Article de George Orwell paru dans le Bulletin d’information des Groupes de liaison internationale, n° 1, mars 1949, p. 9-19 ; texte initialement publié en octobre 1948 dans Commentary sous le titre ‘Britain’s Struggle for Survival: The Labor Government After Three Years‘

G. ORWELL dans son article présente une analyse objective et complète de la situation en Angleterre et des difficultés devant lesquelles se trouve placé le gouvernement travailliste par sa faute, ou du fait même qu’il est en train d’instaurer un régime socialiste.
APRES TROIS ANS DE GOUVERNEMENT TRAVAILLISTE.
C’est une caractéristique de notre époque que lors de l’élection générale de I945, il était possible de voir clairement à quels problèmes le gouvernement travailliste allait avoir à faire face et qu’il est tout aussi difficile aujourd’hui qu’il l’était alors de prédire son succès ou sa faillite. Notre époque est celle du dilemme qu’on ne résout pas, de la lutte qui ne se ralentit jamais et qui ne mène jamais à une décision quelconque. C’est comme si le monde souffrait d’une maladie à la fois aigüe et chronique, mais non fatale.
En Angleterre, nous vivons depuis trois ans dans un état de crise presque permanent : comme dans ces histoires radiophoniques où le héros est près de tomber dans un précipice à la fin de chaque épisode. La catastrophe finale est toujours évitée mais la fin de l’histoire ne semble jamais devoir arriver. La banqueroute a été évitée, et évitée par des prêts américains, « par l’austérité » et par la dépense des réserves. D’ailleurs lorsque ces expédients ne joueront plus elle pourra encore être repoussée, peut-être pour des dizaines d’années, par une politique d’exportations couronnée de succès : mais le problème fondamental de rendre l’Angleterre solvable, sans abaisser le standard de vie à un niveau insupportablement bas, reste intact.
Il est, je pense, important de comprendre qu’en Angleterre, la lutte entre le collectivisme et le laisser faire est secondaire. Le principal objectif est le relèvement national. De l’extérieur, et en lisant la presse anglaise, on pourrait aisément supposer que le pays gémit sous la pagaïe bureaucratique et ne serait que trop heureux de retourner au bon vieux temps de la libre entreprise ; mais il semble seulement en être ainsi parce que les gros capitalistes et la classe moyenne des entrepreneurs font un bruit considérable.
L’Angleterre est à beaucoup de point de vue conservatrice, mais c’est un pays sans paysannerie et dans lequel le désir de liberté économique n’est ni fort ni étendu. Posséder en Angleterre signifie avoir une maison, des meubles et quelques centaines de livres d’économie ; la liberté représente la liberté de pensée et de parole, ou la libre disposition de ses heures de loisir. Da grande majorité des citoyens britanniques admet de vivre avec des salaires plutôt qu’avec des bénéfices, accueille bien l’idée de la Sécurité Sociale de la naissance jusqu’à la mort et n’a aucune opinion très déterminée dans un sens ou dans l’autre sur la nationalisation de l’industrie, Evidemment le rationnement et le contrôle, sont généralement impopulaires, en un sens, mais ce n’est important que parce que cela augmente l’épuisement et l’ennui résultant de huit années de surmenage.
En fait, nous sommes handicapés non par un désir positif de retour au capitalisme, mais par les habitudes d’esprit acquises durant la prospérité (y compris l’idéologie du mouvement socialiste lui-même).
Même aujourd’hui, dans les cercles de gauche, on ne se rend pas nettement compte que la position économique de la Grande-Bretagne est fondamentalement mauvaise. Un petit pays surpeuplé, important sa nourriture et la payant par ses exportations ne peut tenir qu’aussi longtemps que le reste du monde n’est pas industrialisé. Si le développement actuel mondial de l’industrie, continue, avec le temps, le commerce international n’aura plus de raison d’être, excepté pour les matières premières, quelques produits tropicaux, et peut-être quelques marchandises de luxe. Tous les avantages seront – et sont déjà en fait – pour les grands pays autarciques ; comme la Russie et les Etats-Unis. L’Angleterre ne pourra donc survivre comme « pays avancé » et populeux que si elle est intégrée à un système économique plus vaste.
Pour l’instant, ceci peut se produire de 4 façons : l’une est la formation d’une Union entre l’Europe Occidentale et l’Afrique ; la seconde par le resserrement des liens du Commonwealth et le transfert de peut-être la moitié de la population de l’Angleterre dans les dominions parlant anglais ; la troisième c’est de permettre à l’Angleterre, en même temps qu’au reste de l’Europe de s’intégrer au système russe ; la dernière possibilité est l’incorporation de l’Angleterre aux Etats-Unis. Dans chaque cas, les objections sont évidentes.
La première hypothèse, la plus discutée pour l’instant et peut être celle qui offre le plus d’espoir, oblige à faire face à d’énormes difficultés, ou dangers, dont l’hostilité russe n’est que la plus immédiate. La seconde, même en supposant que les dominions y soient préparés, ne pourrait probablement pas aboutir à moins d’être entreprise par un gouvernement despotique accoutumé à transporter les êtres humains comme une cargaison de bétail. Quant à la troisième bien qu’elle puisse se produire à la suite d’une guerre et d’une défaite, elle doit être éliminée car excepté une poignée de communistes personne ne la désire. Il est très vraisemblable que la quatrième hypothèse prenne corps, mais elle est inacceptable du point de vue anglais, car elle signifierait pour l’Angleterre un rôle de second, et la subordination à un pays que chacun, excepté quelques Tories considère comme politiquement arriéré.
En admettant même que l’une de ces possibilités ou une combinaison de plusieurs d’entre elles, aboutisse, elle ne pourrait jouer qu’au bout d’une certain temps ; alors que le problème de la solvabilité nécessite une décision rapide. Les Chefs du gouvernement travailliste peuvent seulement par conséquent établir leurs plans sur le fait que l’Angleterre doit se suffire à elle-même dans un proche avenir. Ils essaient de faire de l’Union Européenne une réalité et croient que lorsqu’elle existera les dominions y adhéreront, et ils sont décidés à vrai dire, ils y sont obligés, à rester en bons termes avec les Etats-Unis mais leur but immédiat doit être d’équilibrer les importations et les exportations. Et cela, ils doivent le faire avec un équipement industriel usé, avec des préoccupations de politique étrangère qui nécessitent des forces armées importantes qui sont par conséquent une charge pour la main-d’œuvre et avec une classe travailleuse fatiguée et pas trop bien nourrie, qui a fait la guerre et a voté lors des élections générales en espérant quelque chose de tout à fait différent.
En 1945, la moitié du corps électoral a voté travailliste. Je pense qu’il serait exagéré de dire que la majorité de ces gens a voté pour le socialisme. Ils ont voté pour le plein emploi, pour des pensions plus élevées aux vieux travailleurs, pour une scolarité plus longue, pour plus d’égalité sociale et économique et pour plus de démocratie ; et pour la nationalisation de l’industrie car ce pouvait être un moyen de réaliser tout cela. Le gouvernement, même s’il le voulait, ne peut décevoir entièrement ses partisans et doit par conséquent combiner la reconstruction de base avec des réformes immédiates qui rendent la reconstruction plus difficile. Il eût été presque impossible, par exemple, pour un gouvernement travailliste, de ne pas donner la priorité au relogement ; mais aussi nécessaires que soient les maisons, ceci réduit la main-d’œuvre et les matériaux qui peuvent être attribués à la construction industrielle. Le transfert de la propriété privée à la nation n’est pas en soi enthousiasmant, et aux yeux de la foule le parti travailliste est le parti qui lutte pour des heures de travail plus courtes, un service de santé gratuit, des garderies, le lait gratuit pour les enfants des écoles etc… plutôt que le parti du socialisme.
Malheureusement, étant donné le manque de presque toute chose, il n’est pas aisé d’améliorer matériellement la vie des gens. Physiquement, l’Anglais moyen est probablement en plus mauvais état qu’il y a trois ans. La situation des logements est terriblement mauvaise ; la nourriture bien que n’étant pas réellement insuffisante, est insupportablement « terne ». Le prix des cigarettes, de la bière, et des denrées non rationnées telles que les légumes est fantastique. Et le rationnement des vêtements est une rigueur supplémentaire puisque ses effets s’accumulent. Nous sommes dans la période de transition qui attend tous les partis de gauche quand ils atteignent le pouvoir et qui arrive toujours comme une pénible surprise parce qu’on en parle si peu auparavant.
En général les partis de gauche gagnent des voix en promettant de meilleures conditions matérielles, mais quand l’expérience est tentée on constate toujours que ces conditions ne peuvent être atteintes immédiatement mais seulement après une longue lutte, pleine d’abnégation durant laquelle l’homme moyen est plus mal loti qu’au point de départ. Et précisément parce qu’il en est ainsi, il refuse ou est incapable de faire l’effort qu’on lui demande. La lutte au sujet des mines de charbon anglaises en est une parfaite illustration.
Il fallait nationaliser les mines de charbon, parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen de les renflouer pour les moderniser, comme elles le devaient. Mais la nationalisation n’apporte pas de changements immédiats. Le fait important concernant les mines anglaises est qu’elles sont vieilles et abandonnées et les conditions de travail sont si intolérables que sans coercition directe, ou la menace de chômage, il est presque impossible de recruter de la main-d’œuvre pour en extraire quelque chose. Depuis la fin de la guerre nous avons eu environ 50.000 mineurs de moins que ce dont nous avions besoin : le résultat, c’est que nous ne parvenons à produire ce qui nous est nécessaire, qu’avec les plus grandes difficultés ; dans ces conditions une production supplémentaire de 15 millions de tonnes pour l’exportation semble un objectif presque impossible. Naturellement les mines peuvent être et seront probablement modernisées, mais le processus s’étendra sur plusieurs années, cependant que dans le même temps afin de fabriquer ou d’acheter les machines nécessaires, notre besoin en charbon ira croissant.
La même situation se reproduit, bien qu’à l’état moins aigu, pour toute l’industrie. Il n’est d’ailleurs pas aisé, quand les gens sont déjà fatigués de les faire travailler davantage pour des motifs directement économiques. Si les salaires sont tous au même niveau, la main-d’œuvre fuit les travaux les plus désagréables : et si des salaires particulièrement élevés sont accordés pour ces travaux, l’absentéisme croît car il est alors possible de gagner suffisamment pour vivre en ne travaillant que trois ou quatre jours par semaine. Il se peut d’ailleurs que l’absentéisme individuel, de même que les arrêts de travail ou les grèves non officielles de ces dernières années soient dus autant à l’épuisement qu’à des revendications d’ordre économique. Il est vrai que le temps perdu par les discussions entre employeurs et employés n’a pas été bien grand, comparé aux années qui ont immédiat ment suivi la guerre de 1914-1918 ; mais il y a tout de même une différence importante ; c’est que les grèves de cette époque-là, lorsqu’elles étaient couronnées de succès, apportaient des bénéfices concrets à la classe ouvrière. Aujourd’hui où le principal problème est de produire simplement les marchandises indispensables, une grève est an fait un coup porté à la communauté tout entière, y compris aux grévistes eux-mêmes, et son seul résultat c’est l’inflation.
Il y a à la base de nos difficultés actuelles deux faits que le mouvement socialiste a toujours eu tendance à ignorer : le premier c’est que certains travaux indispensables ne sont jamais effectués que sous une certaine contrainte. Aussitôt que le plein emploi existe, vous êtes donc obligé d’user de la contrainte pour faire effectuer les travaux les plus sales. (Bien évidemment vos pouvez appeler cela d’un nom moins blessant). L’autre fait, auquel j’ai déjà fait allusion : l’appauvrissement radical de l’Angleterre – l’impossibilité à ce stade, d’élever le standard de vie de la classe ouvrière ou même probablement de le maintenir à son niveau actuel.
Je n’ai pas la prétention de savoir si nos problèmes économiques immédiats seront résolus. Si l’on refuse l’éventualité d’une guerre avec les Soviets, cela dépend, dans l’immédiat du succès du plan MARSHALL, et [dans un avenir] plus lointain, de la formation d’une Union Occidentale ou de la capacité de l’Angleterre à se maintenir à la tête de la lutte pour les marchés. Mais ce qui est certain c’est que nous ne reviendrons jamais à la position privilégiée que nous occupions au XIXème siècle et au début du XXème siècle. Jusqu’à qu’ils aient pris le pouvoir et par conséquent qu’ils se soient trouvés en face de réalités brutales, les socialistes n’ont pas admis volontiers que notre revenu national, qu’ils voulaient répartir plus équitablement, était en partie le produit de l’exploitation coloniale. Non seulement, nous avons pendant une longue période produit moins que nous ne consommons (nos exportations n’ont pas égalé nos importations depuis 1913) mais nous avions pour nous les matières premières brutes à bon marché et des marchés assurés dans les pays que nous tenions en tant que colonies ou que nous pouvions intimider par la force de nos armes.
Nombreuses étaient les raisons pour lesquelles cet état de choses ne pouvait durer éternellement ; l’une de celle-ci fut le déclin du sentiment impérialiste parmi les Anglais eux-mêmes. Ici encore, on constate la contradiction non encore résolue qui demeure au cœur du mouvement socialiste. Le socialisme, cette foi qui a pris naissance dans les contrées occidentales industrialisées, signifie des conditions de vie matérielle meilleures pour le prolétariat blanc ; mais il signifie également la libération des peuples de couleur qui sont exploités. Or ces deux buts, au moins temporairement sont incompatibles. Les chefs du mouvement socialiste n’ont jamais dit cela, ou tout au moins ne l’ont jamais dit assez fort, et ils paient maintenant leur timidité. Parce que la situation économique n’est pas bien comprise, des difficultés qui sont en fait inévitables ont l’apparence d’être dues à la persistance de l’inégalité sociale. Les châteaux, et les hôtels chics sont toujours pleins de gens riches et l’on a tendance à s’imaginer que s’ils étaient seulement balayés il y aurait suffisamment de tout pour tout le monde. Le fait que nous sommes plus pauvres que nous n’étions, et que pendant longtemps nous continuerons à être pauvres, et qu’aucune redistribution du revenu national ne peut changer vraiment cela, n’est pas clairement compris ; c’est pourquoi le moral souffre.
C’est un lieu commun de dire que le gouvernement travailliste n’a pas su faire sa propagande. Il s’est livré à bon nombre d’exhortations, surtout ces derniers mois ; mais dire journellement au public ce qui arrive et pourquoi, n’a pas été entrepris systématiquement et le gouvernement n’en avait pas compris la nécessité auparavant. C’a été une façon d’agir, caractéristique du gouvernement que de laisser croire aux gens que pendant un an ou plus les choses allaient à peu près bien, puis soudainement de couvrir les murs d’affiches, portant ce slogan presque menaçant « Travaillez ou vous manquerez de tout ». Le manque de logement, de charbon, le rationnement du pain et l’immigration polonaise ont causé plus de ressentiments qu’ils n’auraient du le faire, si les motifs en avaient été dûment expliqués. Le gouvernement n’a pas mieux réussi à faire comprendre sa politique extérieure à l’étranger, ainsi qu’on peut s’en rendre compte par les sentiments d’exécration qui animent le monde à l’égard de l’Angleterre, et jusqu’à un certain point, injustement, pour notre action en Palestine, tandis que le règlement infiniment plus important de la question hindoue passe inaperçu ou presque.
Pour la publicité en Angleterre, le gouvernement doit faire face à deux grandes difficultés. L’un est le manque de moyens d’expression. A l’exception d’un seul quotidien le Herald, tout ce qui compte dans la presse anglaise est contrôlé soit par les Tories soit dans très peu de cas par des factions de gauche dont les sympathies pour le gouvernement travailliste ne sont pas sûres. La B.B.C. d’autre part, est un corps semi-autonome qui est neutre en ce qui concerne la politique intérieure et qui ne peut être utilisée, que pour des déclarations officielles et encore ! L’autre difficulté, dont souffre le gouvernement est que jusqu’au moment des élections générales il formait une coalition avec ses opposants et n’a eu par conséquent aucune possibilité de s’expliquer sur sa position.
Avant la guerre, des années de propagande constante avaient gagné au Labour Party la masse des ouvriers et une partie de la classe moyenne. Mais ceci c’était une propagande socialiste démodée qui ne convient plus dans un monde d’après guerre ou l’Angleterre est affaiblie et appauvrie, l’Allemagne et le Japon à terre, la Russie, un ennemi en fait, et les Etats-Unis une puissance mondiale active. Duret la période de la guerre la plus désespérée, le Parti Travailliste n’avait pas une position qui lui permette d’avoir une politique indépendante, bien qu’à mon avis il ait commis une faute sérieuse en ne sortant pas de la coalition aussitôt qu’il est devenu évident que la guerre était gagnée. Puis vinrent les élections générales très peu après. Le Parti travailliste se présenta devant le pays, promettant, ainsi qu’il devait le faire en de telles circonstances, la paix à l’extérieur et la prospérité à l’intérieur.
Si ce parti avait été sincère, il eût expliqué que des temps très durs nous attendaient, d’autant plus pénibles, que les premiers pas dans le socialisme allaient maintenant être faits et que la fin de la guerre avec l’Axe signifiait simplement le commencement d’une guerre froide avec l’Union Soviétique. Dire comme le disait chaque candidat travailliste « Un gouvernement travailliste s’entendra mieux avec la Russie » était l’équivalent de « Un Gouvernement protestant s’entendra mieux avec le Vatican ». Mais l’électeur moyen ne comprit pas le fait, bien évident depuis 1943, que la Russie était hostile ni le fait que le communisme et la Social-Démocratie sont des ennemis irréconciliables ; et cependant il fallait gagner les élections. Le Parti travailliste les gagna en partie par des promesses impossibles à réaliser.
On ne peut guère le blâmer d’avoir agi ainsi ; mais la confusion dans l’esprit public entre une politique de gauche et une politique pro-russe, offrait de sombres possibilités, et si elles ne se sont pas réalisées, nous le devons plus à un heureux hasard, qu’à une bonne administration. Si l’enthousiasme pour la Russie, qui avait pris naissance pendant la guerre, avait persisté, le spectacle de l’Angleterre s’engageant dans une querelle, en apparence déniée de sens avec la Russie, et maintenant pour cette raison des forces armées imposantes et coûteuses aurait pu faire éclater le Mouvement Travailliste. Car on aurait pu dire, avec quelque raison, que les rigueurs dont nous souffrions, étaient dues à la politique anticommuniste à laquelle nous contraignaient les Américains.
C’est évidemment ce que racontent les Communistes et les Crypto-communistes mais avec moins de succès qu’ils n’auraient pu légitimement escompter, à cause du refroidissement du sentiment russophile. Refroidissement dont la cause n’est pas imputable à la propagande du Labour Party, mais au comportement du Gouvernement russe lui-même. Naturellement il y a toujours la possibilité d’un retournement soudain des sentiments populaires si par exemple, nous semblions être sur le point de déclarer la guerre pour une raison absurde.
Malgré toutes les difficultés que j’ai énumérées, la situation économique menaçante et peut-être désespérée, cette lutte entre les promesses de campagne électorale et les nécessités de la reconstruction, l’épuisement et la déception qui s’expriment dans l’absentéisme et les grèves injustifiées, le ressentiment des petits commerçants et des classes moyennes généralement qui sont de plus en plus las des contrôles et des impôts trop lourds, en dépit de tout ceci, le gouvernement a encore une forte position. Les prochaines élections n’auront lieu que dans deux ans, et à moins qu’une calamité ne se produise, si l’état de choses actuel persiste, je ne pense pas que le Parti travailliste soit remplacé au gouvernement. Pour l’instant bien qu’il ait des ennemis, il n’a aucun rival idéologique.
Il a seulement devant lui le parti conservateur, qui manque d’idées, et qui peut seulement faire entendre des plaintes qui sont essentiellement celles des classes moyennes et supérieures, et l’opposition sur la gauche, les communistes et les Cryptos, et les électeurs mécontents du parti travailliste qui pourraient les suivre. Ces gens là n’ont pas réussi à faire la scission qu’ils escomptaient, car ils se sont, sur le plan extérieur, identifiés à une puissance étrangère dangereuse, et en ce qui concerne la politique intérieure, leur programme ne diffère pas essentiellement de celui du Labour Party.
Il faut rappeler que le Parti Travailliste et le Parti conservateur représentent la masse de la population et à moins qu’ils ne se désagrègent, il est très difficile à un autre parti de masse de prendre corps. Les communistes sont capables d’exercer une influence considérable en utilisant les méthodes d’infiltration, mais au grand jour, leur position est sans espoir et ceci est encore bien plus vrai des groupements fascistes. Mosley s’agite de nouveau et l’antisémitisme est devenu plus fort qu’il ne l’était il y a un an ou deux, mais le développement d’un mouvement fasciste important n’est pas à craindre pour l’instant, car sans la rupture des vieux partis, un nombre d’adhérents raisonnable ne saurait être recueilli. Sur le plan électoral, le Parti travailliste a seulement à craindre les conservateurs et on n’a pas l’impression qu’ils fassent beaucoup de chemin en avant. Il est vrai qu’ils ont eu des gains appréciables lors des élections municipales, probablement parce que les gens qui d’habitude ne se donnent pas la peine de voter, spécialement les femmes, désiraient montrer leur exaspération contre les contrôles impopulaires, tels que le rationnement des pommes de terre. Mais dans les élections parlementaires partielles, le Parti travailliste n’a pas perdu un seul siège sur ceux qu’il a gagnés en 1945 ; ce qui est sans précédent pour un parti qui tient déjà le pouvoir depuis 3 ans. Les conservateurs ne peuvent être victorieux aux prochaines élections qu’en entraînant les votes incertains (classe moyenne et travailleurs en faux col) et les deux millions de voix que le Parti libéral avait obtenu en 1945. La masse des ouvriers ne votera vraisemblablement pas encore pour le Parti Conservateur, lequel s’identifie dans leur esprit avec les privilèges de classe et surtout avec le chômage.
Si les Conservateurs revenaient au pouvoir, ce serait un désastre, car ils devraient suivre à peu de choses près la même politique qu’un gouvernement travailliste, mais sans posséder la confiance du peuple, ce qui importe le plus. Avec le Parti travailliste au pouvoir d’une façon stable, peut-être pendant plusieurs législations, nous aurons au moins la possibilité d’effectuer les changements nécessaires pacifiquement. Aucun doute que l’Angleterre ne survive, à un niveau ou à un autre, en ce sens qu’il n’y aura pas vraiment de famine organisée. La question est de savoir si nous pourrons survivre en tant que pays démocratique avec ce que cela comporte au point de vue social et politique. Pendant longtemps encore à moins d’une faillite ou d’un chômage massif, le principal problème sera de convaincre le pays de travailler davantage. Pouvons-nous y arriver sans travail forcé, terreur ou police secrète. Il faut reconnaître d’ailleurs qu’en dépit des cris d’orfraie de la presse de Beaverbrook, le gouvernement n’a porté que bien peu d’atteintes à la liberté individuelle. Il a simplement fait usage de ses pouvoirs et n’a commis aucun acte qui puisse s’apparenter à la persécution politique. Mais évidemment le moment décisif n’est pas encore venu.
D’autres pays, notamment la France, sont dans une position tout à fait semblable à celle de l’Angleterre et peut-être que tous les pays tôt ou tard auront à faire face à ces mêmes problèmes. Les gouvernements de gauche viennent seulement au pouvoir dans des périodes de catastrophe et leur première tâche est toujours de tirer davantage d’un peuple fatigué et déçu. En ce qui regarde la Grande-Bretagne, tout ce qu’on peut dire, c’est que les Anglais sont très patients, très disciplinés et s’arrangeront à peu près de n’importe quoi, tant qu’ils verront une raison de le faire. Ce qui est le plus nécessaire de faire maintenant, et plus intelligemment que cela n’a été fait jusqu’à présent, c’est d’entrer dans le domaine des explications : de telle sorte que l’homme moyen qui a supporté la guerre avec l’espoir qu’au bout il y aurait quelque chose de mieux puisse comprendre pourquoi il doit supporter pendant des années encore, un travail accru et un manque de confort, sans autre récompense immédiate qu’une égalité plus grande entre les diverses classes de la société.
Jusqu’ici la venue d’un gouvernement travailliste n’a pas amené de changement notable dans l’atmosphère intellectuelle de l’Angleterre et a moins affecté les professions libérales (sauf les docteurs) que les commerçants ou les ouvriers. L’attitude habituelle de mécontentement et de méfiance de l’intelligentsia de gauche s’est à peine modifiée. L’esprit de ce groupe est bien représenté par le New Statesman et peut-être aussi par la Tribune par des publicistes tels que Laski, Cole et Crossman. Tous naturellement soutiennent le Labour Party – certains même sont reliés organiquement à lui – mais ils le considèrent toujours avec impatience et tout d’ordinaire en désaccord avec sa politique extérieure. L’attitude à la mode a toujours été de considérer le Labour Party comme une machine qui n’ira pas plus vite qu’on ne la poussera et de soupçonner ses dirigeants non pas vraiment de lâcher du lest à l’ennemi, mais de ralentir, la vitesse du changement et maintenir la structure sociale aussi intacte que possible. Il est à noter que les gens ont encore l’habitude de parler de « l’impérialisme britannique » et de la classe dirigeante anglaise, comme si rien ne s’était passé, en donnant apparemment l’impression que Churchill & C°, dirigent encore le pays. Un symptôme du peu de prestige du Labour Party est le fait qu’il n’y ait aucun journal d’importance, ni hebdomadaire ni mensuel qui soit un soutien assuré du gouvernement.
Pour expliquer cette attitude et comprendre pourquoi elle n’a pas changé quand le parti travailliste est venu au pouvoir, il faut se rappeler plusieurs choses. L’une est l’abandon de Mac Donald et de son groupe en 1931 qui a laissé derrière lui une sorte de choc traumatique et un vague sentiment qu’un gouvernement travailliste est par nature faible et peut éventuellement trahir les intérêts qu’il représente. L’autre est le fait que le Labour Party est essentiellement un parti de la classe ouvrière, l’organe des travailleurs syndiqués, tandis que les théoriciens du Socialisme appartiennent surtout aux classes moyennes. Le Labour Party a une politique mais n’a pas d’idéologie nette qui puisse entrer en compétition avec le Marxisme. Sa première raison d’exister est d’obtenir de meilleures conditions pour les salariés et en même temps il a une tradition morale quasi religieuse dérivant du protestantisme évangélique non acceptable pour les intellectuels des classes moyennes qui ont subi les influences du reste de l’Europe. La différence de vues est généralement beaucoup plus nette que les choses qui arrivent à l’extérieur de l’Angleterre. Avant la guerre c’était à quelques exceptions près, seulement la fraction des classés moyennes qui soutenait le Labour Party qui s’intéressait à la lutte contre le fascisme à l’étranger et la même division existe à l’heure actuelle pour le Palestine. Les travailleurs, pour autant qu’ils s’intéressent à la question de Palestine ne sont pas anti-Bevin, tandis que presque tous les intellectuels de gauche le sont violemment. C’est moins une différence de politique qu’un sentiment personnel. Peu de gens peuvent vous dire ce qu’est ou ce qu’était notre politique de Palestine (en admettant que nous en ayons jamais eu une) et encore moins peuvent vous dire ce qu’elle devrait être. Mais la réaction envers le triste sort des Juifs déplacés, les réalisations des colons sionistes et peut-être aussi le spectacle des soldats anglais victimes d’attentats terroristes varie suivant la catégorie sociale.
Durant et depuis la guerre, est apparue une nouvelle génération d’intellectuels dont les membres les plus bruyants sont anti-socialistes comme conception – ou du moins sont opposés à la centralisation, à la planification, à la direction du travail, au service militaire obligatoire et en général à l’immixtion de l’Etat dans les affaires individuelles. Cette tendance s’exprime en mouvements diversement dénommés : anarchisme, pacifisme, personnalisme… il y a aussi les mouvements nationalistes moins importants (Gallois et Ecossais) qui ont gagné du terrain ces dernières années et qi ont la même tendance anti-centralisatrice. La plupart des femmes écrivains semblent éprouver de l’hostilité à l’égard du gouvernement qu’ils accusent presque simultanément d’être réactionnaire et dirigiste.
On a jeté les hauts cris sur la disparition de la liberté intellectuelle et la tendance des écrivains, des artistes et des savants à devenir simplement des chants officiels. Ceci est en partie justifié mais le blâme n’en revient pas au Labour Party. Ce qui est arrivé est que pendant 12 ans environ, le statut économique des écrivains, sinon de tous les artistes, n’a pas été s’améliorant, et ils ont eu de plus en plus à compter sur l’Etat, ou des organismes semi-officiels tels que la BBC pour vivre. La guerre a accéléré le processus et le présent gouvernement n’a fait que continuer une tradition. Le Labour Party en tant que tel, n’a aucune politique littéraire ou artistique. Il est mené par des hommes pratiques qui n’ont pas beaucoup d’inclination à devenir des Mécènes, ou à diriger les artistes, comme dans les régimes totalitaires. Le récent renforcement de la réglementation du travail contient une menace éventuelle pour tous les intellectuels car il rend possible, en théorie, de classer tout écrivain ou artiste sans succès comme « Sans travail » et de le diriger vers un emploi rémunérateur. Ceci évidemment n’arrive pas en pratique. Le droit de mourir de faim, si important pour eux qui aiment vraiment la littérature ou les arts, semble aussi bien garanti qu’en régime purement capitaliste.
George Orwell
(Commentary – Octobre 1948)
Georges ORWELL, membre actif et indépendant du Labour Party, est connu des lecteurs français par son attitude de solidarité avec les peuples colonisés dans Révolte en Birmanie ; son ouvrage Les animaux partout est une satire cruelle du régime stalinien.
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