Reportage d’Andrée Michel paru dans Droit et Liberté, n° 150 (254), 20 novembre 1955, p. 3 ; suivi de « Une ère nouvelle s’ouvre au Maroc. Et l’Algérie ? » par Armand Bittoun
EN Lorraine, comme dans l’ensemble de la France, le racisme à l’égard des Algériens a subi une forte recrudescence depuis l’aggravation de la situation en Algérie. Ici comme ailleurs s’intensifient les campagnes racistes menées par les journaux, les traitements discriminatoires appliqués par le patronat à la main-d’œuvre algérienne et les opérations policières périodiques déclenchées contre ces travailleurs. Examinons plus particulièrement ces trois aspects de la recrudescence du racisme en Moselle.
La presse
Presque quotidiennement, elle met en évidence des faits divers, le plus souvent sans importance, concernant les Algériens. Des titres racistes s’efforcent d’attirer l’attention du lecteur. Il y a souvent contradiction entre le libellé du titre et le contenu de l’article qui suit. Voici deux exemples choisis à quelques jours d’intervalle dans le journal « Le Lorrain ».
Le 28 septembre 1955, à la rubrique « Tribunal Correctionnel », ce journal titre : « Les Arabes ont la vedette ». Dans le contenu de l’article qui suit, on citait le cas de deux Algériens condamnés respectivement à 5.000 et 10.000 francs d’amende pour des faits sans gravité et, par une volonté curieuse d’assimilation, le cas d’un Européen condamné également. Dans la suite, on indiquait également quatre condamnations d’Européens à des peines plus graves.
Mais le but recherche par ce quotidien est, semble-t-il d’attirer l’attention du lecteur sur les Algériens.
A la date du 1er octobre 1955, nous trouvons dans ce même quotidien ce titre fort suggestif : « Le demi-défendu (par les fellagha) ». Il ne s’agissait que d’une dispute consécutive aux reproches adressés par des Algériens à un de leurs compatriotes qui buvait de l’alcool.
Ces deux exemples nous montrent quels procédés sont employés pour essayer soit de ridiculiser, soit, ce qui est encore plus grave, de justifier dans l’esprit du lecteur les mesures discriminatoires et répressives prises à l’égard des Algériens.
Dans les camps …
Les discriminations racistes du patronat lorrain à l’égard des travailleurs algériens exigeraient plusieurs chapitres pour être seulement énumérées. On déclare les Algériens citoyens français quand il s’agit d’envoyer des forces de répression dans leur pays, mais quand ils viennent travailler dans les entreprises de France, ils ne sont plus assimilables à des salariés européens. La discrimination joue sur tous les plans : logement, salaires, avantages divers, droit à l’embauche, etc.
Les Algériens employés en Lorraine n’ont droit pour se loger qu’à un simple lit dans un dortoir ou un camp appartenant aux houillères ou aux grandes usines sidérurgiques. Le nom de « camp » employé par les habitants convient parfaitement aux baraquements en bois ou demi-dur où les employeurs les ont logés : certains sont encore entourés des fils de fer barbelés destinés à prévenir les évasions de prisonniers soviétiques auxquels ces « camps » étaient destinés sous l’occupation.
Pour pénétrer dans ces camps, il faut montrer « patte blanche », c’est-à-dire déposer sa carte d’identité et respecter un horaire très stricte si le visiteur est Musulman, demander l’autorisation au directeur si le visiteur est Européen. Nuit et jour le camp est gardé par des policiers de l’usine. Même les délégués des commissions d’hygiène et de sécurité des comités d’entreprises ont les plus grandes difficultés à y pénétrer. N’en serait-il pas autrement si des conditions décentes étaient assurées à ces travailleurs algériens ? En réalité, dans beaucoup de « camps », les Algériens dorment sur des matelas bourrés de paille, sans draps ni couvertures ; ils n’ont pas de salle de cuisine ; aussi on les oblige à prendre leur repas à la cantine de l’usine.
Quelquefois aussi, ils font ce qu’on appelle les « trois huit », c’est-à-dire que le même lit est occupé trois fois par jour par trois locataires différents. La densité est telle dans certains dortoirs qu’on a signalé l’hiver dernier des cas d’asphyxie. Et encore on peut considérer comme privilégiés ceux qui dorment dans les « camps », alors que des milliers d’autres dorment dans les granges, les garages, les ateliers, les recoins d’usine.
A Hayange, nous avons vu un garage habité par 60 Algériens qui dorment sur des paillasses posées sur la terre battue, sans draps ni couvertures. Pas d’installation permettant le chauffage ou la cuisine, pas d’installation hygiénique. L’entrepreneur peu scrupuleux qui les emploie leur fait payer 600 francs par mois pour une place dans ce garage !
A ceux qui demandent un logement pour leurs familles, comme en obtiennent les travailleurs européens, français ou italiens, on leur objecte qu’ils ne sont pas assez stables. En réalité, on ne veut pas reconnaître que leur instabilité est causée par la fréquence des maladies et des accidents dont ils sont victimes par suite des mauvaises conditions de vie et de travail qui leur sont faites.
Les travaux les plus durs
Partout où ils sont employés dans les usines, les mines, les chantiers, ils font les travaux les plus durs, les plus dangereux, les plus sales, pour être, en fin de compte, les plus mal payés. Certaines entreprises constituent des équipes de travailleurs uniquement nord-africaines ou l’arbitraire est la loi : là, pas de respect des conventions collectives réglementant la profession, par de respect du salaire minimum garanti interprofessionnel, pas de majoration pour heures supplémentaires, pas de garantie d’emploi. Et quand ces travailleurs font quelques réclamations, ils sont licenciés quand ils font grève, on leur envoie la police et on arrête les délégués algériens. Telle est la solution donnée par le patronat lorrain aux problèmes de l’utilisation de la main-d’œuvre algérienne.
L’acharnement de la police qui dirige ses coups sur ces travailleurs algériens vient répondre aux vœux de la presse raciste et comble d’aise un patronat qui les surexploite. La ségrégation de l’habitat dont sont victimes ces travailleurs algériens concentrés dans les « camps » rend d’ailleurs plus faciles les perquisitions nocturnes, les arrestations sommaires. C’est tantôt sous prétexte d’opérations de « contrôle » permettant l’arrestation de certains Algériens, qualifiés pour la circonstance d’ « agitateurs », tantôt dans le but hypocritement avancé d’ « assainir » les milieux algériens et de les « protéger » contre une minorité, que ces opérations honteuses sont déclenchées.
Les Parisiens connurent les incidents scandaleux de la Goutte-d’Or suivis de plusieurs semaines de « contrôle ». Le 6 septembre 1955, des rafles monstres l’égard des Algériens étaient organisées dans toute la France. En Moselle, la police se vantait d’opérer plus de 4.000 « contrôles » d’Algériens : soit environ un Algérien sur trois était arrêté, transporté dans un commissariat, soumis à un interrogatoire, obligé de fournir ses empreintes digitales et de signer, sous peine d’arrestation, une déclaration de loyalisme envers la France. Espère-t-on résoudre ainsi le problème algérien ?…
Ce jour-là, il y eut 300 Algériens arrêtés en Moselle, 1.000 dans toute la France, qui furent déportés en Algérie, d’où l’on ne devait plus avoir de nouvelles, dans des conditions qui démontraient le mépris total des garanties que la Constitution accorde aux personnes et qui rappelaient étrangement les méthodes pratiquées naguère à l’égard des Israélites et des patriotes.
Une lettre adressée par le président de la Ligue des Droits de l’Homme de la Moselle au ministre de la Justice recevait cette réponse : « J’ignore le cas que vise votre lettre du 12 courant ». Policiers au service du ministère de l’Intérieur, policiers en civil au service des grandes entreprises, anciens officiers des Affaires indigènes spécialisés dans les « services sociaux » destinés aux Algériens, tel est le triste réseau d’encadrement et de « contrôle » mis en place à leur égard, dans le but d’organiser systématiquement le mouchardage, la corruption et de les amener au désespoir et à la peur.
La solidarité des travailleurs français
Mais on ne peut intimider les frères de ceux qui, en luttant, sont bien décidés à faire respecter leur dignité d’hommes, leur droit et leurs libertés. On n’avait pas compté non plus avec une classe ouvrière lorraine qui sait qu’elle ne peut défendre son avenir si elle accepte l’existence d’une main-d’œuvre surexploitée dans laquelle le patronat puise ses réserves pour porter atteinte à des conquêtes sociales chèrement acquises.
Au lendemain des rafles policières dirigées contre les travailleurs algériens, des tracts ont expliqué aux ouvriers ce qui s’était passé. « Les travailleurs algériens sont vos frères », rappelaient les tracts et affiches. Des grèves, des délégations ont eu lieu un peu partout dans les mines, les usines, les chantiers, pour protester contre ce racisme honteux et exiger le retour des détenus. Mais il est clair que la protestation doit aller en grandissant afin que ces faits ne se reproduisent plus et que leurs conséquences soient réparées.
Tous les hommes de bonne volonté, quelles que soient leurs opinions politiques ou religieuses, dont la conscience se révolte devant ces faits déshonorants, doivent les dénoncer sans répit et s’opposer à leur poursuite. S’inspirant des actions courageuses menées contre le racisme par les travailleurs lorrains, ils s’uniront afin d’agir contre ces exactions racistes soutenues par d’indignes campagnes de presse, et feront triompher la fraternité.
(Reportage d’Andrée MICHEL.)
Une ère nouvelle s’ouvre au Maroc. Et l’Algérie ?
AVEC le retour de l’ancien Sultan sur le trône, c’est une ère nouvelle que l’on peut espérer voir s’instaurer, annonçant la fin des effusions de sang et la paix rétablie au Maroc.
Les antiracistes s’en réjouissent, comme ils se sont réjouis en enregistrant avec la plus vive satisfaction les prises de position nettes de S. M. Mohammed V sur la question du respect des droits de toutes les parties de la population marocaine.
Maroc : égalité des Juifs et Musulmans
Dès les premiers jours, en effet, de son installation à Saint-Germain-en-Laye, il recevait le 5 novembre une délégation officielle des Israélites du Maroc à qui il a affirmé qu’aucune discrimination ne serait jamais faite entre Marocains et que « les Israélites marocains sont des citoyens de plein droit comme leurs compatriotes Musulmans ».
Et dans son premier message officiel au peuple marocain le souverain renouvelait solennellement ses assurances :
« Nous espérons voir, a-t-il dit, dans un Maroc nouveau, libre et indépendant, régner la tolérance et la concorde afin que tous ses habitants, quelles que soient leur confession et leur nationalité, se sentent plus en sécurité pour leurs personnes, leurs intérêts et leurs libertés. »
C’est encore une fois la meilleure réponse aux tentatives visant å dresser Musulmans et Juifs les uns contre les autres, tentatives que le M.R.A.P. avait stigmatisées dans sa résolution du 5 octobre 1955.
Algérie : sang et racisme
En Algérie cependant, et malgré le plus large mouvement d’opinion qui se soit jamais manifeste pour empêcher que la France ne s’y laisse entraîner dans une guerre absurde et sans issue, les opérations dites « de police » et les « ratissages » continuent. Le sang coule tous les jours et tous les jours la liste des victimes algériennes et françaises s’allonge impitoyablement.
Et lors des récents débats sur l’Algérie à l’Assemblée Nationale, on a pu entendre un député, M. Aumeran, parlant de l’action militaire et de l’état de siège, réclamer « des cours martiales itinérantes, statuant sur les lieux du crime, et faisant exécuter instantanément la sentence » ; un autre député, M. Pierre André, se plaindre du trop petit nombre d’exécutions capitales et dire :
« Ce prétendu nationalisme, c’est, en réalité, un fanatisme dressé avec une violence extraordinaire contre les Français d’abord, contre les blancs en général ensuite ». (« J.O. » du 8 octobre 1955).
On croit entendre le langage des pires racistes de l’Afrique du Sud.
L’opinion veut la paix
Et pourtant, c’est dans les couches les plus larges de l’opinion que le bon sens commence à prévaloir et que l’on se révolte contre ces harangues de haines qui ne pourraient que nous précipiter dans de nouvelles catastrophes.
C’est dans « Le Figaro » qu’on lit sous la plume de Jean Schlumberger :
« Depuis des semaines, criant au défaitisme et à la trahison, des voix nous adjurent pathétiquement de nous cramponner coûte que coûte à des conceptions coloniales considérées dans le monde comme périmées. Bien qu’on sache à quelle catastrophe cette raideur dépourvue d’imagination nous a conduits en Indochine, c’est une même persévérance dans de vieux errements que certains, et non des moindres, nous prêchent aujourd’hui comme seul moyen de nous maintenir en Afrique du Nord. »
L’idée d’élections loyalement organisées, de représentants valablement désignés des populations algériennes, de l’ouverture d’un dialogue et du cessez-le-feu immédiat, se répand de plus en plus :
C’est Albert Camus qui écrit dans l’ « Express » (16-10-1955) :
« Une chance demeure. Elle est dans une libre confrontation, au cours d’une rencontre décisive, des forces qui sont en présence. Seule, cette franche explication pourrait renverser quelques-unes des barrières qui séparent les Français d’Algérie aussi bien des Arabes que des Métropolitains. »
C’est Guy Mollet qui écrit dans « Le Populaire de Paris » (16-9-1955) :
« Dans chacun des pays intéressés nous devons permettre à une élite nationale de se manifester librement et c’est avec elle qu’il sera possible de négocier un traité d’association. »
Tandis que M. Jacques Duclos déclare à l’Assemblée Nationale (11-10-1955) :
« Si l’Assemblée Nationale, se montrant lucide en ce qui concerne l’Algérie, définissait une politique d’abandon des solutions de force et de recours à la négociation, les répercussions d’un tel acte seraient considérables, le visage de la France apparaîtrait sous un tout autre éclairage à l’échelle internationale ainsi qu’en Algérie. Il y aurait de la joie dans les foyers français et dans les rangs des soldats maintenus ou rappelés sous les drapeaux. Et le peuple algérien saluerait avec espoir et compréhension la fin de la guerre qui lui est faite.
Seule la négociation est conforme aux véritables intérêts français. »
Un changement s’impose !
Ces dernières semaines des initiatives très nombreuses se sont manifestées pour alerter l’opinion et l’amener à comprendre que la seule solution de paix réside dans la négociation, et à l’exiger.
Il est impossible de les citer toutes. Il convient cependant de signaler la « Journée du 6 novembre pour l’étude et la discussion des problèmes d’Afrique du Nord », journée d’études qui a groupé des personnalités et des groupes très divers, et à laquelle le M.R.A.P., qui avait été invité au titre d’organisation antiraciste, a tenu à être présent, comme il entend s’associer à toutes les tentatives faites en vue de la paix en Afrique du Nord.
L’appel, enfin, des Intellectuels du Comité d’action contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord, par le poids des signatures recueillies, allant de Mauriac à Joliot-Curie et comprenant des dizaines de noms dont Roger Martin-du-Gard, Jean Cassou, Jean Rostand, André Breton, Jean-Paul Sartre, le R. P. Avril, Jean Cocteau et tant d’autres qui ne représentent aucune formation politique et qui groupent toutes les tendances, est une des manifestations les plus importantes de la prise de conscience nationale sur la gravité de la situation et l’urgence du règlement de la question algérienne par des solutions de paix.
Ceux qui ont entre leurs mains les destinées de la nation ne peuvent plus se dérober à ces appels sans encourir les responsabilités des pires catastrophes où risque de nous entraîner leur aveuglement.
Armand BITTOUN.
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