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René Létrilliart : Sur la route du fer. Nancy, étape de la misère des Nord-Africains

Reportage de René Létrilliart paru en trois parties dans Droit et Liberté, n° 82 (186), 29 juin – 5 juillet 1951 ; n° 83 (187), 6-12 juillet 1951 ; n° 85 (189), 20-26 juillet 1951

POUR atteindre les mines de fer et les industries sidérurgiques de Lorraine, il faut traverser des régions qui n’ont guère d’affinités avec l’Afrique du Nord.

Et pourtant, de Nancy à Longwy, de Auboué à Villerupt, de Briey à Frouard, de Mont-Saint-Martin à Maxéville, on rencontre aux quatre coins des routes, aux sorties des usines, auprès des mines de fer, des milliers de Marocains, de Tunisiens, mais surtout d’Algériens.

L’« exotisme » de la misère

Nancy, ce n’est pas seulement la capitale de la Lorraine, ce ne sont pas seulement des places de grand style : place Stanislas, place de la Carrière, place d’Alliance, qui, à quelques touches modernes près, semblent vivre la vie même de l’ancien duché. Nancy, c’est la ville qui vous donne l’avant-goût des industries de l’Est. Champigneulles, Maxéville et leurs brasseries d’un côté, Frouard, Dombasles et la sidérurgie de l’autre. Nancy, c’est aussi le premier contact avec les Nord-Africains qui vivent dans l’Est de la France.

Les Nord-Africains, on s’attend presque à les trouver. Nancy doit à ses anciens ducs d’avoir eu comme modèles Paris et Versailles d’une part, et Vienne de l’autre. Viennoises sont les balustrades modern’ style des brasseries et des grands cafés, les boiseries démodées, les orchestres qui se veulent langoureux comme ceux des Tziganes, et comme si le Danube coulait, bleu pour les uns, jaune pour les autres … Seulement, Nancy n’a pas de tziganes, et seule note exotique, les Algériens hantent les rues comme de pauvres, de très pauvres tziganes qui n’amusent personne.

Quartier « réservé »

Le quartier qu’habitent les Nord-Africains est, au sortir de la gare, sur la droite. Maisons sordides, grises (mais on leur pardonnerait facilement de n’être que grises), maisons bombardées. Elles sont là, témoignage du mea culpa que n’a jamais sans doute prononcé le pilote du bombardier B 29, ni les chefs de ce pilote, en partie responsables de cette odieuse misère. Dans des rues mal pavées, des tas de détritus, des monceaux de débris sont encore là, accolés à un pan de mur, ouvert béant sur un ciel noir. On n’a rien touché, ou si peu. Il semble même qu’on n’ait pas réussi à débarrasser le quartier de son odeur nauséabonde, de son odeur de crasse accumulée depuis des siècles, qui vous prend à la gorge. Odeur forte, tannée, qui s’imprègne aux vêtements et qui semble avoir la mémoire de toute cette pauvreté séculaire. L’odeur de ce quartier c’est toute la misère actuelle plus toute la misère passée. Et la misère passée s’est longtemps appelée la guerre …

Rafles et logements

Le soir, ces rues sont un monde noir, au sortir de la rue Saint-Jean. Il leur suffit pour s’éclairer de la lueur des pauvres cafés où l’on ne parle que l’arabe, très tard le soir, parce qu’aussi longtemps que l’on parle, il n’est pas question d’aller se coucher. Aux abords de la rue Saint-Jean, qui est fière de ses enseignes au néon, aux frontières de ce monde noir et qu’on tient dans le noir parce qu’il n’y a pas de quoi s’en vanter, aux confins du pays arabe, rôdent les prostituées.

Et les prostituées, c’est encore ce que l’on a trouvé de plus commode pour justifier les descentes de police contre … les Nord-Africains.

Dans le quartier, on parle arabe très avant dans la nuit. Car on n’aime pas s’y coucher. Pour dormir, il faut un minimum de place. Et ce n’est pas ce dont on est le plus prodigue, rue de la Primatiale ou rue de la Hache. La place, il y en a seulement sur les terrains vagues, entre les maisons découplées, déboîtées, comme si l’on avait allongé ces rues sur une plus grande longueur.

Ce serait trop beau, si les Nord-Africains avaient un toit, ou même une chambre, ou, au moins, de quoi se payer une chambre. A Nancy, vit un vieil homme qu’ils connaissent bien. Ils l’appellent « Moustache ». C’est tout ce que j’ai pu savoir de son identité. Et d’ailleurs, cela suffit bien. Il loge des dizaines et des dizaines d’Algériens. Comme il peut, dans la mesure du possible, il leur donne aussi à manger. Car ils n’ont pas beaucoup d’argent.

Colportage

Se coucher le plus tard possible, vivre en noctambules, c’est une manière de résoudre la crise du logement, mais cela n’empêche pas de repartir le lendemain matin pour chercher comment gagner de quoi vivre, au jour le jour. Il s’agit d’une expression parfaitement littérale. Au jour le jour, cela veut dire jusqu’à la nuit prochaine, jusqu’au gîte du soir et pas au-delà.

Les Algériens se dispersent, le matin, habillés de la traditionnelle blouse grise. Ils partent sillonner Nancy avec, sur leurs bras, cravates et lacets, portefeuilles et bracelets. Si l’on se donnait la peine de lire la phrase traditionnellement porte-bonheur qui orne les bracelets, on trouverait « Maroc », comme une vulgaire marque déposée.

Nancy est une ville champion pour ce genre d’activités commerciales : le colportage par les Nord-Africains. Dans un café, place de la Gare, en vingt minutes, ils sont venus à douze m’offrir des tapis et des portefeuilles fabriqués en série par les soins de colons qui aiment la couleur locale, des cravates en rhodia, etc.

Dernier stade

Le colportage, c’est un pis-aller. On le devine. Mais cela se vérifie. Aucun homme sensé ne peut croire que les Algériens ont fait la traversée pour venir vendre des cacahuètes à la sauvette ou faire les hommes-sandwiches. Non, ceux de Nancy comme les autres, ils sont venus pour travailler dans les mines ou dans la sidérurgie, ou dans les cristalleries … Demain, à Briey, à Longwy, nous les rencontrerons, tous ceux qui ont pu trouver du travail dans les usines. Mais tous n’en ont pas trouvé. Ils sont devenus marchands ambulants. Ou bien ils sont tombés malades après six mois au concassage du minerai et sont venus à Nancy vendre des cravates. Ou mille autres raisons. Le colportage, c’est la fin. Une lamentable fin de sans-travail, de traîne-misère, d’hommes sans ressources.

Le colportage, c’est la rançon d’une misère noire, d’une misère de tous les instants. Misère du logement, misère du sans-travail, misère du mépris environnant, misère de la faim et des jambes fatiguées. La misère, quoi !

D’autres formes de misère se rencontrent dans le bassin minier. Mais là, se dresse, comme nous le verrons, ce spectre qui hante les cauchemars de tous les exploiteurs, face à cette misère brûlante : la lutte ouvrière.

(à suivre)


Les Nord-Africains en Lorraine (2)

LA LEGENDE RACISTE DU BOL DE DATTES

(De notre envoyé spécial René Létrilliart)

SI l’on sort de Nancy par le train, il est difficile de s’apercevoir du pourcentage important de Nord-Africains qui vivent dans le bassin minier de Lorraine. Il en est autrement lorsqu’on sillonne le pays par la route. On n’ose pas écrire qu’il se rencontre des Algériens à chaque tournant, mais c’est uniquement parce que les lignes droites sont peu nombreuses, tout au long de ces chemins en lacets. Mais, avec régularité, comme les bornes kilométriques, au cours de votre voyage, vous verrez des équipes de Nord-Africains employés à la réfection des routes.

Qualification professionnelle

Pourquoi sont-ils si nombreux ? Pourquoi le seul visage qui ressemble à celui du Français moyen est-il celui du contremaître ? Pourquoi les Algériens sont-ils une écrasante majorité, dans ce genre de travail ? Pourquoi les quelques Européens qui travaillent avec eux sont-ils des immigrés, italiens, polonais, etc. ?

Ce sont des questions qui viennent tout naturellement à l’esprit.

La réponse est simple. Il n’existe pratiquement pas de qualification professionnelle pour les Nord-Africains. Lorsque nous arriverons dans les mines et dans la sidérurgie, nous en trouverons des exemples plus éclatants encore. Mais, déjà, l’on peut dire que le Nord-Africain qui débarque en France « ouvrier qualifié », n’aura en fait aucune chance de voir sa qualification reconnue. Il sera « manœuvre de force ». Et les explications, les longues digressions touchant « la paresse des peuples coloniaux », les beaux discours sur « la race robuste (mais bête) qui se contente d’une kema et de quelques dattes dans son pays », les palabres de tous les beaux messieurs qui gouvernent ou qui dirigent, vous expliqueront que tout ça, c’est parfaitement normal.

Voyage en Afrique du Nord

En Algérie, j’ai pu voir à l’œuvre cette théorie, dans un village, entre Philippeville et Constantine. Un petit bourg arabe qui s’appelle El-Arrouch. On y construisait, à l’époque, un barrage, le Zou-Dès-Zas. Il fallait parcourir quatre kilomètres pour l’atteindre. Mais jamais on n’a donné d’autre explication que la « paresse » au fait que les ouvriers algériens arrivaient parfois en retard. Soyons justes, le personnel européen avait à sa disposition un autobus. Quant au « service à volonté » (c’est le nom que portent les autocars démodés qui sillonnent l’Algérie), quant au « service à volonté », seul moyen de transport que les ouvriers arabes ont la permission d’emprunter, il lui aurait fallu quelques vingt voyages pour arriver à transporter tout le personnel musulman. Mais, bien sûr, l’explication, c’était « la paresse ».

Et c’est tout juste si l’on ne tâte pas les mollets aux muscles longs et durs des Nord-Africains, pour prouver que c’est une « race qui aime marcher ». Les racistes, les tenants de la race des seigneurs, les occidentaux évolués parlent des Arabes en termes qu’il faut chercher dans un dictionnaire d’élevage, plutôt que dans le Larousse.

Les routes marocaines, dont on a pu dire que chaque borne hectométrique marque une mort humaine, les routes marocaines sont construites par des hommes qui, « par goût naturel », se contentent d’un bol de dattes (en l’absence de bol, c’est la paume de leurs deux mains qui sert de mesure) et d’un morceau de pain. Ces routes sont faites par des hommes qui meurent par dizaines et par centaines, parce qu’ils « sont atteints de tas de maladies »

Aujourd’hui, nous connaissons cette rengaine. Un bol de riz pour les Chinois, les Japonais et les Viet-Namiens, une galette de millet pour les Hindous, les Noirs d’Afrique, des dattes pour les Nord-Africains … Et le bonheur le plus grand est assuré de régner dans une entreprise modèle, qui comprend les goûts et les couleurs des peuples.

Une théorie odieuse

Cette théorie s’est infiltrée partout. Il se trouve des gens de bonne foi pour croire au bol de riz des coolies chinois. Il y a de braves gens qui sont presque persuadés que le manœuvre arabe, par goût, refuserait un bon repas pour retourner à ses dattes.

C’est faux. C’est odieusement faux. Et pas seulement pour les Nord-Africains, mais pour tous les autres. C’est faux, mais c’est pratique. C’est pratique, parce que cela autorise les bas salaires et la surexploitation. Il faut si peu d’argent pour acheter un crouton de pain ! Et en donner davantage au travailleur nord-africain, mais ce serait un défi aux bonnes mœurs, vous diront ces braves cœurs qui connaissent si bien les « vrais désirs » des Nord-Africains. C’est faux, mais c’est ignoble, parce que cela peut justifier tellement de choses, ignobles elles-mêmes.

Sur la route de Thil

Si j’ai, longuement peut-être, rappelé cette théorie, c’est en pensant aux Nord-Africains que j’ai rencontrés en train de refaire la place centrale de Villerupt, ou, plus encore, peut-être, à ceux qui, non loin de Thil, travaillaient sur les bas-côtés de la route.

Cette route de Thil, on n’y passait pas pendant la guerre. Un kilomètre avant le village, une sentinelle allemande détournait les voyageurs, leur faisant contourner le village. Pourquoi ? Parce qu’au camp de Thil, il y avait 200 à 300 déportés, des internés en sabots et en tenue rayée, réunis dans un camp d’extermination. Camp qui a le triste privilège d’être le seul camp de concentration, établi en France, où fonctionnait un four crématoire.

Lorsque nous sommas entrés en Allemagne, en 1945, une odeur nous serrait la gorge à l’approche des camps de concentration : l’odeur des corps humains brûlés, l’odeur de cendre sèche, âcre, fétide. Cette odeur, les habitants de Thil et de Villerupt la connaissent bien. Pendant les années 1943 et 1944, ce fut l’odeur permanente autour du camp. Les habitants ont vu, journellement, les internés ; tout le monde le savait, dit-on, à Villerupt. En majeure partie, c’étaient des Juifs, qui cassaient des cailloux le long des routes … avant d’être livrés au four crématoire.

(A SUIVRE.)


Les Nord-Africains en Lorraine (3)

Dans un simoun de fer, d’équipe en équipe, de misère en misère…

(De notre envoyé spécial René Létrilliart)

SI Dante avait connu les vallées de Lorraine où s’est installée la sidérurgie, au débouché des mines de fer, il y aurait sans doute situé un des cercles de son Enfer. Ceux qui passent sans descendre de voiture, ou les voyageurs de sleepings, ont toutes les raisons de trouver le pays beau. Le jour, c’est la succession des usines, monumentales, dressées autour des hauts-fourneaux qui ressemblent avec leurs monte-charges, leurs bennes, les arrivées de minerais et de coke, à de monstrueuses mantes religieuses, qui réfléchiraient, leur grosse tête dans leurs pattes efflanquées.

Il y a de vieilles usines, comme Senelle à Herserange, d’autres très modernes comme « Micheville » à Villerupt. Cette dernière est une des plus importantes. La mine n’est qu’à 800 mètres. A un bout arrive le minerai brut ; à l’autre, des rails, des traverses, des plaques s’entassent sous de grands hangars. Dans les kilomètres intermédiaires, les hauts-fourneaux, d’où coule la fonte, avec entre deux coulées, le ruissellement incessant de l’eau qui refroidit les parois. Puis, les fours à acier Martin, Thomas, les mélangeurs, les fours Pits pour réchauffer l’acier avant de l’envoyer aux laminoirs. Les laminoirs avec le va-et-vient des lingots chauffés au rouge, qui deviendront ce ruban remuant, vivant, qui se tortille avant de partir, enfin droit et refroidi, vers les tréfileries. Bref, une aciérie ne peut se raconter que si l’on dispose d’une page entière de journal.

Le royaume du fer

Entre les aciéries, pour récupérer le gaz des hauts-fourneaux, qui s’en va alimenter les centrales électriques, à travers la campagne, comme une immense chenille, aux mille articulations, rampent les conduites de gaz. Elles s’étirent sur des kilomètres, paressent dans l’herbe grasse des champs, escaladent les collines, où elles ont fait une trouée dans le feuillage des forêts.

En Lorraine, le fer est roi. Partout, il vous imposera sa présence.

La nuit, il jaillira de toutes les bouches, de tous les trous de coulées, et ce sera cette lueur rougeâtre, qu’on peut voir depuis Longwy-Haut, sans interruption dans toute la vallée. La fonte et l’acier coulent en lignes rouges et blanches, incandescentes, et les étincelles jaillissent en constellations des hauts-fourneaux des fours Pits, des longs rubans que l’on lamine.

Quand on pénètre dans une aciérie, c’est d’abord vers tout ce métal en fusion que se portent vos regards.

Mais là, des hommes travaillent.

Un simoun de fer

Avant le feu, il y a la poussière. Il faut concasser le minerai de fer. A « Senelle », le concassage se fait dans un grand bâtiment accolé à la colline. On ne le voit pas plus que s’il contenait de l’eau bouillante, s’échappant en vapeur par tous les orifices. Par le moindre petit trou, s’échappe la poussière, en nuages, en nappes, en avalanches. Le délégué C.G.T. qui m’accompagne m’a prévenu :

« Ce n’est rien, de loin, tu la vois, mais elle te prendra à la gorge bien avant d’arriver au bâtiment. »

Plusieurs dizaines de mètres avant ce nuage, vous avez soudain l’impression qu’il y a, dissous dans l’air, un produit dont on ne parvient pas à définir l’odeur. En avançant encore, c’est la poussière, invisible, la poussière qui doit coller aux poumons, s’infiltrer par tous les pores. Et elle doit pénétrer le corps des Nord-Africains qui travaillent au concassage, comme le simoun, dans le Sud, pénètre dans les maisons, même lorsque tout semble hermétiquement clos.

Car, au concassage, vous l’avez deviné, dans la poussière et dans le bruit, travaillent les Nord-Africains.

Ceux qu’on trimballe

De ce premier travail jusqu’à l’autre bout des usines, on les rencontre à tous les escaliers de fer, à tous les hangars, sous toutes les verrières, partout où il faut des manœuvres de force.

L’acier, chauffé à blanc, la chaleur du soleil s’ajoutant comme les mouches sur une plaie déjà douloureuse, le bruit, la poussière, avec ce goût de rouille, de fer humide, de vapeur d’eau, le métal en fusion, qu’il faut regarder bouillir, en gros remous glauques, à travers des lunettes noires, et encore la chaleur qui sèche les vêtements même s’ils semblent ne pas receler une goutte de vapeur d’eau, c’est la sidérurgie.

Les travailleurs nord-africains sont trimballés d’équipe en équipe, jour après jour. Rarement, ils obtiennent un travail fixe. J’en rencontre qui empilent des rails. Peu d’entre eux parlent le français. Un grand Algérien, un Oranais, me dit :

Je ne sais même pas aujourd’hui qui est mon chef d’équipe. Ca change tous les jours.

Il est forgeron, à côté de lui, son copain est tourneur. Pourtant, tous deux travaillent comme manœuvres de force. Les autres suivent notre conversation, mais leurs yeux ne se fixent que lorsqu’un mot arabe, un mot que le forgeron ne sait pas traduire, arrive dans la conversation. Pourtant, il y a eu des essais de cours de français pour ces travailleurs. La direction s’est opposé à ce que ce « scandale » ne continue.

Les lits font les trois huit

Tout de suite, la conversation roule sur les revendications. La présence du délégué a eu tôt fait de faire régner une atmosphère de sympathie et de compréhension. En premier lieu, les logements.

A Longwy, les Nord-Africains sont misérablement logés. Pour une « chambre » de 1 m. 40 sur deux, ils payent 2.400 fr par mois. Mais souvent, ils sont obligés de vivre à plusieurs dans la même pièce. A quatre dans un trou, ils donnent 1.800 fr. chacun. Quant au confort … c’est un mot à ne pas prononcer. Le délégué m’explique que … mais est-ce la peine d’adoucir sa phrase : « Les lits font les trois huit ! » Car les Nord-Africains dorment par roulement, suivant leurs heures de travail. Sous eux, la paillasse de cuir contient tout au plus un kilo de crin végétal. Les draps sont rarement changés …

Quand on s’endort, on est en bonne santé, le matin on est à moitié foutu … m’a confié le forgeron.

Ils sont logés par des bistrots, des tauliers, au petit bonheur la chance. On leur « fait la vie plus dure qu’à des prisonniers de guerre ». C’est le tourneur qui vient de dire cela. Et il en sait quelque chose, il a été prisonnier pendant quatre ans. On les oblige à prendre leur repas. Ces turnes font « pension ». Pas de repas, pas de chambres.

Le Syndicat vient d’exiger qu’une des maisons en construction, par l’entreprise soit mise au service des travailleurs nord-africains. Unis comme ils le sont, au sein de leur Syndicat, ils savent qu’ils peuvent compter sur leurs camarades français et qu’ensemble ils obtiendront satisfaction.

Salaires et mathématiques

Pour payer cela, il gagne 74 francs de l’heure, et travaille neuf heures par jour, soit 54 heures par semaine. N’allez surtout pas croire que la loi sur les heures supplémentaires est appliquée d’office. Non, pour en bénéficier, il a fallu se battre, et il faut encore être vigilants. Un autre problème se pose : la difficulté à comprendre les bulletins de paye. « Il faudrait sortir de Saint-Cyr », dit le délégué en me tendant un bulletin. Le Syndicat a engagé une action pour obtenir la simplification de ces bulletins.

Mais, par contre, il n’est pas nécessaire de « sortir de Saint-Cyr » pour comprendre qu’une telle feuille de paye présente bien de l’intérêt pour l’employeur. Il est impossible de calculer la prime. Ce n’est certes pas au bénéfice du travailleur nord-africain …

Un grand progrès a été réalisé. La direction, par l’action puissante menée, a été obligée de payer les travailleurs nord-africains au même tarif que les autres. Il faudra encore lutter. Pour l’habitat, bien sûr. A Villerupt, les Nord-Africains ont obtenu de pouvoir s’installer à la « caserne brûlée » (c’est tout un programme). C’est misérable, mais ils ont enfin un toit.

Mais surtout, il y a les allocations familiales. Le Nord-Africain doit travailler 16 ou 18 mois pour que sa femme restée au pays puisse toucher le premier trimestre d’allocations. La caisse de Longwy transmet à Nancy, Nancy à Paris, Paris à Marseille, Marseille à Alger, Alger à … la maison. Ils demandent que l’argent parte tous les mois de l’usine directement à leurs familles. Les plus favorisés ont appris, une fois ou deux, que leurs femmes n’avaient mis que six ou huit mois pour toucher. Mais, ça, c’est l’exception.

Enfin, les travailleurs nord-africains doivent pouvoir bénéficier des congés payés, compte tenu de l’éloignement de leur pays, ils obtiendront satisfaction, car ils connaissent le langage de la lutte ouvrière.

Mercenaires disponibles : Néant !

Certes, le temps des mercenaires officiels et patentés est révolu. Mais les exploiteurs continuent à rêver au bon vieux temps du libre esclavage. Les Nord-Africains, on avait pensé en faire une mine à mercenaires. Les militaires avec une croix au bout d’un ruban, ce qui faisait tout avaler. Dans les usines, ils devaient se laisser tondre comme les moutons du Sahel. En attendant l’abattoir. Vous connaissez le dilemme …

Le temps des moutons, le temps des mercenaires est révolu. On n’égorge plus dans l’ombre quand des millions d’hommes sont à l’affût pour se défendre. Et il arrive inexorablement, le jour où les mercenaires se veulent des hommes libérés, des hommes libres se conduisant en hommes libres, en hommes « égaux en droits »… Et l’homme libre sait défendre sa liberté.

FIN

René LETRILLIART.