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La répression en Algérie obéit à un plan concerté mais elle fait l’union de tous les mouvements nationaux nous déclare Messali Hadj, leader du M.T.L.D.

Interview de Messali Hadj réalisée par Albert-Paul Lentin parue dans Libération, 2 août 1951 ; suivie d’un entretien paru dans Action, du 3 au 9 août 1951, sous le titre « Le Pacte Atlantique est un danger pour la libération de l’Afrique du Nord nous déclare Messali Hadj »

MESSALI HADJ ? Une silhouette, un visage qui semblent faits pour le portrait ou la photographie. Une allure svelte et jeune, un visage régulier, une grande chechia rouge, une majestueuse barbe grisonnante, des yeux noirs très vifs … Le calme de la voix et l’amabilité du sourire ne cachent qu’à moitié l’énergie intransigeante du vieux lutteur, qui combat, depuis plus de 20 ans, pour le mouvement national algérien et, qui, de la Santé à Lambèse, de Lambèse à Maison-Carrée, de Maison-Carrée aux territoires du Sud et des territoires du Sud à l’Afrique noire, a connu à toutes les époques la prison et la résidence surveillée.

Encore aujourd’hui, et du fait de la scandaleuse application de mesures décidées par Vichy, le leader du M.T.L.D. est interdit de séjour en Seine et Seine-et-Oise. Nous avons du pour le voir aller jusque dans le département de l’Oise, à Chantilly, où il habite à l’Hôtel du Parc sous la surveillance d’une police discrète mais nombreuse. C’est avec une grande netteté et d’une manière très complète qu’il a répondu à nos questions, non sans avoir au préalable exprimé toute sa sympathie à « Libération » qui, dit-il « a le mérite d’être beaucoup lu par les travailleurs … »


On a annoncé d’Algérie qu’une alliance vient de se former entre les Ulémas (personnalités religieuses), le parti communiste algérien, l’U.D.M.A. (Union Démocratique des Amis du Manifeste) et votre mouvement M.T.L.D. (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques). Pouvez-vous nous dire quels sont les objectifs de ce « Front Commun » ?

– L’un des objectifs est, vous le savez, le retrait de mesures prises contre moi, car il est ahurissant de voir la IVe Republique maintenir contre un démocrate des peines accessoires infligées par le gouvernement de Vichy. Cependant je n’insisterai pas sur cette question personnelle et je vous répondrai tout de suite que l’objectif du Front Commun est triple.

1 Obtenir l’annulation des fameuses élections truquées du mois de juin dernier, que votre collaborateur Pierre Stibbe a si bien stigmatisées dans une enquête remarquable.

2 Lutter contre la répression, et contre les atteintes quasi permanentes à la liberté de suffrage, de réunion, d’association.

3 Faire cesser l’ingérence de l’Administration dans les affaires du culte musulman.

Sur ce point vous reprenez, je crois, les revendications formulées il y a plusieurs mois par l’Association des Ulémas ?

– Oui. Nous réclamons pour les Musulmans, comme pour les autres confessions, le régime de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Or. dans la situation actuelle, les autorités françaises interviennent constamment dans les affaires religieuses de l’Islam. Je m’excuse de vous citer encore mon cas, mais il est significatif. J’ai dû déposer auprès de la haute administration française une demande exposant que je désirais faire ce mois-ci un pèlerinage à La Mecque. Je vous signale qu’on n’a toujours pas répondu à cette demande, déposée pourtant il y a plus de vingt jours déjà.

N’attribuez-vous pas une importance exceptionnelle à l’objectif numéro 2 du « Front Commun ». la lutte contre la répression ?

– Oui. A vrai dire, la répression n’a jamais complètement cessé en Algérie, mais elle a pu se relâcher avec les régimes, les hommes, la conjoncture internationale. En 1946, la liberté relative des élections a donné 5 députés à notre Mouvement national, qui, un an plus tard, obtenait 85 à 90 % des voix aux élections municipales. Ce succès, auquel l’administration ne s’attendait pas, lui a fait très peur. C’est à partir de ce moment-là qu’on a assisté à l’intensification d’une répression qui, je dois le dire, obéit à un plan d’action concerté.

Qu’entendez-vous par là ?

– Je veux dire qu’en dehors des mesures spectaculaires qui sont connues de tous (arrestations, brimades, procès), l’administration procède aussi à une répression plus discrète, plus souterraine, mais aussi indigne que la précédente. Cette répression-là, je la définirai en trois mots : chantage économique, intimidation, corruption.

Chantage économique. – L’administration emploie mille et un moyens de pression pour faire céder les pauvres bougres qui ne « marchent pas droit » : ordres aux administratifs de boycotter certains cafés, certains commerces ; suppression des dons des bureaux de bienfaisance, des bourses accordées aux enfants ; congédiement du « personnel indigène auxiliaire » ; augmentation des impôts, diminution des salaires, etc., etc.

Intimidation – Là on fait jouer des ressorts psychologiques. On essaie de provoquer la peur. On multiplie les convocations chez le juge d’instruction : « Vous appartenez à tel parti, c’est très grave … » Dans le bled, on force des élus nationalistes à démissionner, ou on leur préfère ouvertement d’anciens élus de l’administration. On arrête sous le moindre prétexte, quand on n’envoie pas des provocateurs susciter des arrestations. On multiplie les procès-verbaux, et le racisme fait que c’est toujours l’ « indigène » qui a tort.

Corruption. – Enfin, une corruption généralisée permet de « soigner » les « bons éléments » aux dépens de ceux qu’on nomme les « ennemis de la France ». Les créatures de l’administration bénéficient de toutes les faveurs : à eux les tissus, le sucre, la semoule pour le couscous. Quant aux autres … A signaler aussi les tentatives pour organiser, enrégimenter et, pour tout dire, acheter certains anciens combattants …

Les objectifs du « Front Commun » algérien sont-ils seulement des objectifs immédiats ?

– Pour le moment, oui, mais la répression mène une union grandissante de tous les démocrates, j’espère que l’union se fera plus large et que les objectifs s’élargiront. En tous cas, les Ulémas et les trois partis nationaux sont tous d’accord pour réclamer l’indépendance de l’Algérie.

Comment jugez-vous l’inclusion de l’Afrique du Nord dans le dispositif atlantique ?

– Le pacte de l’Atlantique fait de l’Afrique du Nord une base stratégique et risque de faire des Algériens de la chair à canon. Nous ne pouvons pas nous sentir liés par un tel pacte, sur lequel on ne nous a pas demandé notre avis.

Quels sont les rapports de votre Mouvement avec les autres mouvements nationaux du Maroc et de Tunisie ?

– Le problème nord-africain est un. Sa solution est une. L’union des trois mouvements nationaux, est indispensable pour la réussite de cette solution.

A.-P. L.


Le Pacte Atlantique est un danger pour la libération de l’Afrique du Nord nous déclare Messali Hadj

PAR une scandaleuse décision de l’arbitraire gouvernemental, Messali Hadj, chef du Parti Nationaliste Algérien M.T.L.D. (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) est interdit de séjour en Seine et Seine-et-Oise. Il faut pour le joindre aller jusqu’à Chantilly, à l’hôtel du Parc, où de nombreux « anges gardiens » de diverses polices surveillent ses déplacements.

Cet espionnage perpétuel et exaspérant n’altère pas le calme du leader algérien qui nous accueille avec une affabilité souriante et ne nous quitte après deux heures d’entretien qu’après nous avoir offert des rafraîchissements sur la terrasse de l’hôtel. Auparavant, nous avions fait un large tour d’horizon de la situation algérienne … et internationale.

Pouvez-vous nous dire ce que représente le front commun qui vient de se créer en Algérie entre les Ulémas (les docteurs de l’Islam), le Parti Communiste Algérien, l’U.D.M.A. (l’Union démocratique du manifeste algérien) et votre parti, le M.T.L.D. ?

– C’est un événement d’une portée considérable. Le mouvement national algérien (et je ne donne pas, croyez-moi bien, au mot « national » un sens étroit, notre nationalisme veut aussi libérer l’Algérie des servitudes économiques et féodales) est né dans l’union. C’est dans l’union qu’il triomphera.

Notre mouvement M.T.L.D. est né dans l’union puisque « l’Etoile Nord-Africaine », qui en a constitué le premier noyau, a vu le jour en France parmi les travailleurs algériens immigrés, qui vivaient et qui luttaient aux côtés de la classe ouvrière française. Je ne vous cache pas que je considère comme la principale étape de ma vie le 6 février 1934, où répondant à l’appel de la population parisienne, nous sommes descendus dans la rue pour aider le peuple français à défendre, contre le fascisme, des libertés, que, nous, nous ne possédions pas. Nous étions comme ces Polonais qui ont combattu avec les insurgés de la Commune de Paris. Cela nous a conduit au Front Populaire et à bien des espoirs déçus. Puis, il y a eu Vichy et les prisons, la Santé, Lambèse, Maison-Carrée, où nous nous sommes trouvés une nouvelle fois aux côtés des communistes. Je me souviens d’avoir retrouvé à la Santé un vieux militant de 77 ans, le père Coutont, gérant de « l’Humanité » … Je passe sur les espoirs de la Libération, qui furent déçus comme avaient été déçus ceux du Front Populaire. Mais ce qui me frappe aujourd’hui, c’est le parallélisme entre la situation de 1934 et la situation actuelle.

En quel sens ?

– En 1934, nous étions menacés par l’hitlérisme, le fascisme et la guerre … En 1951, nous sommes à un tournant historique, la situation est aussi grave, sur le plan algérien comme sur le plan international.

En Algérie nous en sommes revenus à la politique la plus rétrograde de 1924, celle des délégations financières, celle où les grands féodaux n’ont même plus besoin d’intermédiaires pour gouverner. La répression qui, en fait, n’a jamais cessé, mais qui obéit depuis 1947 à un plan délibéré, atteint son point culminant. Maintenant l’impérialisme est traqué. Il a peur. Il frappe de toutes ses forces. Mais plus il fait de victimes, plus la révolte grandit. L’indignation regroupe des Européens et des Musulmans d’horizons différents. L’union que vous venez de mentionner entre les quatre partis et mouvements algériens a pour le moment des objectifs précis : obtenir l’annulation des élections truquées du mois de juin dernier, et défendre les libertés essentielles. Mais j’espère que cette union hautement symbolique, deviendra chaque jour plus large et mieux cimentée, jusqu’au jour où le peuple français, débarrassé du colonialisme et du capitalisme de ses gouvernements, pourra établir des rapports nouveaux avec un peuple algérien qui ne demande qu’à ouvrir ses portes à ceux qui lui apportent quelque chose. Je constate en tout cas que d’ores et déjà les quatre partis et groupements qui ont réalisé le « front commun » sont d’accord sur point essentiel : la revendication de l’indépendance de l’Algérie.

Peut-on comparer le « front commun » auquel vous venez de faire allusion au pacte d’unité d’action qui s’est scellé au Maroc entre les différents partis nationalistes ?

– Ce sont des événements similaires, car les mêmes causes produisent les mêmes effets. Je vous signale d’ailleurs qu’a mon avis le Maghreb, « l’Occident arabe », constitue une entité, et qu’on ne peut pas dissocier les différents problèmes nord-africains.

Que pensez-vous de l’inclusion de l’Algérie et d’une manière générale de l’Afrique du Nord, dans le Pacte Atlantique ?

– Je pense qu’il y a bien loin de la Charte de l’Atlantique au Pacte de l’Atlantique. Au moment de la Charte de l’Atlantique, c’était la guerre, on avait besoin des soldats arabes pour se battre à Cassino, et on parlait très fort des quatre libertés essentielles … Aujourd’hui, on nous conduit au Pacte Atlantique comme des moutons l’abattoir. Pour moi, le Pacte Atlantique est un danger pour la libération de l’Afrique du Nord.

Est-ce que la lutte du mouvement national algérien rencontre la solidarité du monde arabe ?

– Une solidarité totale. Nous sommes en contact fraternel non seulement avec les mouvements nationaux voisins d’Afrique du Nord (malgré les efforts d’une administration qui ne donne qu’à des gens « sûrs » des passeports pour le Maroc et la Tunisie) mais aussi avec les gouvernements et l’opinion publique de tous les pays arabes. Depuis mon entretien de 1946 avec le secrétaire de la Ligue arabe Azzam Pacha, j’ai rencontré de nombreuses personnalités religieuses, culturelles et politiques du monde arabe, qui toutes m’ont assure de leur sympathie. Tout récemment le Comité mondial islamique réuni à Karachi m’a fait l’honneur de me désigner comme son vice-président …

Que pensez-vous de qu’il est convenu d’appeler « neutralisme arabe » ?

– Je crois que le courant « neutraliste », qui se développe dans les pays arabes, s’explique par les aspirations profondes de tous ces pays vers l’indépendance totale. Ces pays en ont assez d’être considérés comme des pions sur l’échiquier international.

Est-ce que l’état économique et social arriéré de beaucoup d’entre eux, n’est pas un obstacle à leur émancipation ?

– Certainement. Mais ne croyez pas que le monde arabe et, d’une façon plus générale, le monde musulman soient incapables de progrès et d’évolution, même rapide. Le monde arabe vient à peine de s’ouvrir à la vie. Mal préparés à transformer leurs structures, ayant besoin de cadres techniques qu’ils n’ont pas encore eu le temps de former, les pays arabes ont bien des difficultés à faire face aux impérialismes nouveaux et à se dégager des impérialismes tenaces qui demeurent en place. Mais les gouvernements arabes sont poussés par les peuples arabes. L’évolution va vite. Croyez-moi, dans un avenir qui n’est peut-être pas lointain, le monde arabe pourra causer bien des étonnements à ceux qui ne le connaissent pas.

ALBERT-PAUL LENTIN.