Catégories
presse

La signification des émeutes de Casablanca

Article paru dans El-Oumami, n° 17, spécial Maroc, juillet-août 1981

LA HAUSSE DRACONIENNE DES PRIX DES PRODUITS ALIMENTAIRES DE BASE DICTÉE PAR LE FONDS MONÉTAIRE INTERNATIONAL (FMI) A ÉTÉ LE DÉTONATEUR DE L’EXPLOSION DES MASSES PROLÉTARISÉES ET EXPLOITÉES MAROCAINES. LA COLÈRE OUVRIÈRE ET POPULAIRE QUI GRONDE DEPUIS QUELQUES ANNEES DÉJA, ET QUE LA « MARCHE VERTE » A RÉUSSI À DÉVIER MOMENTANÉMENT, RENVOIE À LA SITUATION SOCIALE DRAMATIQUE DANS LAQUELLE SONT PLONGÉES LES MASSES EXPLOITÉES.

En effet, le processus d’expropriation, de paupérisation et d’accumulation capitaliste inauguré au début des années 60 signifie pour les petits fellahs et les masses prolétarisées des conditions de survie de plus en plus insupportables. La récupération des terres qui étaient auparavant entre les mains des colons a permis à l’Etat des grands propriétaires et des grands bourgeois liés à l’impérialisme français d’orienter de grands investissements vers l’agriculture.

La construction de barrages et les grands travaux d’irrigation ont débouché sur les conséquences suivantes :

a) L’Etat trouvait l’occasion idéale pour asseoir sa mainmise sur les campagnes qui étaient le théâtre de révoltes anti-coloniales et anti-féodales jusqu’à la fin des années 50 comme témoigne le soulèvement du Rif en 1958 ;

b) L’émergence d’une bourgeoisie agraire liée du point de vue économique à la petite et moyenne bourgeoisie commerciale des villes qui se trouve en même temps liée par mille fils au pouvoir en place, vu la nature de la « réforme agraire » dictée par l’impérialisme français pour éviter une véritable révolution agraire à caractère paysan ;

c) La paupérisation croissante de la paysannerie. Les paysans pauvres ont été privés des terres récupérées auprès des colons. Pire, l’indemnisation de ces derniers et le coût très élevé des investissements engagés par l’Etat dans l’agriculture l’ont poussé à accroître sa pression sur la paysannerie laborieuse : augmentation des impôts directs et indirects. Sous prétexte de « remembrement des terres », l’Etat a accéléré par la violence le processus d’expropriation de la petite paysannerie. L’exode rural qui en découle est considérable. Le chômage et le sous-emploi se développent de manière chronique. En 1960, 27 % de la population active masculine étaient sans travail.

Cette situation sociale condamne les masses prolétarisées à s’entasser autour des villes dans des habitations de fortune et à survivre de toutes sortes d’expédients dans l’attente d’un hypothétique emploi. C’est cette situation terrible à laquelle s’ajoutent les variables qui touchent plus spécifiquement la classe ouvrière (blocage des salaires, intensification de l’exploitation capitaliste, licenciements, répression syndicale) qui a été à l’origine du soulèvement populaire du 23 mars 1965.

L’explosion sociale du 20 juin 1981 s’est nourrie de l’ensemble de ces facteurs mais pas seulement. Certes, les facteurs objectifs qui ont provoqué l’explosion de 1965 se sont encore aggravés depuis, mais l’explosion de cette fois-ci s’est déroulée dans un contexte marqué par les retombées de la crise internationale du capitalisme et par l’enlisement du régime marocain dans le bourbier sahraoui.

En effet, la crise économique qui affecte le capitalisme mondial depuis 1974-75 ne peut ne pas avoir des conséquences catastrophiques sur un pays comme le Maroc. Du fait des liens de dépendance étroits qui le lient aux impérialismes occidentaux, nul ne s’étonnera du fait que le Maroc subit de manière presque mécanique les effets de l’inflation occidentale. La crise du textile en Europe a contraint la CEE à se protéger en limitant ses importations de textiles en provenance du Maroc. Ces mesures protectionnistes se sont traduites par la fermeture de plusieurs usines et donc par une pluie de licenciements au Maroc. Les patrons marocains se plaignent : « Le Maroc est moins compétitif que l’Extrême-Orient » … Par ailleurs, les rigueurs du protectionnisme européen n’arrangent pas les choses lorsqu’on sait que le Maroc compte toujours sur une agriculture coloniale axée sur l’exportation : la CEE donne la priorité aux tomates hollandaises bien que celles-ci soient plus chères que les tomates marocaines !

En plus des effets de la crise internationale du capitalisme, lesquels sont venus s’ajouter à une misère inouïe déjà préexistante, le Maroc subit de manière aigue les contre-coups de la crise du Sahara Occidental. Ainsi, non seulement les masses exploitées marocaines payent les frais de la crise du système capitaliste mondial auquel l’économie et la bourgeoisie marocaines sont intimement liées mais, en plus, le régime leur fait payer la note de la guerre injuste et réactionnaire qu’il mène contre les masses sahraouies avec la bénédiction et l’appui logistique des impérialismes américain et français. Déjà, à la fin de 1978, le coût de la guerre au Sahara Occidental s’élevait à … 1 milliard de dollars soit 16% du budget global de l’Etat.

Dans ces conditions, au-delà de la réaction légitime à la hausse des prix des produits de première nécessité, les émeutes de Casablanca constituent la riposte des masses ouvrières et exploitées à la misère et aux effets catastrophiques de la crise internationale du capitalisme.

Dans la situation actuelle au Maroc où la bourgeoisie déclare à travers l’Istiqlal et l’UGTM : « Non à la grève au moment où le Maroc mène la bataille du Sahara ! », la grève générale et les émeutes de Casablanca signifient objectivement la rupture de l’ « Union sacrée » à laquelle le régime et la soi-disant « opposition marocaine » ont appelé les masses avec la fameuse « marche verte ».

Cependant la signification de la grève générale et des émeutes de Casablanca dépassent ces faits qui, à eux seuls, constituent un véritable tournant dans la lutte des classes au Maroc. L’ampleur de la grève générale a poussé les dirigeants syndicaux de la Confédération Démocratique du Travail (CDT) à la comparer aux grèves ouvrières qui ont eu lieu en 1953.

Dans la réalité, cette comparaison est purement superficielle et dénote bien de la part de ses auteurs une confusion totale entre les objectifs nationaux et anti-colonialistes des grèves des années 50 et la revendication de l’annulation immédiate de la hausse des prix des produits de première nécessité qui est partie intégrante de la lutte de classe du prolétariat marocain qui, en s’organisant, pourra mettre à profit l’énergie et la révolte des jeunes prolétarisés sans travail.

De la part des bureaucrates de la CDT et de l’USFP, cette confusion n’est pas le fruit du hasard. Elle n’est pas neutre non plus. Ils ne font semblant d’appeler à la grève générale pour exiger l’annulation de la hausse des prix que parce qu’ils savent pertinemment que celle-ci amplifiera la colère des masses et ira à l’encontre de leur mobilisation dans l’entreprise réactionnaire du soi-disant « parachèvement de l’unité territoriale ».

Par ailleurs, à la différence des émeutes du 23 mars 1965 qui ont été déclenchées par les lycéens à la suite d’une mesure scolaire sélective, celles du 20 juin 1981 ont eu dès le début un caractère plus prolétarien que populaire en ce sens qu’elles ont été déclenchées sur fond d’une grève générale où ce sont les ouvriers et les prolétaires des transports qui ont joué le rôle moteur et déterminant.

Plus important encore : la grève générale et le soulèvement des masses prolétarisées marocaines se sont déroulées cette fois-ci dans un contexte général totalement différent qui leur confère d’emblée un caractère autrement plus classiste que celui des grèves des années 50 ou des émeutes de 1965. Contrairement aux années 50, la période qui s’est ouverte dans les années 70 n’est plus celle de l’apogée des mouvements de libération nationale dirigés par la bourgeoisie ou la petite-bourgeoisie nationales.

L’approfondissement de la crise du capitalisme mondial, la fin du cycle national-démocratique dans la plupart des pays afro-asiatiques, l’accession de la bourgeoisie au pouvoir soit directement au cours d’une révolution nationale-démocratique soit par son intégration progressive aux rouages de l’Etat qui a subi des transformations sous l’injonction de l’impérialisme, l’ensemble de ces facteurs mettent de plus en plus à l’ordre du jour la reprise de la lutte de classe dans les pays capitalistes développés ainsi que l’entrée en scène de façon indépendante du jeune prolétariat des pays qui ont accédé récemment à l’indépendance comme c’est le cas au Maghreb.

L’aplatissement complet des partis de la petite et moyenne bourgeoisies nationales au Maroc devant l’ordre établi et leur stratégie légaliste de la « monarchie constitutionnelle » n’est pas le fruit du hasard. Il s’agit du résultat logique de leur intégration plus ou moins tourmentée et qui ne cesse pas de subir les aléas de la politique intérieure et surtout de la politique internationale, intégration qui renvoie à son tour à l’alignement de ces classes (couches supérieures de la petite-bourgeoisie et moyenne bourgeoisie) derrière le front contre-révolutionnaire des classes dominantes et de l’impérialisme comme en témoigne leur attitude dans la question du Sahara Occidental.

Même lorsque la bourgeoisie nationale pouvait théoriquement jouer un rôle révolutionnaire contre le colonialisme français, elle s’est pratiquement compromise avec la monarchie et par là avec l’impérialisme et ce, dans une période particulièrement chaude dans l’histoire du Maroc (révolte du Rif en 1958). Et même lorsque la monarchie a remercié Abdallah Ibrahim (leader historique de l’UNFP) qui était à la tête du gouvernement en 1958, la petite et moyenne bourgeoisies, loin de se radicaliser, n’ont fait qu’ accentuer leur couardise vis-à-vis de l’Etat en place.

Les masses populaires se sont retrouvées seules dans la résistance aux effets catastrophiques du processus de paupérisation et d’exploitation capitaliste ouvert à grande échelle au début des années 60. Le soulèvement du 23 mars 1965 était un soulèvement spontané. Même le régime n’a pas mis en cause les partis réformistes de la petite et moyenne bourgeoisies. Aujourd’hui, plus que jamais, le prolétariat marocain avec ses conditions de vie misérables et ses traditions de lutte constitue la seule force sociale autour de laquelle peuvent se regrouper les masses prolétarisées et paysannes pauvres. Il ne s’agit pas là d’une vue de l’esprit. Nous avons vu cette hypothèse se réaliser concrètement le 20 juin 1981. C’est la grève générale des ouvriers des villes et des travailleurs des transports qui a donné le signal aux masses pauvres et aux jeunes chômeurs descendus dans la rue pour faire respecter le mot d’ordre de grève générale et en découdre avec la police.