Article de Mercer Cook paru dans Vendredi, 4e année, n° 145, 12 août 1938, p. 5

Il y a treize ans, dans un grand hôtel, à Washington, Vachel Lindsay lisait devant des personnalités de la capitale quelques poèmes, dont trois d’un jeune Américain de couleur. Ce poète noir n’était autre que Langston Hughes, qui travaillait dans le même hôtel comme plongeur (bus boy).
Aujourd’hui, ce bus boy est devenu un auteur célèbre que l’Amérique vient d’envoyer, avec Theodore Dreiser, au rassemblement contre le bombardement des villes ouvertes et pour la paix. L’année dernière encore, il a représenté les écrivains américains au congrès de Madrid et a passé quatre mois parmi les gouvernementaux espagnols.
Toute sa carrière a été en quelque sorte miraculeuse ; il s’est servi non seulement de son intelligence et de son grand talent, mais aussi et surtout de sa profonde humanité. Dès le début, il s’est rendu compte du devoir social de l’écrivain. « L’Art pour l’Art » n’a eu aucun sens pour lui. Il s’est fait le défenseur des opprimés, des faibles, des frères infortunés de toutes races.
En causant avec Langston Hughes, jeune homme brun, doux, souriant et pourtant grave, on comprend très vite que les honneurs ne l’ont pas rendu orgueilleux. Il s’efface volontiers, trop volontiers, même devant un de ses meilleurs amis français, le jeune poète noir L-G. Damas. Lorsque j’ai demandé à Langston Hughes ce qu’il avait écrit récemment, il m’a répondu : « Rien ».
A la fin d’un long entretien qu’il m’accorda, j’appris que The International Worker’s Order venait de publier à dix mille exemplaires – chiffre considérable pour un volume de vers aux Etats-Unis – un recueil de ses poèmes : A New Song.
Dans ce petit recueil de dix-sept poèmes, il chante sur une variété de motifs dont tous ont une portée plus ou moins sociale : les garçons de Scottsboro, l’Espagne, l’union des travailleurs blancs et noirs, Tom Mooney, Lénine. « Que l’Amérique redevienne l’Amérique », s’écrie-t-il dans le premier poème. Et puis il ajoute que pour lui, en tant que nègre et ouvrier, l’Amérique n’a jamais été un pays de liberté.
O yes
I say it plain
America never was America to me
And yet, I swear this oath
America will be.
(Mais oui, je le dis clairement, l’Amérique n’a jamais été l’Amérique pour moi. Et pourtant, je fais ce serment : il faut que l’Amérique soit.)
L’optimisme du dernier vers vient de la force qu’il sent en lui-même et qu’il voudrait inspirer à ses frères. Grâce à cette force, « il se crée de nouveaux mots, amers à cause du passé, mais doux à cause de la vision ». (New words are formed, bitter with the past, but sweet with the dream.)
Poursuivant ce même but social, Langston Hughes vient de fonder à Harlem un petit théâtre qui porte le nom original : The Suit Case Theatre (Théâtre dans une valise), nom qui indique qu’il n’y a ni décors ni rideaux. Depuis le mois de mars, Langston Hughes présente sur cette scène improvisée des pièces, dont quelques-unes sont de lui, telles Ne voulez-vous pas être libres ? et Scottsboro.
Enthousiasmé dès qu’il s’agit de cette tentative intéressante, le jeune poète – romancier – auteur dramatique parle volontiers des grandes possibilités du petit théâtre. Son but est de développer un théâtre nègre qui sera non seulement une pépinière d’artistes et d’auteurs dramatiques de couleur, mais aussi un lieu de divertissement, un moyen d’éducation et de propagande pour les masses.
Les efforts dramatiques de Langston Hughes ne sont pas, du reste, ignorés à Broadway. L’année dernière, sa première pièce, Mulatto, a remporté pendant plus de onze mois un vif succès à New-York. Malgré les inégalités qu’on trouve dans presque toute pièce de débutant, le grand public a été ému par des scènes d’un intérêt et d’un réalisme saisissants.
On a beaucoup discuté ce drame aux Etats-Unis. Plusieurs villes l’ont interdit comme immoral. L’auteur avait seulement osé exposer les conditions brutales qui, dans le Sud, empêchent un père blanc de reconnaître son fils mulâtre. Ce blanc est tué par son fils, lequel est poursuivi et lynché au moment même où sa sœur est violée par un blanc. Sur ce spectacle, la mère devient folle. Ce tragique dénouement n’est malheureusement pas aussi exagéré qu’il peut paraître.
Langston Hughes écrit également pour les meilleures revues américaines. Ses vers, son roman et quelques-unes de ses nouvelles ont été traduits en français, en russe, en espagnol, en chinois, en japonais, en allemand et en hollandais. Et il n’a pas encore quarante ans …
Mercer COOK.
Madrid
(Fragment d’un poème par Langston Hughes)
Et maintenant
Ces fusils
Ces stupides assassins dans les montagnes
Braqués sur Madrid
Pour arrêter les horloges dans les tours
Et briser tous leurs cadrans
En mille morceaux de rien du tout
Dans la ville
Qui refuse de courber sa tête
Devant les ténèbres et l’avarice :
Qui ose faire un rêve plus propre !
Oh ! l’esprit humain
Moulé dans un obus métallique
Restes du passé
Qui déclenchent encore une fois sombre enfer et misère
Sur le monde
Que votre volonté soit votre
Arrêtez les pendules
Bombardez les lumières
Et moquez-vous de vous-mêmes !
Moquez-vous de tous les droits de ceux
Qui vivent en gens décents.
Que les fusils seuls saluent
La sagesse de notre âge
Par des marques poussiéreuses de la poudre
Sur une nouvelle page de l’histoire.
Qu’il n’y ait plus de sens du temps,
Ni mesure de la lumière ni des ténèbres
En effet, pas de lumière du tout !
Que l’humanité tombe
Dans l’abime le plus profond que l’ignorance puisse creuser
Pour nous tous !
La descente est rapide
La réascension lente.
Dans l’obscurité de ses horloges brisées,
Madrid s’écrie NON !
Dans la minuit sans fin des fusils fascistes,
Madrid s’écrie NON !
A tous les assassins des rêves de l’homme,
Madrid s’écrie NON !
Avant de déchirer en deux ce NON
Il faudra déchirer le cœur humain.
(Traduit par Mercer Cook.)

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