Résolution adoptée au troisième congrès de l’I.S.R. tenu à Moscou en juillet 1924, publiée par la Petite Bibliothèque de l’Internationale Syndicale Rouge ; suivie de « La question de l’émigration au IIIe congrès de l’I.S.R. » par Julien Racamond, paru dans La Vie ouvrière, 8 août 1924

1. L’émigration des travailleurs de leur pays d’origine leur est imposée par l’exploitation capitaliste. Les salaires de famine et les mauvaises conditions de travail, les persécutions politiques, sont autant de causes d’exode pour les prolétaires des différents pays.
D’autre part, l’appât du gain, les promesses de vie meilleure résultant de la propagande et de la réclame des capitalistes des pays d’émigration, permettent à ceux-ci d’exécuter contre le prolétariat une double manœuvre : 1° Obtenir une main-d’œuvre étrangère, facilement malléable parce que infériorisée par le manque de droits sociaux et politiques ; 2° Briser les prétentions des ouvriers indigènes par la concurrence des travailleurs immigrés.
Parfois les gouvernants et le patronat donnent aux travailleurs immigrés quelques avantages illusoires afin de maintenir les populations ouvrières indigènes dans la méfiance envers les étrangers. C’est ainsi que les ouvriers agricoles polonais introduits en Allemagne ne payent pas l’impôt de 10 % prélevé sur le salaire des ouvriers indigènes.
2. Dans la période d’avant-guerre, l’émigration était déjà considérable, surtout pour certains peuples : Allemands, Espagnols, Italiens, Autrichiens, Japonais, Chinois, etc. Déjà également, les Etats-Unis, l’Amérique du Sud, la France, les colonies et les dominions, recevaient ce flux d’émigrants.
Mais la guerre, en bouleversant les conditions de la politique et l’économie capitalistes, a provoqué le développement énorme des courants émigratoires. Dans certaines nations : l’Italie, l’Espagne, la Pologne, la Hongrie, la Bulgarie, par exemple, les violences de la réaction et du fascisme ont chassé les ouvriers révolutionnaires de la terre natale.
D’autre part, la situation économique créée par l’ébranlement du système capitaliste et la réaction est si désastreuse, que les travailleurs partent en masses vers d’autres pays. Le chômage, développé plus particulièrement en Allemagne, en Angleterre, provoque également le début d’une émigration qui ira s’amplifiant.
3. Les pays d’immigration reçoivent ainsi des millions de travailleurs ; la France est actuellement le plus important centre où se rendent les immigrants : 3 millions d’ouvriers étrangers y ont été introduits pour travailler à la reconstruction des régions dévastées, pour assurer la main-d’œuvre industrielle et afin de parer aux conséquences de la faible natalité. Le Brésil, les Etats-Unis, l’Argentine reçoivent annuellement un fort contingent d’immigrés. Beaucoup de travailleurs anglais, hollandais se rendent également dans les colonies et les dominions. Il faut encore insister sur ce fait que la crise agraire, très aiguë en Amérique du Sud, provoque l’afflux vers les villes industrielles d’une quantité énorme de travailleurs agricoles qui viennent encore augmenter le nombre des chômeurs. Cette situation existe, à un degré moindre toutefois, dans certains pays d’Europe.
Les syndicats révolutionnaires doivent lutter pour faire disparaître dans les masses ouvrières les illusions créées par le battage intéressé du patronat international. Elles devront prémunir les ouvriers candidats à l’émigration contre les dangers qui résulteraient pour le prolétariat de courants migratoires laissés sous la seule influence et le contrôle du capitalisme et démontrer que l’émigration et l’immigration sont des conséquences de l’exploitation capitaliste au même titre que le chômage et la surproduction.
4. Pour sauvegarder, en régime capitaliste, les droits et les intérêts des travailleurs immigrés et émigrants, développer en leur sein la même propagande révolutionnaire que dans les masses stables des ouvriers indigènes, l’I. S. R. et les sections doivent déployer une activité incessante et créer les organismes nécessaires au recrutement de ces travailleurs dépaysés et durement exploités. En conséquence, le IIIe Congrès estime qu’il est nécessaire de réaliser pratiquement les propositions ci-après :
Sur le terrain international. – Création au sein du Bureau des pays latins d’un office d’émigration ayant comme attributions :
a) Centralisation des renseignements et statistiques concernant l’émigration et l’immigration internationales ;
b) Assurer la liaison entre les différentes centrales plus particulièrement intéressées ;
c) Lutter contre l’importation et l’exportation des briseurs de grèves ;
d) Faire parvenir au Bureau Exécutif de l’I. S. R. tous renseignements et documents permettant la mise en action, dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire international, du courant migratoire au profit du prolétariat.
Sur le terrain national. – Création, dans chaque pays intéressé, par le soin des Centrales syndicales, d’un Bureau d’émigration et d’immigration ayant comme tâches principales :
a) Provoquer la création de bureaux d’immigration et d’émigration dans les départements ou régions intéressés. Poursuivre l’institution de bureaux de frontières, de ports et de gares pour la propagande et les renseignements. Organiser aux lieux de départ des immigrants ou dans les masses immigrées la propagande générale, parallèlement à celle qui est faite au sein du prolétariat indigène. Y assurer le service de renseignements utiles sur la situation du marché du travail de la nation où se rendent les ouvriers émigrants;
b) Provoquer la création dans les fédérations d’industrie de services de renseignements juridiques, de défense des intérêts immédiats et de propagande corporative pour les ouvriers étrangers (surveillance de l’application des contrats de travail, salubrité des locaux d’habitation, etc.) ;
c) La liaison avec le Bureau Exécutif et l’Office d’émigration et l’envoi régulier à celui-ci des renseignements et statistiques intéressant le mouvement migratoire national ;
d) Correspondre directement avec les bureaux similaires des pays où se dirige l’émigration nationale ou fournissant la main-d’œuvre immigrée.
Les ouvriers immigrants ne doivent pas constituer de syndicats spéciaux, mais entrer de plein droit dans les organismes existants, où ils jouissent des mêmes droits et des mêmes devoirs que les travailleurs indigènes.
LE ROLE DES C. I. P.
Parallèlement au travail établi par l’Office international et les Bureaux nationaux d’émigration, les C. I. P. d’industrie doivent porter leur attention sur le mouvement migratoire et réaliser les tâches suivantes :
a) Assurer entre les fédérations d’industrie une liaison active en vue de l’organisation des ouvriers immigrés et de la lutte à mener pour l’amélioration de leur situation matérielle et morale ;
b) Centraliser les statistiques sur le mouvement migratoire de chaque industrie afin de renseigner les fédérations intéressées sur l’importance de l’émigration ;
c) Assurer la liaison entre les fédérations d’industrie et les Bureaux d’émigration, pour mener en commun la lutte contre la bourgeoisie, qui tend à créer une concurrence sur le marché du travail entre ouvriers immigrés et indigènes.
CRÉATION DE SERVICES DE PROPAGANDE ÉCRITE
a) Internationalement : édition de brochures, publications périodiques, circulaires à l’usage des militants chargés de la propagande.
b) Nationalement : articles en langues étrangères dans les journaux syndicaux existants dans les centrales, fédérations, unions départementales, syndicats, etc.
La création de journaux dans les différentes langues devra être poursuivie toutes les fois que la densité de l’émigration l’exigera. Des relations suivies avec les Bureaux des pays d’où provient l’émigration seront établies, afin de réunir la matière nécessaire à la rédaction de ces journaux.
Les C. I. P. établiront une entente entre les fédérations d’industrie où l’émigration et l’immigration sont très denses pour l’édition en commun de tracts, circulaires, brochures de propagande.
La propagande écrite dans les masses agricoles émigrantes doit attirer l’attention des organisations, en raison de la nécessité de lier le prolétariat agricole au prolétariat des usines. Toutes les publications, journaux, circulaires, etc., doivent publier les adresses des organisations syndicales révolutionnaires des pays où se rendent les émigrants.
REVENDICATIONS PRINCIPALES
a) Droits égaux d’organisation, de coalition et de grève à ceux qui sont acquis à la main-d’œuvre indigène ;
b) Garanties de salaires égaux à ceux payés aux travailleurs indigènes de même catégorie et réglés par des tarifs syndicaux ;
c) Respect des contrats signés sous la garantie ci-dessus ;
d) Séparation de l’engagement de logement du contrat de travail ;
e) Egalité avec la main-d’œuvre indigène des secours de chômage, assurances sociales, secours juridiques, etc. ;
f) Organisation des services d’hygiène sérieux à bord des bateaux d’émigrants et assurance obligatoire contre les accidents pendant le voyage d’émigration ;
g) Droits égaux à ceux des travailleurs indigènes dans les élections relatives aux délégués d’usine, la gestion des caisses de secours, les conseils des prud’hommes, etc., etc. ;
h) Création dans les centres à forte immigration d’écoles professionnelles gratuites visant à l’instruction de la technique usitée dans le pays. Création d’écoles gratuites de la langue nationale du pays d’immigration ;
i) Obligation d’affecter aux immigrants des logements reconnus salubres après avis de commissions d’hygiène où seront représentés les syndicats ouvriers.
Toutes les revendications énoncées ci-dessus doivent être poursuivies en ce qui concerne les femmes et les enfants immigrés, de façon à ce qu’ils ne soient pas infériorisés par rapport aux femmes et aux enfants indigènes.
Chaque Centrale doit d’ailleurs déterminer les revendications intérieures des immigrés découlant de la situation de la législation sociale et des conditions de travail faites aux ouvriers étrangers.
LES MOYENS FINANCIERS
Chaque organisation doit pourvoir financièrement aux besoins justifiés par la création des organismes lui incombant et indiqués au cours de l’exposé ci-dessus.
L’importance du problème de l’émigration ne doit échapper à personne. Si les sacrifices financiers du début sont lourds aux organisations syndicales, le mouvement révolutionnaire international recueillera les fruits d’une propagande active, d’une action méthodique au sein d’un prolétariat forcé de s’expatrier par les dures nécessités de la lutte pour la vie et ayant souvent acquis par là même une combativité supérieure à celle qui est constatée dans les masses sédentaires.
CONCLUSION
Le IIIe Congrès de l’I. S. R. signale à nouveau la nécessité de détruire les illusions créées au sein des masses laborieuses par les appels intéressés du patronat en faveur de l’émigration. Dans tous les pays, le prolétariat est exploité durement, subissant le chômage, les longues heures de travail, les bas salaires. L’émigration permet au capitalisme de perpétuer cet état de choses ; la Révolution mondiale, seule, pourra le faire disparaître en mettant toutes les richesses entre les mains de ceux qui les produisent : les prolétaires de tous les pays.

La question de l’émigration au IIIe congrès de l’I.S.R.
Le IIIe Congrès de I’I.S.R., en adoptant à l’unanimité la résolution sur l’émigration, a marqué fortement l’importance de cette question. Des tâches concrètes y sont indiquées pour chacune des organisations révolutionnaires. J’ose espérer qu’elles ne resteront pas lettre morte et que des résultats positifs seront obtenus.
Il ne faudra pas, au moment critique, fulminer seulement contre les ouvriers étrangers, briseurs de grèves conscients ou inconscients ; il faudra se demander si l’on a fait le nécessaire pour les grouper et leur ouvrir les yeux.
Nous ne pouvons ignorer que la plus grande partie de la besogne, consistant en l’organisation des émigrants, nous incombe, puisque la France est actuellement le centre le plus important d’immigration. Nous avons cependant demandé aux délégués des pays fournisseurs de M.O.E., de nous aider dans cette besogne. Il faut que sur les lieux mêmes où les agents recruteurs du patronat prodiguent leurs mirifiques promesses, aux gares de départ des émigrants, les délégués syndicalistes puissent les éclairer sur ce que l’on attend d’eux. Les camarades de tous les pays ont compris la nécessite d’agir ainsi. D’ailleurs, tel pays reçoit aujourd’hui des centaines de milliers d’immigrés qui sera demain, ou dans quelques années, pays d’émigration.
La situation instable du prolétariat, en proie aux convulsions politiques et économiques d’après-guerre, justifie ce point de vue.
Ces considérations ont amené les délégués au Congres International à demander la création, dans chaque pays, de bureaux d’émigration et d’immigration. Leur besogne est évidente.
Pour les pays d’émigration (Italie, Pologne, Tchéco-Slovaquie, Espagne, etc., etc.). elle consistera à faire, au sein des masses émigrantes, la propagande nécessaire pour les armer contre la duplicité du patronat qui les embauche, à leur indiquer la situation du marché du travail dans les contrées où elles se rendent, à les mettre en garde, ainsi, sur la situation qui pourrait leur être faite en cas de conflit entre les employeurs et les travailleurs indigènes. Il faudra également que ces organisations, documentées par nos soins et par l’Office International d’Emigration qui devra être créé par l’I.S.R., vulgarisent les procédés employés par le patronat et les gouvernants contre les ouvriers immigrés : non application des contrats de travail, logements insalubres, surveillance et coercition de la police.
En un mot, l’ouvrier émigrant, à la recherche du bonheur promis par le muflisme patronal, devra recevoir des syndicats révolutionnaires les conseils qui l’empêcheront de se jeter tête baissée dans une aventure souvent sans issue.
Quoique la situation soit infiniment moins dangereuse pour le prolétariat du pays d’émigration la solidarité internationale doit être, en l’occurrence, le lien solide qui aidera les organisations syndicalistes française, sud-américaine, etc., à contrecarrer les projets du haut patronat visant à briser les revendications des ouvriers indigènes par la concurrence de la M.O.E.
En France, en Argentine, au Brésil, au Canada, etc., les bureaux d’émigration et d’immigration auront à s’occuper surtout de la deuxième question.
Pour notre seul pays, la besogne est énorme ; mais il n’apparaît pas encore que les organisations aient compris l’importance du sujet. La création du Bureau de la M.O.E. à la C.G.T.U., deux ou trois Bureaux départementaux, deux ou trois Fédérations s’en occupant activement, tel est le bilan. Alors qu’il faudrait un effort concerté pour qu’il soit puissant, on en est encore à la période de la propagande décousue.
Chaque Union Départementale, chaque Fédération d’industrie où la M.O.E. est dense devrait avoir un service de propagande et d’organisation des étrangers.
Le Bureau de la M.O.E. de la C.G.T.U. pourrait développer sa propagande et son rayonnement si les limites financières, avec lesquelles il est force de compter, le permettaient.
La création de journaux de langue étrangère, l’édition de tracts, la propagande orale ou écrite, tout cela est indispensable, et tout cela coute cher. Il faudra que les syndicats, les syndiqués consentent les sacrifices nécessaires, qu’ils procurent à la C.G.T.U., aux U.D., aux Fédérations, les moyens de travailler sérieusement.
L’effort qui va être fait par l’I.S.R. et les syndicats révolutionnaires de tous les pays, devra être soutenu ; les travailleurs français y sont trop directement intéressés pour n’en pas comprendre la nécessité. Le prochain Comité National discutera cette question.
Le patronat canalise à son profit les formidables courants migratoires d’après-guerre. Avec l’appui des gouvernants bourgeois de tous les pays, il fait, contre le prolétariat mondial, une double manœuvre : exploiter indignement la main-d’œuvre étrangère et briser le velléités de revendications des ouvriers indigènes.
Il escompte, pour consolider sa position, le réveil des sentiments nationalistes de ceux-ci contre ceux-là et tente de perpétuer ainsi la haine des peuples, garantie de la domination capitaliste.
Il sera déçu. Les ouvrier français savent que les travailleurs n’ont pas de patrie. Ils feront dans les masses immigrées la propagande nécessaire pour amener à l’organisation les ouvriers étrangers qui ne sont pas encore groupés. Ils seront aidés en cela par ceux des ouvriers immigrés qui, chassés de leur pays par la réaction et le fascisme ont apporté ici la haine de l’exploiteur.
Ce sera la bataille d’une partie du prolétariat international, contre le capitalisme mondial. Ce qu’il faut, avant tout, c’est que les syndicats et les syndiqués révolutionnaires sentent l’importance de la question de l’Emigration, qu’ils luttent ardemment pour faire échouer les manœuvres des employeurs et resserrer, dans l’action commune, les liens internationaux.
Racamond.

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