Article d’André Julien paru dans L’Observateur, n° 16, 27 juillet 1950, p. 20

L’écrivain anglais Orwell est mort en janvier de cette année. Il était l’auteur de La vache enragée et des Animaux partout. Atteint de tuberculose, c’est dans une clinique qu’il écrivit Nineteen-Eighty-Four dont la traduction française inaugure aujourd’hui une collection de romans de divertissement chez son éditeur parisien.
Curieux roman d’évasion pourtant que 1984 ! Il s’agit bien comme le titre l’indique d’un roman d’anticipation, mais ce n’est pas dire beaucoup que de trouver bannie de ce « quarante ans après » toute perspective d’optimisme. Londres est alors la capitale de la première région aérienne de l’Océania. Le régime joint le système nazi à celui des Soviets dans une synthèse à la Kafka. Les membres du « Parti Extérieur » auquel appartient le héros, Winston Smith, redoutent les membres du « Parti Intérieur », tandis qu’une troisième classe, le prolétariat, végète, abandonnée, dans les faubourgs. Le grand chef d’Océania, Big Brother, a la moustache de Staline et le regard d’Hitler. Mais, à vrai dire, on ne sait pas s’il vit encore ou s’il a jamais existé. Il n’y a pas d’opposition ou plutôt le régime en crée lui-même une, fictive, personnifiée en Goldstein, au faciès sémitique et ricanant. Le héros travaille au Ministère de la Vérité, au « Miniver », comme on dit en novlangue, langage qui devra en 2050 avoir complètement supplanté l’ancien : les concepts et les nuances traditionnelles en seront exclus, et avec elle, tout possibilité de subversion de la pensée. Le travail de Smith consiste à récrire les articles d’anciens journaux dont la vérité est « dépassée » : ainsi telle personne vaporisée sera remplacée par un autre nom, tel événement de la guerre contre l’Eurasia transformé en date de guerre contre l’Estasia, selon les alliances du moment. C’est ainsi que toute possibilité de vérité historique est anéantie : car le héros transforme, non des faits exacts, mais des faits qui sont déjà faux et se transforment quotidiennement. Se révolter consiste pour Smith à aller acheter dans un quartier prolétaire un cahier blanc qui date de 1950 pour y tenir un journal et à faire l’amour avec une femme, puis à entrer dans ce qu’il croit être la Fraternité des opposants, laquelle n’a jamais existé.
Arrêté par la Police de la Pensée, il n’est pas exécuté, mais torturé jusqu’à ce qu’il finisse par ‘tuer en lui toute révolte et adhérer aux concepts insoutenables du régime (la guerre, c’est la paix ; la liberté, c’est l’esclavage ; l’ignorance, c’est la force), à aimer Big Brother.
Ce roman d’anticipation est donc loin d’appartenir à la « littérature dégagée ». C’est l’œuvre d’un écrivain qui a fait la guerre d’Espagne et appartenu au groupe anarchiste Freedom. C’est d’abord une critique de ce qu’on appelle couramment les idéologies totalitaires. La philosophie du régime dépeint par 1984 ne ressemble d’ailleurs pas au matérialisme dialectique des communistes. Comme le dit O’Brien à Smith, c’est un solipsisme collectif. Ce que l’« Angsoc » réclame ce n’est pas la puissance sur les choses, comme le matérialisme, mais celle sur les hommes. Hors de l’homme, il n’y a rien, dit encore O’Brien. Il n’y a pas de lois de la nature, ce sont des idées du XIXe siècle. Le seul but du régime est donc le pouvoir et le pouvoir pour le pouvoir. Or, « comment un homme s’assure-t-il de son pouvoir sur un autre, Winston ? » « En le faisant souffrir », répondit-il. Et à quoi sert le pouvoir ? « à infliger des souffrances et des humiliations ». Le progrès sera un progrès vers la haine.
Le livre est un roman d’anticipation, il ne faut pas l’oublier. C’est-à-dire que sa portée politique est charpentée par un sens littéraire. Plus qu’à Darkness at Noon, Nineteen-Eighty-Four fait penser à Spartacus, d’Arthur Koestler : la critique du régime soviétique est ici une vérité moins profonde que la signification mythique du livre, plus proche de celle du roman historique, suggérant un parallèle, que de celle de la fiction à peine déguisée des procès de Moscou. C’est ce côté mythe qui assure la ressemblance avec Kafka, déjà appelée par le réalisme froid et triste d’Orwell. Et c’est plus du Kafka que du H. G. Wells, que ces machines à torturer munies de compteurs, salle 210 du « Ministère de l’Amour ». De même ces enfants qui appartiennent à l’organisation des Espions, tenant du Jungvolk et des Pionniers, font penser à ceux du Procès (comme d’ailleurs à ceux de la Terre est ronde, de Salacrou … ) Mais c’est du Kafka anglais, un Kafka plus humide, plus brumeux que celui d’Europe centrale. La métaphysique s’y fait amère ironie. Ce Kafka-là a lu Swift, si ce n’est pas Voltaire. Et les romans anglais contemporains qui viennent à la mémoire quand on lit 1984, auxquels le roman d’Orwell fait le plus penser, sont bien l’Aérodrome de Warner, et Ministry of Fear de Graham Greene, car il se pourrait qu’il y eut dans ce mythe ironique et dans cette amertume réaliste toute une direction de la nouvelle littérature anglaise.
André JULIEN.
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