Catégories
presse

Messali Hadj écrit au « Libérateur »

Article de Messali Hadj paru dans Le Libérateur, 2e année, n° 40, 17 juillet 1955

Soucieux d’informer très exactement nos lecteurs sur les positions des grands partis populaires d’outre-mer, nous avions demandé à Messali Hadj d’écrire pour le Libérateur un article sur le problème algérien.

L’on sait que, depuis plus de trente ans, ce dernier n’a cessé de lutter pour l’émancipation du peuple algérien. Condamné, sous Vichy, à quinze ans de travaux forcés et à vingt ans d’interdiction de séjour, il fut libéré après le débarquement allié en Afrique du Nord. Mais il fut rapidement victime de nouvelles persécutions. L’on a osé, après la guerre, faire revivre la peine accessoire d’interdiction de séjour qui l’avait frappé en 1941. En violation de la légalité républicaine, Messali Hadj est actuellement en résidence forcée à Angoulême. Les persécutions n’ont pas, bien au contraire, diminué le prestige populaire du grand leader algérien. Nous sommes heureux de publier l’article qu’il a bien voulu nous adresser.


Invité par des amis à écrire au Libérateur un article sur le problème algérien, je le fais volontiers. C’est pour moi un vif plaisir que de m’adresser à ce mouvement politique qui se dessine et qui, déjà, tient une place importante dans l’opinion publique.

Bien qu’éloigné et mis au secret pendant de longs mois, je me suis toujours efforcé de suivre les événements mondiaux d’une façon générale et le problème français d’une façon particulière. Trois ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, nous avions déjà, avec un certain nombre d’amis toujours à l’avant-garde du combat pour la liberté, examiné la possibilité d’un regroupement de tous les hommes de bonne volonté et de militants toujours animés par la pensée socialiste révolutionnaire pour faire face aux événements.

J’ai toujours pensé que le développement des problèmes nord-africains était naturelle ment lié aux événements mondiaux et au problème de la démocratie française en évolution. Dans ce même ordre d’idées, le passé comporte déjà en lui-même des aspects à la fois réconfortants et attristants. Je veux faire allusion au Front Populaire auquel j’avais participé et donné pleinement la collaboration de l’Etoile Nord-Africaine à la veille du 6 février 1934. A ce moment, le fascisme français naissant et se développant parallèlement à celui de l’axe Rome-Berlin, avait essayé par tous les moyens d’embrigader dans ses rangs les Nord-Africains de la région parisienne et des autres villes de France.

Mes amis et moi avons tout fait pour déjouer les plans des fascistes de l’époque et pour conduire nos compatriotes sur le chemin de la démocratie. Et dès lors, des dizaines de milliers de Nord-Africains, sous l’égide de l’Etoile Nord-Africaine et du Parti du Peuple Algérien ont participé à toutes les activités et manifestations du Front Populaire.

Au moment où la classe ouvrière, en juillet 1936, occupait usines, ateliers et magasins, j’ai parcouru la région parisienne pour prêcher l’entente entre les ouvriers français et les travailleurs Nord-Africains. De Paris à Lille, de Lyon à Marseille, j’ai traversé la France pour servir le Front Populaire. Les premiers résultats furent magnifiques, puisque dans les manifestations mémorables des 14 Juillet 1935 et des milliers d’Algériens avaient manifesté dans une atmosphère de sympathie aux côtés de la classe ouvrière française.

Ce fut là un aspect heureux du Front Populaire quant aux rapports entre les Nord-Africains et le peuple français. Malheureusement, ce succès fut de courte durée du fait que les dirigeants du Front Populaire ne firent rien de sérieux pour satisfaire les aspirations des peuples coloniaux. En dehors de quelques promesses creuses et de discours sans lendemain aucune réalisation ne fut accomplie.

Non seulement rien ne fut fait, mais encore, dès 1937, une répression fut déclenchée contre les mouvements nationalistes Nord-Africains, répression qui se traduisit dans les faits par des perquisitions, des arrestations et la dissolution de l’Etoile Nord-Africaine, du Destour et de l’Action Marocaine.

Cette répression, déclenchée au moment du Front Populaire, au début de 1937, s’est prolongée jusqu’en 1939 et jusqu’à nos jours, pour ainsi dire.

Tel est le triste bilan de l’action du Front Populaire en faveur des peuples coloniaux.

Qu’on le veuille ou non, la responsabilité en incombe directement aux grands « manitous » du Front Populaire.

Ce n’est pas de gaieté de cœur que je rappelle ce passé et ces déceptions ; cependant, j’estime qu’il était nécessaire de les évoquer au moment précis où la Nouvelle Gauche est en train de procéder au groupement de tous les éléments de gauche qui, pour toutes sortes de raisons, boudent les grands partis de la classe ouvrière française, afin de faire face aux événements actuels.

Hier, aujourd’hui, et demain, nous avons été, nous sommes et nous serons toujours aux côtés du peuple français pour lutter ensemble et instaurer une véritable démocratie sur les deux rives de la Méditerranée où nos deux peuples libres et indépendants du colonialisme et du capitalisme prépareront conjointement un avenir de liberté, d’amitié entre le peuple français et le Maghreb en lutte pour la libération nationale.

Les événements qui se déroulent actuellement en Afrique du Nord corroborent ma conception et mes buts qui, bien des fois, ont fait hausser les épaules.

Aujourd’hui, ces idées sont exposées dans toute la presse. Dans tous les cercles politiques on parle de l’amitié franco-tunisienne, franco-marocaine et même franco-algérienne. Mais pour qu’une amitié véritable puisse voir le jour et donner des résultats positifs, il importe que le peuple français élève le débat pour comprendre les véritables aspirations des peuples maghrébins.

D’autre part, le peuple français ne doit pas considérer le développement des problèmes Nord-Africains sous un angle purement sentimental. Il doit se rendre compte que ses intérêts, son avenir, sont engagés dans le développement des événements Nord-Africains et dans l’évolution du problème français qui, depuis la grève d’août 1953, semble s’engager sur la voie de la lutte pour une véritable démocratie.

Le peuple français, de tempérament généreux et inspiré d’un passe révolutionnaire qui l’honore, n’a pour nous rien de commun avec le colonialisme et l’immobilisme des grands dirigeants des organisations ouvrières traditionnelles.

A la Nouvelle Gauche et à tous nos amis des autres groupements, je souhaite, au nom du peuple Algérien une grande réussite dans leur lutte pour la liberté.

On remarquera que je n’ai pas précisément écrit un article sur le problème algérien, j’ai préféré examiner à l’intention de tous nos amis de la Nouvelle Gauche certains aspects des rapports entre le mouvement ouvrier français et le mouvement national algérien, afin de préparer une meilleure compréhension de nos deux peuples.

MESSALI HADJ,
en résidence forcée à Angoulême.