Article de Pierre Renier paru dans Droit et Liberté, n° 198, mars 1961, p. 9
NOUS étions en droit d’espérer que les Français, tant par leur rationalisme et leur libéralisme relatifs que par les souffrances subies durant l’occupation hitlérienne, se trouvaient immunisés contre le racisme. Mais dès qu’on étudie leur comportement envers les Nord-Africains, on est bien obligé de convenir que tel n’est pas le cas.
MESURES DISCRIMINATOIRES
Certes, nous n’avons jamais assisté, dans notre pays, à ces explosions de fureur hystérique qui éclataient dans l’Allemagne d’hier contre les Israélites, qui flambent aujourd’hui encore aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud contre les noirs. Même à l’époque où l’antisémitisme était encouragé par les pouvoirs publics, ceux-là mêmes qui le pratiquaient ne le faisaient, à l’exception d’une poignée d’excités, qu’avec prudence, voire une certaine gêne.
Il en va de même, aujourd’hui, avec moins de retenue, il est vrai, au fur et à mesure que la guerre d’Algérie se prolonge, à l’égard des Nord-Africains.
Je ne parlerai que pour mémoire des mesures discriminatoires prises à leur encontre par certaines administrations. Elles ont déjà été analysées maintes fois avec pertinence. Je m’étonnerai simple ment du fait que la ségrégation, au mépris de tous les textes législatifs, est officiellement pratiquée dans les hôpitaux, les asiles de nuit et les prisons. Je demanderai également pourquoi, dans certaines villes, les Algériens, sous peine d’être raflés et emmenés de force au commissariat, sont contraints de se présenter mensuellement à la police qui leur délivre un certificat valable jusqu’au mois suivant. C’est un privilège qu’ils partagent avec les filles de joie et les interdits de séjour !
ILS NE VIVENT PAS COMME NOUS…
Mais, ce qui me paraît infiniment plus grave, c’est l’attitude à leur égard de la majorité de nos compatriotes. J’ai lu, avec émotion, la « lettre d’un Algérien » publiée par « Droit et Liberté » de décembre 1960. Dans ces lignes, intelligentes et sensibles, j’ai retrouvé l’écho des plaintes de tous mes amis nord-africains. Du plus simple des manœuvres au plus évolué des étudiants, tous se plaignent de ne pouvoir trouver place dans notre société. Non de leur fait, mais du nôtre. A ce grief, beaucoup de Français rétorquent avec une soupir hypocrite :
« C’est malheureusement impossible ! Ces gens-là ne vivent pas comme nous ! »
Qu’est-ce à dire ? Existe-t-il deux peuples qui possèdent une conception exactement identique de la vie ? Un Méditerranéen et un Nordique n’ont-ils pas chacun leur mode de vie bien distinct, voire leur propre vie existentielle ?
Alors, poussés dans leurs derniers retranchements, ceux qui, tout en se défendant d’être racistes dans les mots, pratiquent la ségrégation dans les faits, répondent :
« Que voulez-vous, on ne peut se lier d’amitié avec ces gens-là. Ils sont fainéants, fourbes, sales, voleurs … »
LES PLUS PENIBLES BESOGNES …
Fainéants ? Les neuf dixièmes des 400.000 musulmans qui vivent en France travaillent. Et les besognes qu’ils accomplissent sont les plus pénibles, les plus mal rémunérées. Ce sont celles dont les jeunes Français ne veulent plus se charger. Ce qui est d’ailleurs parfaitement normal en raison de la prolongation de la scolarité et des progrès de la technique. Mais ce qui est moins normal c’est de voir un certain patronat cantonner dans ces travaux, qui usent l’homme sans l’enrichir, de jeunes Nord-Africains ayant acquis dans nos écoles une culture semblable à la nôtre et méritant d’être affectés à des tâches plus adéquates à leur niveau intellectuel.
CE TUTOIEMENT DESINVOLTE
Fourbes ? Ils peuvent donner cette impression à quiconque, les connaissant superficiellement, les traite du haut d’une imaginaire supériorité. Comme tous les être longtemps opprimés ou méprisés, ils se ferment dès qu’ils ont l’impression qu’on attente à leur dignité. Rien ne les blesse davantage, par exemple que ce tutoiement, pratiqué à leur égard, avec une déconcertante désinvolture, par trop de nos compatriotes.
Mais à qui les aborde avec un minimum de sympathie et de chaleur humaine, ils ouvrent volontiers leur cœur et parlent sans détour. Certes, l’Arabe, et particulièrement l’Algérien, possède une susceptibilité à fleur de peau, une imagination prompte, un tempérament ombrageux, propice aux soudaines flambées de colère et de violence. Mais c’est un trait commun à tous les peuples méditerranéens.
Pour ma part, après avoir couru le monde arabe depuis vingt ans, je dirai simplement ceci : j’ai trouvé, dans des moments difficiles, plus de gratitude, plus d’aide agissante, plus de charité vraie chez bien des musulmans que chez certains chrétiens de ma connaissance.
SI NOUS VIVIONS COMME EUX …
Sales ? En raison de leur condition économique et sociale, la plupart des Nord-Africains logent, soit dans des baraquements trop souvent privés de toute installation sanitaire, soit dans des chambres misérables (qui rapportent, en moyenne, de 15 à 24.000 fr. par mois à leurs heureux propriétaires !) où il faut, dans la majorité des cas, aller puiser l’eau sur le palier. Vivant en célibataires, fourbus par leur travail quotidien, il leur est difficile d’être toujours tirés à quatre épingles. Mais je ne connais pas un ouvrier nord-africain qui n’aille, au moins une fois par semaine, prendre sa douche. Et si nous étions plongés dans les mêmes conditions d’existence, pouvons-nous assurer que nous nous tiendrions avec autant de dignité qu’eux ?
POURCENTAGES SIGNIFICATIFS
Voleurs ? Bien sûr qu’il en existe, chez eux comme partout. D’autant plus que la pauvreté finit toujours par engendrer parfois la lassitude. Dans une société inhumaine, la mendicité ou le vol sont trop souvent les seuls recours d’une âme en désarroi. Mais, si les musulmans travaillant en France représentent 1 % du chiffre de la population, ils ne comptent que pour 0,63 % de la délinquance. Concluez.
C’est pourquoi je trouve, comme l’auteur de la « Lettre d’un Algérien », abusive et presque criminelle cette tendance d’une certaine presse à attribuer automatiquement vols et agressions à « des auteurs inconnus, de type nord-africain ».
DES LEGENDES QUI ONT LA VIE DURE
Ainsi, toutes ces légendes colportées sur les Algériens, toutes ces tares qu’on leur impute, ne résistent pas à un examen objectif. Si l’on en recherche l’origine, on s’aperçoit qu’elles furent introduites, dès les débuts de la colonisation, par des militaires, des fonctionnaires, des colons qui, de retour en France, exhalaient leur rancœur contre des populations dont ils n’avaient cherché à comprendre ni les mœurs ni le rythme de vie et tentaient de justifier de la sorte leur injustifiable complexe de supériorité.
Le malheur est que ces légendes et ce complexe de supériorité, pieusement transmis à travers les générations, ont la vie dure. Même (je serais tenté de dire : surtout) dans les milieux les plus simples. De là naquit ce climat psychologique dont le Nord-Africain, même installé sur notre sol depuis longtemps, pâtit dans sa vie économique comme dans ses rapports sociaux.
Certes, la plupart des Français se regimbent quand on leur reproche leur racisme latent. Mais quel autre nom donner à cette suspicion sans fondement, à cet éloignement sans base rationnelle qui, même après plus d’un siècle de cohabitation, fait des Nord-Africains des êtres à part dont, si l’on peut dire qu’ils sont tolérés, on ne peut affirmer qu’ils soient acceptés par la plupart de nos compatriotes !
Malheureusement, l’opinion publique, intoxiquée par une propagande insidieusement raciste, non seulement se désintéresse de ces problèmes, mais les regarde avec hostilité. Trop de nos compatriotes ont cette réaction simpliste :
« Pourquoi s’occuper de ces bicots ? Ils ne seront jamais comme nous ! Qu’ils rentrent chez eux ! »
DES HOMMES COMME NOUS …
C’est contre cela qu’il faut lutter sans relâche. D’abord parce que ces « bicots », ces « ratons », sont des hommes comme nous, souvent meilleurs que beaucoup d’entre nous et que nous n’avons le droit ni de les humilier ni de les abandonner. Seuls les imbéciles peuvent se permettre d’être racistes.
Ensuite, que nous le voulions ou non, la France aura besoin, pendant de longues années encore de main-d’œuvre algérienne tandis que l’Algérie, quel que soit son destin, devra exporter sous peine d’asphyxie, de nombreux travailleurs. A défaut de générosité, le simple bon sens nous conseille, dans l’intérêt même de notre équilibre social, d’intégrer ces Algériens dans notre vie quotidienne. Au même titre que tous les étrangers, s’ils ne nous sont pas identiques, ils sont nos semblables. Et d’autant plus proches Qu’ils sont imprégnés de notre culture. Sans parler de tous ceux qui furent tués ou mutilés dans nos guerres.
Enfin – et cela devrait faire réfléchir les plus enragés des « ultras » – si nous refusons d’intégrer 400.000 musulmans dans la société française, à quel titre pourrons-nous exiger demain l’intégration de douze cent mille Européens dans l’Algérie musulmane : Les manifestations qui ont éclaté sur divers points d’Algérie doivent nous donner à réfléchir. Le racisme est un boomerang. Ceux qui ont applaudi – quand ils n’y ont pas participé – aux « ratonnades » sont mal placés pour protester aujourd’hui contre le racisme à rebours de certains musulmans.
Et c’est seulement dans la mesure où nous-mêmes ayant accepté sans arrière-pensée la présence des Nord-Africains sur notre sol et dans nos foyers, aurons acquis une bonne conscience que nous aurons le droit de nous élever contre tous les excès et de protéger nos compatriotes d’outre-mer contre les conséquences de leurs erreurs passées. Tâchons de prendre à notre compte la réplique d’Antigone : « Je m’attache à l’Amour et non pas à la Haine ». Car, nous pouvons en assurer les cyniques, à longue échéance, l’Amour seul est payant.
Pierre RENIER
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