envoyé spécial de notre journal à Hayange, Louis Odru, relate ci-dessous les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’enquête et les traitements scandaleux infligés par policiers, C.R.S. et journalistes aux travailleurs d’Afrique du Nord installés dans cette partie de la Lorraine où ils vivent dans le plus complet dénuement.
Mais celle vague de racisme n’est pas un fait isolé : déjà le « Parisien Libéré » avait appelé au lynchage des travailleurs nord-africains ; d’autres journaux comme « l’Aurore », le « Figaro » et aussi « Franc-Tireur » etc … ont également apporté leur pierre à cette campagne orchestrée, en effet, par le gouvernement qui, pour aggraver sa politique de guerre et de répression, cherche ainsi à dresser travailleurs de France contre travailleurs originaires d’Algérie, et à faciliter sinon à légitimer la répression colonialiste qui frappe le mouvement de libération nationale dans ce pays.
En versant au dossier de la lutte antiraciste l’enquête ci-dessous « L’Algérien en France » est convaincu d’œuvrer à l’union des peuples de France avec les peuples opprimés d’Algérie, de Tunisie et du Maroc. Ce ne sera qu’un premier pas dans la grande campagne qu’il a décidé d’engager.
Nous appelons nos lecteurs à nous écrire, non seulement pour nous signaler toutes les manifestations de racisme dont ils pourraient être témoins ou victimes, mais aussi toutes leurs suggestions pour le développement de cette campagne. Leur concours sera précieux pour aider notre lutte contre le racisme, pour que, unis fraternellement, travailleurs algériens et démocrates français fassent reculer le racisme que le gouvernement colonialiste essaie par tous les moyens, même les plus odieux, de développer et pour obtenir le châtiment exemplaire de tous les responsables.
L’Algérien en France
Le dimanche 31 août dernier, un crime monstrueux se déroulait à Hayange, cité ouvrière de la Moselle. Une petite fille de neuf ans, Annie Montaigu, était retrouvée étranglée et violée dans les W.C. du cinéma Dux. L’horrible forfait provoquait dans toute la région, où la famille Montaigu jouissait de l’estime générale, une émotion considérable et plus d’une maman tremblait pour ses enfants.
Mais cette émotion légitime d’une population indignée par le crime infâme allait être odieusement utilisée par la police et la presse colonialiste départementale et nationale pour déclencher une abominable campagne raciste contre les travailleurs nord-africains qui, par milliers et milliers, peinent et souffrent dans les bagnes du maître de l’acier De Wendel.
Une nuit d’horreur
Je reviens de la région d’Hayange. J’ai discuté longuement avec les travailleurs nord-africains. Dans leurs yeux, lorsqu’ils évoquaient l’horrible nuit du 31 août au 17 septembre, passait encore un reflet d’épouvante.
Quelques heures après la découverte du corps martyrisé de la petite Annie, une véritable battue, une chasse monstre aux Nord-Africains était organisée dans un rayon de 30 kilomètres autour d’Hayange. Des centaines de C.R.S. et de gendarmes bottés, casqués, mitraillettes au poing, cernaient les baraquements et les cantines des Nord-Africains pendant que, sur les routes, circulaient camions et voitures-radio. Dans les rues, les Nord-Africains étaient arrêtés, leurs papiers contrôlés, les suspects amenés au commissariat. « L’opération de ratissage » se déroulait partout avec brutalité. Les C.R.S. entraient dans les chambrées, jetaient à terre le contenu des armoires et, l’injure aux lèvres, « viraient » les Nord-Africain endormis. Puis, c’était l’ordre odieux de se déshabiller. Ils furent nombreux, cette nuit-là, à subir cet outrage. Au camp de Daspich, où vivent les ouvriers qui construisent l’usine de la Sollac, trois jeunes gens – dont un Sénégalais – qui, vers 1 h. 30 du matin, rentraient du bal, furent appréhendés à l’extérieur des baraquements et contraints, eux aussi, de se déshabiller.
Cette chasse à l’homme eut lieu dans tous les baraquements de la vallée de la Fentsch, de la vallée de l’Orne, de la région de Thionville et, en particulier, dans les localités suivantes : Hayange, Sérémange, Algrange, Nilvange, Daspich, Fontoy, Hagondange, Moyeuvre, etc.
A Hagondange, un brigadier de police disait à qui voulait l’entendre :
« Il n’y a qu’un Nord-Africain qui soit capable de commettre un tel crime ! ».
Ce brigadier ne faisait qu’exprimer tout haut la pensée du commissaire Lacombe qui dirigeait l’enquête, du maire d’Hayange, M. Engler, de M. Dubois, préfet de la Moselle et de M. de Wendel en ses bureaux. Haro sur le Nord-Africain, coupable de tous les crimes !
Et c’est ainsi qu’au camp de Daspich, le manœuvre Ahmed ben Mohamed fut arrêté.
L’appel au lynchage
Les deux journaux de la Moselle ont joué, dans cette affaire, un rôle odieux. Le Républicain Lorrain est le journal de M. Mondon, député R.P.F., soutien fidèle de Pinay. Le Lorrain est le journal de Robert Schuman, ministre M.R.P. des Affaires Etrangères. Ces deux journaux ont uni leurs efforts dans la chasse aux travailleurs nord-africains.
Leurs comptes rendus du déroulement de l’enquête ont été rédigés de telle manière qu’ils constituaient de véritables appels à l’action de force contre les Nord-Africains.
Le Républicain Lorrain titrait sur six colonnes : « Un Nord-Africain appréhendé à Daspich, suspect n° 1. Malgré ses dénégations, de fortes présomptions pèsent sur lui ».
Et il poursuivait :
« On ne peut dire qu’on se trouve en face d’un individu arriéré et incapable de se retrouver dans ses déclarations … Les enquêteurs ont remarqué qu’après chaque question posée, il semblait réfléchir quelques instants avant de répondre. Ne se trouve-t-on pas, dans ce cas, en présence d’un homme retors, décidé à brouiller les pistes et à compliquer la tâche des enquêteurs ? »
Sous le titre : « Deux cents policiers et C.R.S. traquent tous les Nord-Africains pour découvrir l’assassin de la petite Annie Montaigu », le journal Le Lorrain affirmait :
« … La tâche des policiers est ardue. Le milieu nord-africain quasi impénétrable et farouche, offrirait plus d’une source de découragement s’il n’y avait la persévérance dont font preuve tous les policiers. »
Pour Le Lorrain, on le voit, tous les Nord-Africains étaient complices du « criminel » Ahmed.
Quant à la persévérance des policiers, parlons-en ! Ahmed fut battu pour qu’il avoue et j’ai appris que, au bout du premier jour, l’interprète qui assistait la police avait refusé de continuer son travail. On m’a même affirmé que son remplaçant fut un C.R.S. de Metz, en tenue civile pour la circonstance !
Imaginez ces journaux diffusés dans la région d’Hayange, où les mouvements spectaculaires des policiers et des C.R.S. tendent à créer une atmosphère de progrome anti nord-africain. Le but poursuivi apparaît alors clairement : provoquer un choc entre travailleurs lorrains et travailleurs nord-africains. Une invitation au lynchage en quelque sorte !
Et cela a duré pendant de longues et atroces journées. Le deuxième jour, une affiche placardée sur les murs de la région offrait 500.000 francs de prime à qui permettrait d’arrêter le coupable. C’était l’appel non déguisé à la population de participer tout entière à la chasse aux Nord-Africains !
La presse colonialiste parisienne a appuyé la campagne des journaux mosellans. Déjà Le Parisien Libéré avait appelé à faire justice soi-même contre les Nord-Africains ! Franc-Tireur vint à la rescousse. « L’assassin présumé de la petite Annie s’accroche désespérément à ses mensonges », titrait-il, sans élever la moindre protestation contre les rafles policières qui se déroulaient dans la région d’Hayange et qui, si elle frappaient les Nord-Africains, ne permettaient pas de découvrir l’immonde criminel de la pauvre petite Annie.
Ahmed est innocent
Puis éclata la bombe.
« Ahmed est innocent. Le coupable s’appelle Pascal Nigro. Il est placeur au cinéma Dux. »
Cette nouvelle plongea dans une gêne extrême les journaux colonialistes et les policiers qui, par tous les moyens, avaient présenté le coupable comme devant forcément être un Nord-Africain. Si pour la presse raciste Ahmed était « retors, impénétrable », Nigro ne fut plus qu’un « malade, un inconscient ». C’est tout juste si on ne lui trouva pas une excuse, tant il est vrai que, pour les policiers et les journalistes à gages, la découverte de l’assassin d’Annie ne pouvait avoir de valeur qu’à condition d’aboutir à un Nord-Africain. Je suis convaincu que, dans les milieux officiels de la Moselle, après l’arrestation de Nigro, on a dû dire :
« Quel dommage que ce ne soit pas un nord-Africain ! »
Pascal Nigro avait, d’ailleurs, su utiliser à son profit, le racisme des policiers et de la presse.
Lorsqu’il vit orienter, sans autre forme de procès, leurs recherches vers les milieux nord-africains, il comprit sa chance et il les aida à persévérer dans cette voie, en leur donnant même force détails sur Ahmed. Et le commissaire Lacombe prêta une oreille complaisante aux affirmations de ce « précieux auxiliaire de la justice ».
Notons, car le détail en vaut la peine, que, dès le début de l’enquête, le commissaire Lacombe, s’il avait écouté les témoignages du frère d’Annie et du petit garçon qui, au cinéma, était assis derrière elle, aurait pu arrêter le vrai coupable.
Mais, la police voulait sa chasse aux Nord-Africains !
Et le criminel Nigro se mit à hurler avec les loups racistes !
Contre le racisme, unissons-nous !
J’al demandé à Pierre Müller, député communiste de la Moselle, ce qu’il pensait de la campagne raciste déclenchée par une presse sans honneur qui spécula honteusement sur le martyre de la petite Annie pour dresser d’honnêtes travailleurs les uns contre les autres. Sa réponse est nette :
« Que l’inspecteur Lacombe, à l’occasion de l’enquête sur l’horrible crime d’Hayange, ait dirigé ses premières recherches sur un ouvrier algérien, n’est pas le fait du hasard, mais démontre un état d’esprit cultivé d’en haut et qui a pour but de diviser les travailleurs algériens des autres travailleurs du pays. »
Le secrétaire général de l’Union des Métallurgistes de la Moselle, le militant syndicaliste Buchman, souligne comment fut orchestrée la campagne et, à ma question :
« Qui a intérêt à diviser les travailleurs et à les dresser les uns contre les autres ? ».
Il répond :
– « Y ont intérêt ceux qui, dans les entreprises, exploitent d’une façon honteuse tous les travailleurs, ceux qui ont peur de l’unité ouvrière et qui savent bien qu’en toute occasion et dans chaque lutte, l’ensemble des travailleurs nord-africains sont aux côtés de leurs frères de misère, dans le combat pour des meilleures conditions d’existence. »
– « Y ont intérêt, me dira De Pietri, secrétaire de la Fédération communiste de la Moselle, ceux qui veulent briser la lutte des Algériens, des Tunisiens, des Marocains pour leur liberté et leur indépendance nationale, ceux qui veulent trouver en France des mercenaires pour frapper sur ces peuples, pour de nouveaux ratissages, de nouveaux crimes colonialistes, ceux qui veulent briser une unité forgée dans le combat contre un même ennemi : le capitalisme français, le colonialisme. »
Mme Fernande Kaufman, dirigeante de l’Union des Femmes de la Moselle, m’a dit l’indignation des mamans lorraines outrées de voir les policiers servir de chefs d’orchestre à des campagnes racistes, même si la découverte du criminel en est pour cela retardée !
Même indignation dans les usines, dans les mines, partout où les travailleurs nord-africains sont au contact de leurs frères de misère de toutes nationalités.
Même indignation à Hayange, où M. Jean Chailly, conseiller municipal, ne cache pas sa vive réprobation des méthodes employées par la police et la presse.
Et la meilleure conclusion à cette enquête, c’est Paul Hentzman, secrétaire de l’Union départementale des Syndicats C.G.T., qui nous la donne, après avoir, lui aussi, condamné le racisme échevelé dont les autorités mosellanes ont fait preuve au cours de l’enquête sur la mort d’Annie :
« Les travailleurs lorrains savent fort bien que l’ennemi n’est pas le travailleur nord-africain, mais le Comité des Forges et le gouvernement Pinay. C’est pourquoi, ils prendront résolument en main la défense des revendications particulières des travailleurs nord-africains et ils les aideront de toutes leurs forces dans leur lutte juste pour leur indépendance nationale. »
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.