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Bas les masques !

Editorial paru dans Le Quotidien Rouge, n° 9, 3 mai 1974 ; suivi de « Les hommes de main de Giscard » et « Oui : Le Pen a torturé »

Même « Le Figaro » s’en est ému après le meeting de Nice !

Faut dire que le Valéry, aux bonnes manières du grand monde, trimballe dans ses valises une sacrée collection de supporters et de gardes du corps. Soustelle, Médecin, le maire de Nice, qui a quelques placements à l’extrême-droite ; les ex-OAS Sergent et Dupont ; les nervis d’ON et du GAJ, réunis pour la circonstance ; l’inévitable mercenaire Le Cavelier. Et bien d’autres, moins en vue dans les basses besognes. L’hebdomadaire d’extrême-droite Minute, un moment tenté par la candidature Royer, a vite rectifié le tir : le cheval étant mauvais ; pour l’heure, la vraie droite, c’est Giscard.

Paraît qu’au début de la campagne il avait eu ce mot original : « Dis-moi qui te soutient, je te dirai qui tu es. » Nous voilà édifiés.

C’est toute la vieille droite qui refait surface, celle des grandes familles, des guerres coloniales, bardée de médailles et de tricolore. Celle qui a enfoui ses scandales dans les sables de Panama, et les rizières du Tonkin.

Depuis le démantèlement de l’OAS, les barbouzes gaullistes tenaient le haut du pavé. L’extrême-droite n’avait pas réussi à percer, à sortir de la marginalité des coteries amères, des rédacteurs de mémoires, et des groupuscules minoritaires.

Avec Giscard, il y a des places à prendre pour tous les revanchards. C’est l’occasion de rentrer par la grande porte. De prendre en marche un train déjà lancé.

Ce n’est plus la droite « sociale » de de Gaulle, qui cache ses attaches de classe derrière la fumée de la participation. C’est une droite fière de ses généalogies, flattée de ses particules. Une droite pour qui l’ouvrier a toujours été l’ennemi, pour qui le coron, la banlieue, le bidonville, sont un autre monde. Pour qui les familiarités, les promiscuités héritées de la résistance constituent une dérogation.

Avec Giscard, le tricolore penche vers Thiers et vers Vichy. Les affinités atlantistes sont revendiquées.

Michel Sardou pourrait remplacer Druon au ministère de la culture.

L’Union de la Gauche fait peur à la bourgeoisie. Quoi d’étonnant à ce qu’elle réponde en serrant les rangs, en rassemblant l’union de la droite, de la vieille droite qui a des idéaux et des principes.

Au moins, les travailleurs sauront qui ils ont en face.


LES HOMMES DE MAIN DE GISCARD

« M. BASSOT est chargé de l’organisation matérielle de la campagne, ce qui comprend bien évidemment le service de sécurité ». C’est par cette déclaration que la permanence électorale de Giscard d’Estaing espère mettre un terme aux remous suscités par le numéro du Canard Enchaîné du 25 avril et par l’émission télévisée d’Alain Krivine sur les liaisons entre le candidat et les anciens d’Ordre Nouveau. On précise même : « Dans toute manifestation politique, il faut qu’il y ait un service d’ordre. Ce service d’ordre est assuré, en très grande majorité, par les comités de soutien à la candidature du Ministre d’Etat ».

Malheureusement pour les services de Giscard d’Estaing, les révélations – non démenties – du Canard Enchaîné et l’enquête menée par Rouge contredisent leur mise au point.

Y a-t-il eu, oui ou non, une entrevue entre Hubert Bassot, républicain indépendant, et les dirigeants de Faire Front (ex-Ordre Nouveau) pour mettre sur place le service d’ordre de Giscard ? Si les services de Giscard démentent, comment expliquent-ils :

* que François Brigneau, rédacteur en chef de Minute, ancien dirigeant d’Ordre Nouveau, et actuel membre de Faire Front ait été chargé à Europe N.1, le 27 avril, de contrôler les cartes des journalistes et de faire le coup de poing contre le photographe Elie Kagan ?

* que parmi les gardes du corps de Giscard figure le dénommé Gérald VIVOT, ancien mercenaire et appariteur musclé à Nanterre, arrêté le 12 mars 1971 par la 2ème Brigade Territoriale au siège d’Ordre Nouveau, trouvé en possession de plus d’une tonne de matraques, casques, barres de fer, qui ne sera jamais inquiété par la Justice ? Le même Gérald VIVOT que l’on voit armé devant le Palais des Sports le 9 mars 71.

* que d’après le Point du 30 avril, Gilbert le Cavelier, indicateur de police, ancien dirigeant du service d’ordre d’Ordre Nouveau, impliqué dans l’affaire de l’Etec, figure dans les services de sécurité de Giscard ?

* Comment ne pas parler enfin des antécédents d’Hubert Bassot, qui fonde en 1964 « le Rassemblement de l’Esprit Public » (REP), se rallie en 1965 à la candidature de Tixier-Vignancour, et collabore aujourd’hui avec Giscard avec l’aide d’hommes tels Jean Thiriart, ancien de Jeune Europe, Feltucci, ancien du « Nouvel Ordre Européen », G.A. Amandraz, fasciste suisse notoire ?

Si nous insistons sur la composition du service d’ordre de Giscard, c’est qu’il ne s’agit pas là de coïncidences : c’est un fait politique, qui illustre bien ce que le Ministre des Finances entend par « nouvelle majorité ». C’est un fait politique qui montre à quel degré peut se faire l’imbrication entre les partis de la bourgeoisie et des bandes factieuses. Chaban Delmas n’a pas non plus les mains propres : on sait que les SAC et les CDR ont eu pour consigne de soutenir sa campagne. On sait que certaines sections de province d’Ordre Nouveau se sont mises à son service. Ce qui n’a rien d’étonnant :

* en 1973, des liaisons sont établies à l’occasion des législatives entre le même Duprat, Alain Robert, Jacques Godfrain (Membre du Bureau Exécutif de l’UDR, chargé de missions à l’Elysée, trésorier des SAC et des CDR) et Henri Josseran (trésorier des CDR) afin de se rendre des menus services (participation de membres d’ON au service d’ordre des CDR, discussion sur les moyens à employer pour faciliter le succès de la droite dans certaines circonscriptions, etc … ).

Tous les démentis de Giscard d’Estaing et Chaban ne servirent à rien. Il y a trop de preuves, trop de recoupements montrant la répartition des tâches qui a pu s’opérer entre l’extrême droite et la droite classique (UDR, RI). Il n’y a que des naïfs qui pourraient encore s’en étonner.


ON A TROUVE ÇA

Le Canard Enchaîné du 2 mai 1974 poursuit sa série de révélations sur le petit monde pas très propre qui entoure le Giscard au destin national. Le Canard confirme que l’essentiel des troupes de choc de Giscard est composé de nervis d’extrême-droite. Mais le cher Valéry est un éclectique et ne donne pas la préférence à telle ou telle secte fasciste. Il a déjà recruté les nervis d’Ordre Nouveau et des SAC. Mais les frères ennemis du GAJ se retrouveraient aussi dans le service d’ordre giscardien. Le recruteur serait – selon le Canard – le dénommé Tunc du centre démocrate. A la tête de ce commando, de vieilles connaissances, Jean-Claude Nourry, Michel Janneau, et Michel Bodin. Ordre Nouveau, le GAJ, le Cavelier, il ne manque plus que l’OAS pour que tout ce petit monde soit au complet.

Dans les derniers mois de la guerre d’Algérie, le dénommé Giscard était en contact permanent – selon le Canard Enchaîné – avec l’état-major de Salan par l’intermédiaire de Sergent. Cet ex-capitaine de la Légion, chef d’état-major de l’OAS-métro, a été condamné à mort pour les crimes perpétrés par l’OAS en France. Ayant fondé le mouvement fasciste MJR, il était rentré en France, amnistié après la visite de De Gaulle à Massu en mai 1968. Aujourd’hui cet individu se pavane – selon le Canard Enchaîné dans le propre bureau de Michel d’Ornano, secrétaire général des RI, en compagnie de l’ex-lieutenant Claude Dupont, autre « vedette » de l’OAS, et responsable avec H. Bassot du service d’ordre giscardien.

Le Canard chiffre le total de ces recrues très « spéciales » à 200 permanents musclés, payés 200 F par homme et par jour. Car l’idéologie c’est pas toujours suffisant pour nourrir son nervi.

Giscard à la barre (de fer).


Rouge aujourd’hui devant le tribunal correctionnel

OUI : LE PEN A TORTURE

« Le lieutenant Le Pen lui-même faisait fonctionner la magnéto à manivelle » (Commissaire principal Gilles)

La justice va vite … dans certains cas. Nous venons de recevoir à l’instant une citation à comparaître devant le Tribunal Correctionnel, aujourd’hui 3 mai à 13h, à propos des informations que nous avons publiées sur les activités de Le Pen en Algérie. Le Pen nous demande 100.000 F de dommages et intérêts, ainsi que l’insertion du jugement dans cinq hebdomadaires. Henry Weber, directeur de Rouge, devra comparaître à la suite de l’article paru dans le n° 251 de Rouge, qui exposait un extrait du livre « La pacification » de Hafid Keramane (édition de la Cité, 1960, Lausanne).

Nous publions aujourd’hui des documents tirés du journal Vérité Liberté (n° 20, juin-juillet 62) (1). Les faits qui y sont relatés (l’arrestation par Le Pen d’un veilleur de nuit dans la nuit du 30 au 31 mars 1957, sa séquestration dans la villa « Les Roses », et la torture qu’il y subit) sont repris dans le livre de Pierre Vidal-Naquet, « La torture dans la République », édition de Minuit, 1972.

Pour avoir rappelé ces faits, uniquement à partir de ces deux ouvrages, Weber et Récanati vont être traînés devant les tribunaux par Le Pen.

Alors de deux choses l’une :

– soit ces faits sont faux, c’est à Le Pen d’en faire la démonstration. Une démonstration bien difficile à établir après les documents que nous publions.

– soit Le Pen nous attaque en vertu de la loi du 22 mars 1962, « portant amnistie des faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre dirigés contre l’insurrection algérienne » qui en théorie interdirait de relater publiquement des faits antérieurs à cette date.

Mais alors Le Pen devra expliquer pourquoi il n’a jamais attaqué « Vérité Liberté » et le livre de Vidal-Naquet, tous deux publiés après mars 1962.

Une chose est sûre. Le Pen a bien torturé en Algérie. Et il fallait que ce soit dit. Comme il fallait dénoncer les activités du général Massu, qui décora Le Pen de la Croix de Guerre le 1er avril 1957. Sans doute pour services à la « pacification ».


1) Dirigé par Robert Barrat, Jacques Panijel, Paul Thibaud, Pierre Vidal-Naquet.


Rapport du Commissaire Gilles

SURETE NATIONALE EN ALGERIE
SECURITE PUBLIQUE
COMMISSARIAT CENTRAL D’ALGER

Alger, le 1er avril 1957.
LE COMMISSAIRE PRINCIPAL
Commissaire Central, par intérim,
de la Circonscription de Police d’Alger,
à Monsieur l’INSPECTEUR GENERAL
de l’ADMINISTRATION EN MISSION
EXTRAORDINAIRE
PREFET D’ALGER – « Police d’Etat ».

Objet : Sévices infligés à un détenu.

*

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance qu’à l’issue de son arrestation et de sa détention, du 8 au 31 mars, par les Parachutistes du 1er R.E.P., le nommé Yahiaoui Abdenou, né le 2 juillet 1938, domicilié 53, avenue Lavigerie, à Kouba, s’est présenté devant moi et m’a déclaré avoir été l’objet de sévices de la part du Lieutenant Le Pen, ou sur son ordre.

En particulier, lors de son arrestation, deux fils électriques furent reliés aux lobes de ses oreilles et le Lieutenant Le Pen lui-même faisait fonctionner une magnéto à manivelle, à l’aide de laquelle il lui envoyait des décharges électriques dans le corps.

En présence de ce même officier, le jeune Yahiaoui fut frappé avec un nerf de bœuf, et il fut attaché nu sur un banc, pieds et poignets liés, et il dut ingurgiter de force une certaine quantité d’eau.

Enfin, il resta cinq jours enfermé dans un « tombeau », trou creusé dans le sol, sans aucun aménagement, et fermé par des barbelés. Plusieurs de ces trous existent, paraît-il, au 74, Boulevard Gallieni, où il était détenu.

A la suite de ces cinq jours de « tombeau », il resta dans un local à cette adresse et ne fut plus maltraité jusqu’à sa libération,

Le jeune Yahiaoui est le demi-frère de Khemissi Abderazak, gardien de la paix du Corps Urbain d’Alger, tué par les terroristes, lors de l’attentat du 15 décembre 1956, au poste de police de Notre-Dame d’Afrique, et dont la famille est très honorablement connue et manifeste des sentiments nettement pro-français.

Le lieutenant Le Pen est Député l’Assemblée Nationale.


LE PEN : Député Tortionnaire

M. Jean-Marie Le Pen est, on le sait, députe du Ve arrondissement de
Paris et porte-parole du groupe indépendant ; il a été élu au second tour, avec notamment l’appui du Figaro ; notre éminent confrère voyait en lui le candidat anticommuniste le mieux placé pour l’emporter. On sait également que le comportement au volant de M. Le Pen n’est pas toujours très courtois, au point que le Parquet transmit un jour à l’Assemblée nationale une demande de levée d’immunité parlementaire de M. Le Pen, à la suite d’une altercation un peu violente entre automobilistes. Cela fit, à juste titre, sourire. Ce qui ferait plutôt pleurer, c’est que les autorités avaient dans leurs dossiers, depuis 1957, de quoi poursuivre M. Le Pen pour des raisons autrement sérieuses. M. Le Pen est, en effet, un tortionnaire. On savait qu’il avait publiquement approuvé la torture ; on savait moins, bien que le Canard Enchaîné y ait fait plusieurs fois allusion, qu’il l’avait pratiquée. Le F.L.N. l’en avait pourtant accusé (voir Résistance Algérienne du 1er juin 1957, repris dans H. Keramane : La Pacification, p. 35-37, précisant notamment que le lieutenant Le Pen, du 1er R.E.P., infligeait la magnéto à la villa « Les Roses », 74, boulevard Gallieni, et à la villa Susini). Il soumettait aussi les suspects au supplice du « tombeau ». Ces accusations, nous les confirmons. Nous publions ici deux documents irréfutables : l’un est un rapport du commissaire principal R. Gilles, de la ville d’Alger ; il mentionna les traitements qu’infligeait Le Pen au père d’un agent de police musulman Yahiaoui Abdenou, à la villa « Les Roses ». C’est sans doute cette qualité de père de policier de la victime qui avait particulièrement ému la police.

L’autre document est le rapport d’un officier de police, accompagné de
quatre témoignages, dont un celui d’un ami personnel de Le Pen, vise à la décharge. Le Pen avait battu et mis au « tombeau » un veilleur de nuit
d’hôtel qui s’était permis de lui refuser à boire, à deux heures du matin, alors qu’il était ivre.

Un mot encore : le veilleur de nuit, Ahmed Bouali, porta plainte ; il la
retira cependant ; une note du dossier nous apprit pourquoi : il avait reçu de M. Lacoste, en dédommagement, un million sur les fonds secrets.

Ces documents se trouvent en pages 6 et 7