Article d’Eugène Guérard paru dans La Voix du peuple, 1ère année, n° 3, du dimanche 16 au dimanche 23 décembre 1900

La Chambre a entendu lundi dernier un excellent discours du citoyen Vaillant dont le résultat a été l’adoption d’un amendement à la loi sur le régime des boissons ainsi conçu :
« Le gouvernement interdira par décrets la fabrication, la circulation et la vente de toute essence reconnue dangereuse et déclarée telle par l’Académie de médecine. »
Cette disposition législative aura-t-elle plus d’effet que la loi tendant à réprimer les progrès de l’alcoolisme ? Nous voulons le croire sans oser l’espérer.
Il faut cependant reconnaître que si la loi n’a pas enrayé le fléau, les moyens persuasifs ne l’ont pas davantage atténué. On ne croit pas assez au danger et c’est là tout le mal.
Vous souvenez-vous, camarades, des moqueries qui accueillirent, il y a une dizaine d’années, Paul Brousse et ses amis, lorsqu’ils organisèrent rue de Lancry un Congrès ouvrier pour y traiter de l’hygiène et en particulier de l’alcoolisme ?
« Sommes-nous donc des savants, disait-on, pour nous mêler de ces choses-là ? C’est bon pour Paul Brousse de s’occuper de médecine, mais nous avons des questions autrement palpitantes à débattre. »
Et l’on riait de bien bon cœur à l’idée de voir des travailleurs traiter gravement avec une belle incompétence, des sujets scientifiques dont ils ne doivent pourtant pas se désintéresser.
Quelques années plus tard, on ne riait plus autant, et le Congrès national corporatif de Rennes, en 1898, ne dédaigna pas de discuter ces « choses » là.
Mais, voyez l’insouciance devant le péril qu’on ignore : la discussion était à peine terminée, des résolutions venaient à peine d’être prises, qu’un délégué présentait une motion recommandant l’usage de l’ « absinthe syndicale » parce qu’elle était contenue dans des bouteilles de la Verrerie ouvrière !
On ne répètera jamais assez que l’alcoolisme n’est pas la conséquence de l’ivresse habituelle, mais que l’homme qui, sans se griser, sans boire avec excès, consomme régulièrement de l’alcool à petites doses, ne serait-ce qu’un petit verre le matin ou une seule absinthe le soir, risque fort de devenir alcoolique.
La progression de l’alcoolisme est telle que personne ne peut plus, maintenant, rester insensible devant l’extension rapide du fléau. Vaillant, dans son discours, a donné des chiffres effrayants, accusés par l’octroi. La consommation de l’absinthe était, à Paris, de 55,000 hectolitres en 1891 ; quatre ans plus tard elle avait doublé ; elle s’est élevée, en 1898, à 190,440 hectolitres, c’est-à-dire plus de dix millions de litres, pour une population totale de trois millions d’habitants.
Et ce n’est pas seulement le poison vert qui abrutit le peuple ; les amers, les bitters, la plupart des apéritifs sont tout aussi redoutables ; ainsi que le disait Vaillant dans sa conclusion, « ils font, du jour au lendemain, de l’individu le plus inoffensif en apparence, un assassin, un meurtrier ou un fou … »
Les dirigeants connaissent depuis longtemps les pernicieux effets des boissons alcooliques ; des statistiques précises leur ont fait suivre pas à pas la progression du fléau ; ils étaient suffisamment armés pour l’arrêter ; une loi nouvelle est superflue, et s’ils n’ont rien fait, rien tenté, c’est parce que la bourgeoisie avait intérêt à laisser s’étendre la plaie.
L’alcool est, pour la bourgeoisie capitaliste, un moyen de gouvernement. Quand le peuple s’avilit à l’assommoir, il perd conscience de ses droits. Le bar a fait plus, contre la propagande révolutionnaire, que toutes les mesures policières et gouvernementales ; l’alcool a maté le peuple en le dégradant.
C’est encore par l’alcool que les gouvernements étouffent chez les indigènes de leurs colonies tout sentiment de révolte. Et si l’Algérie est toujours menaçante, si des soulèvements sont constamment à redouter, c’est que l’Arabe, sobre, a repoussé l’alcool que notre civilisation lui apportait.
Aujourd’hui la bourgeoisie s’inquiète : on a été trop loin. Notre race est atteinte ; le meurtre, la folie, la tuberculose la déciment ; les hôpitaux et les asiles d’aliénés ne se construisent pas assez vite ; les prisons regorgent d’assassins, de souteneurs, de rôdeurs de barrières ; la dépopulation, la mortalité infantile sont aussi la conséquence de l’alcoolisme ; aura-t-on assez de jeunes gens pour la caserne et d’ouvriers pour le bagne capitaliste ? Vite il faut réagir.
Les lois coercitives de la bourgeoisie ne détruiront pas l’alcoolisme qui, produit du capitalisme, est développé par l’intensité du travail et la faiblesse des salaires ; moins on gagne, plus on boit ; l’ouvrier dont le salaire est élevé ne recherche pas dans l’alcool l’excitant factice qui, momentanément, facilite l’effort.
Que la bourgeoisie ferme les bars si elle le peut ou si elle l’ose. Mais il faut du moins que la partie saine de la population ouvrière ne se laisse pas contaminer ; c’est à nous, militants, que ce soin incombe ; prêchons d’exemple ; abstenons-nous rigoureusement de boissons alcoolisées.
Pour accomplir la Révolution libératrice, il faut des cerveaux intacts ; elle ne sera pas l’œuvre d’agités épileptiques, mais de révoltés conscients.
EUG. GUERARD.

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