Interview de Messali Hadj parue dans La Commune, n° 1, avril 1957

1. – Quelles sont, à votre avis, les causes de la poursuite de la guerre d’Algérie, alors que, tant du côté des nationalistes algériens que de celui du gouvernement, on se déclare prêt au « cessez-le-feu » ?
Réponse : Avant de répondre à cette première question, je remercie le Comité de rédaction de votre journal de m’avoir permis de participer au premier numéro de « LA COMMUNE ». A cette occasion, je voudrais que le peuple français sache combien la mémoire des héros de la Semaine Sanglante nous est restée proche. La destinée politique m’a conduit à vivre en face de la citadelle où l’intraitable révolutionnaire Auguste BLANQUI a vécu. Je regarde cette citadelle où l’Enfermé continuait sa lutte pour le maintien de ses idées, face à ceux qui faiblissaient devant les puissants de ce monde et qui, ayant mauvaise conscience, le calomniaient. J’y puise un réconfort pour moi-même car cette vie continue à être la mienne aujourd’hui. L’histoire, et particulièrement l’histoire révolutionnaire est une source inépuisable de leçons pour tous les peuples qui aspirent à la liberté. Je souhaite une longue vie à votre journal, persuadé qu’il restera dans le droit chemin. Car s’il est vrai qu’il coûte très cher de rester sur cette voie, tout compte fait, elle est la meilleure, parce que la plus digne pour l’homme.
Le « cessez-le-feu » est une nécessité absolue qui s’impose au peuple français et au peuple algérien. D’un côté, il y a perte de vies humaines, des sommes fabuleuses gaspillées ; de l’autre, il y a un peuple acculé à prendre les armes pour sa dignité et sa liberté. Le peuple algérien aime la paix, comme, nous en sommes persuadés, le peuple français. Jusqu’à ce jour, le sort de notre malheureux peuple n’a été que souffrances, exploitation et répression. La paix est donc une aspiration générale à tous. La poursuite de la guerre conduit le gouvernement français à des impasses financières, économiques et internationales qui ne peuvent être présentées comme la preuve d’une sagesse politique véritable. Il est clair que le gouvernement français agit sous la pression d’un colonialisme qui n’a rien oublié, ni rien appris. Mais un gouvernement à direction socialiste, élu le 2 janvier 1956 sur le programme de paix en Algérie, devrait-il obéir à cette pression colonialiste ?
Continuer dans cette voie, nous le disons nettement, c’est compromettre gravement l’avenir ; les exigences du colonialisme sont à la base de la poursuite de la guerre ; il faut en finir avec le colonialisme.
2. – Des personnalités politiques de diverses tendances, de puissantes organisations syndicales, telles le Syndicat National des Instituteurs et la Fédération de l’Education Nationale, ont proposé la tenue d’une Conférence de la Table Ronde, pour en terminer avec la guerre d’Algérie. Que pensez-vous de cette proposition ?
Réponse : Le peuple algérien veut la paix ; il y met une condition résumée dans ce mot : la dignité. Pour que la paix s’établisse dans un pays qui, comme l’Algérie, a connu 127 années de régime colonial, il faut discuter et examiner fraternellement ce problème avec tout le sérieux qu’il demande. Il faut en conséquence se réunir autour d’une Table Ronde. Réaliser la paix entre deux peuples, dont l’un se considère et agit comme le vainqueur, et l’autre le vaincu, nécessite l’ouverture immédiate de négociations dans la liberté, dans une Conférence du type d’Aix-les-Bains. Cette proposition, je l’ai faite il y a déjà plus d’un an. Elle rejoint celle adoptée par le S.N.I. dans son congrès. Cette proposition, et cela démontre amplement la nécessité, à la fois de négociations et d’un cessez-le-feu pour mettre fin à l’effusion de sang en Algérie, a été reprise par toute une série de personnalités politiques dans différents milieux.
3. – Quelles sont, à votre avis, les conditions de l’ouverture de ces négociations ?
Réponse : Nous avons toujours proposé qu’il n’y ait aucune exclusive à l’égard d’un parti politique quelconque. Je voudrais préciser la portée de ce problème. Pour nous, la démocratie n’est pas une abstraction et c’est pourquoi nous avons demandé que tous les représentants des mouvement nationalistes algériens participent à cette conférence de la Table ronde en vue d’exprimer librement et publiquement leurs conceptions, sur la solution du problème algérien. Nous croyons fermement que la souveraineté réside dans le peuple et que celui-ci doit toujours avoir le dernier mot pour juger et apprécier toutes questions touchant à son avenir national.
Nous pensons cela depuis la création de l’« Etoile Nord-Africaine », il y a plus de trente ans, et ce respect du peuple et de sa volonté constitue le fil directeur de toute l’action du Mouvement National Algérien. Nous avons lutté contre toutes les dictatures, contre toute conception de parti unique. Et faibles ou forts nous avons maintenu cette position qui nous a coûté excessivement cher en répression et en adversité, et qui implique le rejet de toute exclusive, comme incompatible avec le respect de la démocratie.
A cette conférence de la Table Ronde, et devant les représentants de toutes les tendances, le gouvernement français également soumettra la solution qu’il envisage. Le peuple algérien, en dernière instance, sera seul juge des propositions qui seront faites.
Mais pour arriver à ces négociations, il est indispensable d’établir un climat de compréhension et de confiance réciproques. C’est pourquoi nous estimons qu’il faut, immédiatement, en finir avec toutes les exécutions, en terminer avec la répression. Il faut assurer la libération des détenus politiques de toutes tendances, et le libre retour des exilés dans leur patrie, dissoudre tous les camps de concentration. Cette angoisse qui frappe aujourd’hui tout le peuple algérien doit cesser. Ceci, en vue de permettre l’établissement d’une atmosphère de compréhension et afin de préparer cet avenir de paix et de coopération qui est l’espérance des peuples algérien et français.
Nous croyons, et nous l’affirmons solennellement, qu’il est absolument inutile de continuer dans la voie de la répression renforcée, qui se développe actuellement, dans l’espoir vain d’abattre le peuple algérien. Au cours de ces 127 années de régime colonialiste, on a utilisé de tels procédés. Les résultats sont devant nous. Aujourd’hui moins qu’hier le peuple algérien acceptera la servitude, sous quelque forme que ce soit, et par quelques moyens que ce soit. Nous pensons fermement que la paix et l’entente entre les peuples algérien et français sont préférables à la poursuite de la guerre.
4. – Un des problèmes, qui agite le plus l’opinion publique est le sort de la minorité européenne. Que pouvez-vous dire sur cette question. ?
Réponse : La meilleure façon d’assurer l’avenir et la sécurité de nos compatriotes non musulmans, c’est d’appliquer à l’Algérie sincèrement et honnêtement la démocratie. Celle-ci permettra à l’ensemble des Algériens, sans distinction de race, de sexe et de religion, de participer à la gestion des affaires algériennes sur le même pied d’égalité. Nous sommes convaincus qu’une fois ces satisfactions démocratiques acquises, nos compatriotes algériens non musulmans seront heureux et en pleine sécurité dans la nouvelle Algérie. Il est inutile de souligner que nous restons fidèles à notre conception de toujours de l’Algérie future. Nous avons parfaitement conscience de la situation dans laquelle se trouve actuellement notre pays sur tous les plans, économique, technique, culturel et social. Nous voyons très bien que notre pays a de grands besoins et nous savons parfaitement par ailleurs que nos compatriotes algériens non musulmans sont les premiers indiqués pour nous aider. L’Algérie de tous est l’Algérie de demain. Demain, il nous faudra davantage d’instituteurs pour les deux millions d’enfants qui vivent dans la rue, de techniciens, d’ingénieurs pour la mise en valeur de l’Algérie, et ceci afin de supprimer cette misère épouvantable qui accable toutes les familles algériennes.
Je ne peux malheureusement, dans le cadre d’un interview, embrasser l’examen détaillé de toutes ces questions. Ce qui est certain, c’est que le M.N.A., issu du peuple, ayant toujours lutté pour le peuple, est décidé à aller très loin dans la voie des réalisations indispensables à assurer la prospérité de tous les Algériens.
5. – Pouvez-vous fournir à nos lecteurs quelques indications sur l’origine et le caractère du Mouvement National Algérien que vous présidez ?
Réponse : Le Mouvement National Algérien est né dans les faubourgs populaires de la région parisienne. C’est là qu’il a vu le jour et c’est la qu’il s’est développé dans la sympathie de la classe ouvrière française. Je puis affirmer que la naissance du Mouvement National dans la région parisienne a été une de ses chances qui lui a permis de tenir tête à toutes les tempêtes qu’il a rencontrées au cours de son existence. Sans aucun doute, il y a dans le M.N.A. des apports de la pensée révolutionnaire française. Il m’est impossible d’indiquer dans le détail toutes les actions communes que nous avons engagées avec le peuple français. Signalons cependant que nous étions là quand il fallait descendre dans la rue pour protester contre l’atteinte à la justice qu’a représentée l’exécution de SACCO et VANZETTI. Nous étions également là, a la tête de l’Etoile Nord-Africaine, pour barrer la route au fascisme en février 1934. Nous avons combattu contre l’agression perpétrée contre l’Ethiopie par le fascisme italien. Ce Mouvement National Algérien que je préside est un mouvement libre et indépendant de tout Etat et de tout Gouvernement. Au service du peuple algérien et uniquement à son service, il revendique bien haut d’avoir toujours et en toutes circonstances lutté pour la liberté de l’homme. Personnellement, en prison ou en déportation, j’ai tenu à rester moi-même, c’est-à-dire fidèle à mon peuple, fidèle aux principes de la démocratie et de la liberté pour tous.

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