Article de Boukelif Hafaid paru dans Droit et Liberté, n° 103 (207), 11 janvier 1952, p. 1 et 4
TRES souvent, en Algérie, au cours de discussions, entre camarades appartenant à des horizons politiques différents, sur des sujets tels que « le soutien apporté par le peuple de France au peuple algérien, dans la lutte pour sa libération nationale », nous étions amenés à évoquer le problème des préjugés raciaux, et certains d’entre nous affirmaient avec force que les Français, dans leur ensemble, nourrissaient à l’égard de tous les Nord-Africains, travaillant dans la métropole, des sentiments … inamicaux, et que, par conséquent, il était illogique d’admettre qu’ils pouvaient nous aider dans notre lutte pour la liberté et l’égalité.
AVANT LE DEPART
Quant aux autres, de qui j’épousais les idées, ils objectaient qu’ils entendaient, par « peuple de France », la classe ouvrière, la petite paysannerie et les éléments progressistes des classes moyennes, et qu’ils n’avaient nul besoin de traverser la Méditerranée pour se convaincre de la solidarité entre deux peuples, intéressés tous deux, de la même manière, à abattre leur ennemi commun, et ils ajoutaient que, précisément, c’était cet ennemi qui essayait par tous les moyens en son pouvoir d’empêcher une union nuisible à son existence.
Comme beaucoup de mes coreligionnaires, chassés de chez eux par la misère, j’ai été obligé de m’expatrier. Je n’ai pas éprouvé de regrets à quitter mes amis, mes camarades, ma famille et tout ce qui peut rattacher au pays natal. J’imaginais, moi qui dès mon enfance avais une passion maladive pour la justice (elle vient encore de me coûter mon emploi) pouvoir respirer un air sain, débarrassé des miasmes du racisme. J’imaginais également – je l’avoue sans fausse honte – que les Français, quelles que soient leurs opinions politiques, avaient depuis longtemps banni de leur esprit tous les préjugés, et en premier lieu les préjugés raciaux, dont ils avaient souffert dans leur chair pendant l’occupation, et cette croyance, je la fondais sur cette idée préconçue que les Français sont un peuple extrêmement intelligent, car je n’arrive pas à séparer l’intelligence de la bonté et de la tolérance.
Qu’il me soit permis d’ouvrir une parenthèse : Est-ce à dire que tel écrivain, prix Goncourt 1949 ou 50, qui a fait paraître un article « romancé » sur l’affaire Sylvie Paul, dans « France-Dimanche », et qui, plus de vingt fois, désigne les Arabes sous le nom de « ratons », est … tout le contraire d’un homme intelligent ? Sincèrement, je ne le crois pas. Mais je suis persuadé qu’il considère ses lecteurs, pour le moins une partie, comme des imbéciles, puisque le but qu’il recherche, ou, plus exactement, que recherchent ceux qui l’ont payé pour prostituer son talent, est d’inciter certains Français à mépriser les Nord-Africains.
L’ARRIVEE EN FRANCE
Deux on trois jours après mon arrivée à Paris, je me présente dans un bureau de placement pour m’inscrire et demander du travail. Un scribouillard, un vieil homme, après m’avoir réclamé mes papiers d’identité, me pose quelques questions :
– Savez-vous lire et écrire le français ?
Je réponds par oui.
– Connaissez-vous une ou plusieurs langues étrangères ?
Et il ajoute aussitôt :
– L’arabe, sans doute !
Passons. La fiche une fois remplie, il me dit avec une satisfaction évidente que mes certificats de travail de comptable n’ont pas de valeur, et il m’inscrit comme manœuvre.
Tous les jours, que ce soit à l’usine, dans la rue ou dans le métro, je relève des cas de ce genre.
Dans certains cafés, chez « Dupont », aux Halles, par exemple, on ne sert pas les Nord-Africains à partir de 23 heures jusqu’à 6 heures ; cette mesure vient d’être supprimée. Les actionnaires seraient-ils revenus à de meilleurs sentiments ? Bien sûr que non. La recette a tout simplement diminué.
Quant à la plupart des hôteliers, n’en parlons pas : ils vous dévisagent l’espace d’une seconde, puis ils aboient : complet ! Je suis écœuré chaque fois que j’assiste à une scène de ce genre, et je souffre de constater que les mœurs américaines se sont introduites en France.
LE PEUPLE FRANÇAIS N’EST PAS RACISTE
Qu’est-ce d’abord que le racisme ? A mon avis, c’est un « sentiment de supériorité » que les classes dirigeantes inculquent à un peuple, pour des buts de conquête ou pour détourner son attention de problèmes dont la solution réduirait leurs privilèges. L’idée maîtresse qui sert à créer, à développer et à fortifier ce sentiment de supériorité, varie suivant le pays, les caractères généraux d’un peuple et de sa maturité politique. Cette idée est, suivant le cas, « prédominance de la race aryenne sur les autres races », « supériorité de la race blanche sur les races de couleur », ou « mission civilisatrice ».
Ceci posé, le peuple français est-il raciste ? je réponds non. On essaye bien de l’entraîner dans une aventure, et, on exploite son patriotisme en lui parlant du « Prestige de la France », mais il sait ce que cachent ces beaux mots. Et puis, nous n’oublions pas que des millions de Français soutiennent les organisations démocratiques.
Ceux-là ne sont pas des racistes, qui proclament l’égalité des peuples et leur droit de disposer d’eux-mêmes, et qui, le 1er mai, se sont trouvés à nos côtés pour crier avec nous : « L’Algérie aux Algériens ».
Et quoique – l’adversité rend méfiant – un ami très introduit chez les Pères Blancs, m’ait entretenu, il y a un an environ, de l’alliance entre la Croix et le Croissant pour la défense de la spiritualité (?), je n’en considère pas moins que le récent appel de Monseigneur Gerlier en faveur des Nord-Africains exprime, quelle qu’en soit l’inspiration, le sentiment profond des chrétiens.
Les racistes, en France, sont en petit nombre, dont la propagande R.P.F. avec ses journaux comme le « Parisien Libéré », a obscurci le jugement, ou qui trouvent dans ce parti la possibilité de donner libre cours à leurs mauvais instincts.
Quant aux autres, ignorant tout de la mentalité du Nord-Africain, de ses coutumes, de ses réactions devant un événement donné, ils éprouvent à son contact cette suspicion que ressent parfois, de prime abord, l’habitant du pays à l’égard de tout étranger. Mais il faut veiller à ce que ce réflexe, exploité adroitement par la presse de droite, ne dégénère en haine raciale.
Des dizaines de milliers de Nord-Africains habitent à Paris. La grosse majorité vit dans des conditions misérables. Nombre d’entre eux chôment et ne subsistent que grâce à la solidarité agissante de leurs frères. A ma connaissance, aucun d’eux ne s’est jeté dans la Seine. Ils ignorent superbement la démoralisation. Ils n’accordent pas plus d’attention aux offres alléchantes des recruteurs R.P.F. car ils n’oublient pas les massacres du 8 mai 1945. Et ils savent que les démocrates et travailleurs et leurs organisations, c’est-à-dire la majorité des Français, les soutiennent dans leur lutte pour l’égalité et pour la liberté.
BOUKELIF HAFAID.
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