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Les Droits de l’Homme bafoués le jour même de leur célébration

Dossier paru dans Droit et Liberté, n° 126 (230), septembre 1953

La fraternité vaincra

VINGT-SIX ans, 24 ans, 21 ans, 26 ans, 31 ans, 24 ans. Le sang jeune et frais de six travailleurs algériens s’est mêlé le 14 juillet, place de la Nation avec celui d’un parisien de 40 ans, notre ami Maurice Lurot, trésorier du Comité Rosenberg du 18e arrondissement.

Les mains vides, le cœur plein d’espoir ces jeunes algériens étaient venus en France poussés par la misère. Ils croyaient trouver ici ce travail inaccessible là-bas, pouvoir se nourrir et nourrir leur famille.

A peine débarqués, c’est la mort qu’ils ont trouvé.

L’Algérie est un département français apprend-on dans nos écoles. Mais nos pouvoirs publics enseignent le contraire à l’aide de mitraillettes fumantes.

Depuis un siècle et demi la révolution de 89 a montré le chemin de la liberté à tous les peuples. Le 14 juillet, honoré par chaque français, deviendrait-il chose insupportable pour nos gouvernants, d’autant plus que Nord-Africains et Français entendent le célébrer en commun ?

Vous lirez par ailleurs quelques-uns des mots d’ordre inscrits sur les pancartes portées par les algériens ; admirez la précision de la formulation, voyez le souci de justice, d’égalité.

Souci de justice, d’égalité, partagé par l’ensemble des antiracistes, par l’ensemble des français.

Notre grand Mouvement, héritier des profondes traditions de fraternité de notre peuple, ne pouvait pas être absent de cette grandiose manifestation. En la personne de son secrétaire général, Charles Palant, il était représenté au Comité d’organisation de ce 14 juillet 1953, Comité très large quant aux opinions et tendances qui le constituaient, et qui s’unissent de plus en plus étroitement, en France pour la défense des principes républicains.

En tuant six jeunes algériens, hier encore des enfants, on a cru peut-être intimider les français et écraser la volonté de liberté et de démocratie des algériens.

Le rétablissement de la brigade nord-africaine de sinistre mémoire – pourquoi pas une brigade juive aussi ? – traduit bien le désir en haut lieu d’écraser, d’étouffer toute action revendicative des nord-africains, ces exilés de la faim, dont la grande presse vient seulement de découvrir (et pour quelques jours à peine) les épouvantables conditions de vie en France.

Et on a cru pouvoir encore utiliser la vieille arme de la division, en frappant séparément les différentes catégories sur lesquelles on entend régner.

Comme en d’autres circonstances nos gouvernants se sont lourdement trompés. Tous les français, ont bien compris que le sort des algériens est lié au leur. Tous les français savent et comprennent que si l’on attente aux libertés des algériens, c’est pour mieux attenter aux libertés de tous.

La discrimination raciale est étrangère à notre pays.

Le renouveau du racisme ce serait le renouveau du fascisme.

Ni l’un ni l’autre ne passeront. Jamais.

Ch. O.


À l’assemblée nationale, la parole est… au racisme

AU lendemain des événements sanglants du 14 juillet, dix interpellations furent déposées à l’Assemblée Nationale. Par 339 voix contre 252, l’Assemblée vota le renvoi à la suite de ces interpellations.

Le bref débat qui s’instaura permit cependant de mettre en lumière la responsabilité des pouvoirs publics dans la fusillade, selon toute apparence préméditée de la place de la Nation. MM. Emmanuel d’Astier, Georges Cogniot, Pierre Fayet, qui se trouvaient sur les lieux du drame, évoquèrent tour à tour l’ampleur et le calme du défilé traditionnel, sa dislocation paisible, précipitée par la pluie, et soudain, les charges de la police, à la matraque, puis le révolver au poing.

« Les balles qui ont tué ces manifestants n’étaient pas des balles égarées, elles ont été tirées dans la tête, au cœur et au ventre » déclara notamment M. Emmanuel d’Astier.

« Il semble bien, dit-il encore, que la police se laisse emporter maintenant par des vagues de racisme.

« Quand il y a une vague de racisme dans la police, on est bien obligé d’en rendre les chefs responsables …

« Ce racisme policier, nous en avons eu trop d’exemples :

10.000 Algériens arrêtés le 8 décembre 1951, au moment de la manifestation du Vel’ d’Hiv’ qui était autorisée ; trois tués à Montbéliard le 23 mai 1952, un tué à Paris le 28 mai 1952, 100 blessés à Valenciennes le 1e mai 1953, six tués hier. » …

Les orateurs les plus désireux d’atténuer les responsabilités gouvernementales ne purent pas eux-mêmes passer sous silence un certain nombre de faits particulièrement significatifs. Tel, par exemple M. Dronne soulignant que la manifestation était autorisée, et que les policiers ont tiré sans sommation, ce qui s’explique selon lui par l’existence parmi eux de « quelques éléments un peu trop nerveux ».

Mais pour justifier des actes racistes, il fallait des propos racistes.

On n’hésita pas, du haut de la tribune, à parler des Nord-Africains dans les termes les plus calomnieux, les plus haineux : « hommes de main, commandos de choc » (M. Dronne) ; « chair à manifestation, les errants d’une civilisation perdue » (M. Grousseaud).

M. André Liautey, parla du « danger que constitue l’agglomération de centaines de milliers d’indigènes nord-africains fanatisés » … d’ « éléments troubles », de « cette avant-garde de tueurs entraînés au combat », de « bandes dressées et organisées pour le meurtre et pour le pillage », de « chômeurs professionnels ». On aurait dit que « Rivarol » fait homme, était à la tribune …

C’est par de piètres arguments que M. Martinaud-Déplat, ministre de l’Intérieur, tenta de justifier l’effusion de sang. Il y aurait eu, paraît-il, dans le cortège du 14 juillet, des banderoles subversives portant des inscriptions telles que : « Nous voulons rester français des officiers et des sous-officiers français ». De plus, pour s’abriter de la pluie, les nord-africains, au moment de la dislocation, auraient dépassé de quelques mètres les colonnes du boulevard du Trône. Selon le témoignage d’un policier ils « avaient de la haine dans les yeux, et si leurs yeux avaient été des mitraillettes nous aurions tous été tués ».

Pour prouver sans doute sa « sollicitude » envers les Algériens qui sont, affirme-t-il « proches de son cœur », M. Martinaud-Déplat continua de faire la distinction entre « les blancs métropolitains » et … « les éléments nord-africains », et traita […] de « troupes de choc », prétendant qu’ils étaient « attirés en France par l’appât du gain » (!) et « le goût de l’aventure » (!)

Adjurant l’Assemblée d’ordonner des sanctions contre les coupables, de prendre des mesures propres à faire cesser les discriminations raciales, et à indemniser les familles des victimes, M. Cogniot devait s’écrier :

« Est-ce qu’une pancarte peut être une raison pour tuer les gens, mes chers collègues ?

« Est-ce que nous n’avons pas souffert en entendant des expressions racistes dans la bouche du ministre de l’intérieur lorsqu’il parlait des blancs ? Est-ce qu’il ne sait pas que les Algériens appartiennent à la race blanche ? Et s’ils n’étaient pas des blancs, ces Algériens, s’ils étaient des noirs, il n’y aurait pas de déshonneur pour eux. Serait-ce une raison pour que la police se comportât avec eux comme elle l’a fait ?…

« Voyons ! … Quand bien même auraient-ils avancé de 20 mètres, de 30 mètres en direction du château et du bois de Vincennes alors que ces emplacements étaient entièrement vides en raison de la pluie, était-ce une raison pour que la police se comportât comme elle le fit ? Etait-ce parce que des yeux brillaient menaçants comme des mitraillettes qu’il fallait faire parler les revolvers. »

La majorité ne crut pas devoir se prononcer en faveur des mesures d’apaisement, de sagesse et de justice. Mais Paris, en défilant à la Mosquée, en se rassemblant au grandiose meeting du Cirque d’Hiver, en accompagnant les victimes à leur dernière demeure devait montrer lui, de façon éclatante, dans les jours qui suivirent, sa solidarité fraternelle avec les travailleurs nord-africains, son amour de la justice et de la liberté.


Mots d’ordre subversifs

Voici quelques-uns des mots d’ordre portés par le groupe des travailleurs algériens le 14 juillet :

– Retour en Algérie de Messali Hadj ;

– Libération de tous les patriotes algériens emprisonnés en Algérie et en France ;

– A bas le racisme policier ;

– Peuple de France, en demandant nos libertés tu défends les tiennes ;

– Des élections honnêtes en Algérie ;

– Libération des détenus politiques français ;

– Plus de chasse « au faciès » :

– A bas les racistes semeurs de haine ;

– A bas le racisme patronal et gouvernemental ;

– A travail égal salaire égal ;

– Du travail pour tous les nord-africains ;

– Prestations familiales égales pour tous, extension de la Sécurité Sociale en Algérie ;

– Des logements pour les travailleurs nord-africains ;

– Nous exigeons notre droit à apprendre un métier ;

– Liberté de presse en Algérie ;

– Liberté de réunion en Algérie, etc.


HOMMAGE
aux victimes

Le M.R.A.P., qui était largement représenté au défile du 14 juillet, a immédiatement manifesté sa solidarité aux victimes de la fusillade de la place de la Nation.

Une délégation du Bureau National, conduite par Charles Palant, secrétaire général du M.R.A.P. s’est rendue à la Mosquée de Paris monter une garde d’honneur devant les cercueils des six Nord-Africains tombés pour la liberté Le M.R.A.P. était également présent aux grandioses obsèques de Maurice Lurot, ainsi qu’au grand meeting du Cirque d’Hiver, où le Dr Ginsbourg, membre du Bureau National, prit la parole au nom de notre Mouvement.


LA PROTESTATION DU M.R.A.P.

Le Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix, s’incline douloureusement devant les victimes de la sanglante provocation qui a endeuille la manifestation imposante d’unité et de grandeur, du 14 Juillet 1953.

Le M.R.A.P. élève une protestation indignée contre le racisme de la police ; qui se manifesta avec une brutalité sans retenue à l’égard des Nord-Africains vivant en France et qui, en ce jour du 14 juillet, a trouvé son expression la plus odieuse dans l’assassinat de sept travailleurs dont six algériens.

Le M.R.A.P. n’a cessé d’alerter le pays contre les discriminations de toutes sortes qui frappent les travailleurs nord-africains en France et contre la répression qui, en toute occasion, s’abat sur eux. Brimades, vexations, matraquages, rafles au faciès, campagnes certaine haineuses d’une presse, tout cela visiblement encouragé en haut lieu, comme en témoignent des déclarations faites récemment à l’Assemblée Nationale : tels sont les faits, indignes de notre pays, et commis au mépris de l’opinion publique.

Le M.R.A.P. appelle la population à l’union vigilante pour exiger la recherche et le châtiment des vrais coupables, ceux qui ont tiré et ceux qui ont permis le crime.

Le M.R.A.P. exige que soient respectées, en France, les idées traditionnelles d’égalité et de fraternité humaine exprimées dans l’union par le grandiose et pacifique cortège du 14 juillet.


Honnêteté …

Un algérien, MAKLOUFI AMAR, ayant trouvé 5.000 fr. sur un chantier rue Denfert-Rochereau à Paris, a rapporté cette somme qui a ainsi pu être restituée à son propriétaire.

Héroïsme …

A Lyon, vers 9 heures du soir, une désespérée s’était jetée dans le Rhône. Sans un instant d’hésitation, deux jeunes algériens qui se trouvaient là plongèrent aussitôt dans l’eau rapide et sauvèrent la jeune femme. Les pompiers, alertés, n’eurent même pas à intervenir. Les deux courageux sauveteurs, fuyant les félicitations des témoins, partirent sans même laisser leur nom !

Ces deux faits ne trouvent pas de gros titres dans la « grande presse ». Ne sont-ils pas cependant significatifs ?


Le commerce de la haine

* Mme CARRIER, hôtelière du 42 rue des Couronnes, à Paris (20e) avait réussi à trois reprises à obtenir que son locataire algérien parte quelques jours avant l’expiration des deux mois au bout desquels elle aurait été obligée d’accorder l’abattement légal de 33 %. Il était alors rayé du livre de police à son départ et porté à nouveau locataire à son retour …

Intrigué, le locataire se renseigna puis refusa de partir. L’hôtelière, sans s’embarrasser autrement, fit alors apposer un cadenas à la porte de l’intéressé, l’obligeant avec sa compagne à passer la nuit dans un autre établissement !

Mais la Fédération des Locataires alertée, intervint auprès du commissaire de police qui dut obliger l’hôtelière à réintégrer son locataire et à annuler la sortie inscrite sur son livre.

* Au 82 rue de la République, à St-Denis, le nouvel hôtelier voulant imposer un deuxième lit dans la chambre d’un de ses locataires algériens, contre la volonté de celui-ci, il l’avait chassé et avait fait verrouiller sa porte, le laissant à la rue.

Tous les locataires de l’immeuble, français et algériens, indignés par ces méthodes, engagèrent l’action :

Une large délégation conduite par M. Didiot, maire-adjoint et M. Lerev, secrétaire de la section des Locataires se rendit auprès du commissaire de police qui dut intervenir. Et le locataire, illégalement chassé, réintégra sa chambre !

Ces deux cas montrent comment l’union de la population française et algérienne, peut mettre en échec des abus racistes.


« On ne sert pas les Algériens » …

* Vers 22 h., deux Algériens entraient au « Versaillais » à Issy-les-Moulineaux et s’apprêtaient à boire des cafés quand survint un groupe de touristes anglais. Le gérant voulut faire sortir les deux Algériens. Et si ça ne vous plaît pas c’est pareil !

Il n’hésita pas à appeler Police-Secours qui emmena un Algérien en disant : – S’il ne veut pas te servir, c’est son droit !

Ce racisme ignoble n’a pas reçu l’approbation des consommateurs présents qui connaissaient depuis longtemps les deux Algériens. Quant aux touristes anglais, qu’ont-ils dû penser de la France, terre de la Déclaration des Droits de l’Homme ?

* Au café Dupont, 198, rue de la Convention, un Algérien est jeté à la rue avec une rare brutalité par le patron. Mais la population qui se dresse contre le racisme a affirmé à cette occasion sa solidarité avec les Algériens.