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Mikhalis Raptis : Le F.L.N., mirage et réalité, par Mohammed Harbi

Article de Mikhalis Raptis dit Michel Pablo paru dans Sous le drapeau du socialisme, organe de la Tendance marxiste révolutionnaire internationale, n° 86, février-mars 1981

Avec le travail historique qu’il a entrepris sur le mouvement national algérien, Mohammed Harbi apporte une contribution majeure à notre connaissance d’un type de mouvements et de sociétés qui dépasse le cadre algérien. Son analyse du mouvement national algérien de 1926 à 1962, et en particulier du M.N.A. et du F.L.N., dénote une connaissance approfondie des faits, des idées et des hommes qui ont marqué ce mouvement.

Mais il ne s’agit pas simplement d’un récit historique qui retrace avec une grande minutie réalité pour beaucoup encore inconnue, méconnue, déformée. Ce qui importe davantage c’est l’analyse de fond du contexte historique, social et culturel spécifique dans lequel les évènements ont eu lieu et les hommes agi et réagi. Démystifier l’histoire d’un mouvement, d’une Révolution, d’une société, est une œuvre qui exige à la fois des connaissances multiples et approfondies et une méthode d’analyse et d’interprétation correcte. Une telle œuvre ne saurait certes s’accomplir par un seul homme. Mais dans l’historiographie, disons objective, « scientifique», du mouvement national algérien et de la Révolution algérienne, l’œuvre de Mohammed Harbi marque une date capitale.

Elle initie en effet ce travail indispensable et trace en même temps des lignes directrices tant par sa méthode que par les conclusions auxquelles il parvient. Nous n’insisteront pas pour notre part sur les faits historiques qui marquent le développement tumultueux du mouvement national algérien, du P.P.A. du M.T.L.D., du M.N.A. et du F.L.N. en particulier, ses luttes et crises internes jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962.

D’autres auteurs algériens de cette histoire auront à prendre la parole, à donner leurs propres versions des faits, à défendre le rôle qu’ils y ont joué.

Ce qui retient davantage notre attention, c’est l’analyse du contexte qui accompagne chaque étape de la longue marche parcourue par les élites politiques d’une société primitive, soumise au colonialisme, pour se constituer en force révolutionnaire capable de rejeter ce joug et assumer librement tout d’abord l’identité nationale propre du peuple algérien.

Mohammed Harbi a parfaitement raison d’insister à maintes reprises sur le fait que cette démarche prend la forme de la constitution d’une bureaucratie. Dans une société primitive, sans traditions démocratiques, soumise au colonialisme occidental, où les classes n’ont pas, nécessairement de contours précis, la conscience nationale émerge avec force tout d’abord au sein d’une élite politique, composée d’éléments « inter-classes ». Ces éléments acquièrent vite un ascendant sur le reste de la société et, par la formation de partis ou de « fronts révolutionnaires », constituent effectivement l’embryon d’une bureaucratie qui tient à son rôle élitiste et à son pouvoir propre.

Il est très difficile pendant cette phase préparatoire à la lutte de libération nationale, de structurer le pouvoir démocratique propre des masses et contrebalancer ainsi efficacement le bureaucratisme inhérent à la nature de toute « direction ». Des traits analogues avec ceux du mouvement national algérien existent dans nombre de partis ou de « fronts » agissant dans le « Tiers-Monde», engagées dans la lutte révolutionnaire pour l’indépendance nationale. Le contexte historique, social, culturel détermine ce type de partis et de fronts, c’est à dire des directions politiques qui s’érigent vite au dessus des masses les soutenant et qui établissent un rapport élitiste autoritaire, « féodal », entre le sommet et la base. On ne saurait dépasser cette forme de « direction révolutionnaire» que partiellement, en construisant à temps des partis dotés d’un programme avancé et de cadres et de militants longtemps éduqués dans cet esprit. Tels devraient être en principe les partis se réclament du marxisme, si celui-ci avait pu éviter sa dégénérescence bureaucratique sous le stalinisme, et les limitations multiples qui caractérisent également d’autres courants se réclamant du marxisme.

Mais dans le cas des mouvements et des partis simplement « nationaux-révolutionnaires », à base sociale interclasse et idéologie populiste confuse, la tendance au bureaucratisme absolutiste, au « jacobinisme » le plus strict, ne rencontre aucune entrave. Cela devient pire quand nous passons des partis aux « fronts » initiant la lutte armée, qui apparaissent souvent – et pas seulement en Algérie – comme des réactions contre des partis enlisés dans la routine pacifiste, les discussions et les querelles.

Le moment du passage à la lutte armée est crucial. Car si d’un côté il libère la volonté révolutionnaire de tout un peuple, avide d’action directe, et ouvre la perspective de la révolution, de la victoire et du pouvoir, il amplifie d’autre part le rôle bureaucratique, centralisateur à l’extrême, bonapartiste, de la direction. Il ouvre en effet la voie à la transformation d’une bureaucratie politique restreinte en bureaucratie d’Etat de demain, dans une formation sociale nouvelle, avec des assises économiques et sociales autrement importantes.

Dans l’œuvre de Mohammed Harbi, cette transformation de la bureaucratie politique restreinte du début au sein du mouvement national algérien, et celle de la société algérienne de 1954 à nos jours, est rendue avec beaucoup de force et de justesse. C’est la démonstration d’un phénomène plus général, sur la trame concrète d’un grand mouvement national et d’une grande révolution anti-impérialiste, qui ont marqué l’histoire de l’ensemble du « Tiers-Monde ».

Deux autres remarques : les activistes qui prennent l’initiative de la lutte armée, que ce soit en Afrique, en Asie, ou en Amérique latine, lorsque les conditions objectives sont mûres et que les partis traditionnels hésitent ou cherchent à retarder ce moment, acquièrent d’emblée un avantage décisif sur leurs adversaires politiques. Le « courant de l’histoire » commence à passer à travers leurs canal, balayant toutes les résistances, bousculant, éliminant tous les retardataires. Pour que de simples activistes très portés au jacobinisme et au populisme ne jouent pas un tel rôle et ne gagnent pas la partie, avec toutes les fâcheuses conséquences que cela peut avoir pour l’évolution ultérieure de la guerre-révolution, il est nécessaire que les partis, ou le parti traditionnellement représentatif du mouvement national, prennent eux-mêmes à temps la décision de passer à la lutte armée. Le sort du M.T.L.D. et du M.N.A. fut scellé à partir du moment où le F.L.N. s’est identifié avec le déclenchement de la lutte armée et l’insurrection nationale du peuple algérien.

Enfin, il faut que dans ses travaux ultérieurs, Mohammed Harbi trouve l’occasion de faire également ressortir le rôle propre des masses et du peuple algériens : c’est-à-dire toute l’ampleur prise par l’action des masses algériennes dans les campagnes, les villes, l’émigration, l’Armée des frontières, les maquis de l’intérieur, les efforts et les sacrifices immenses consentis, en un mot l’épopée de la Révolution algérienne dans sa dimensions globale. Les misères de la direction font ressortir davantage la grandeur des masses et du peuple scellant malgré tout la victoire d’une grande Révolution qui n’a pas dit son dernier mot.

Janvier 1981

M. PABLO