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Elie Kamoun : Notre enquête en Algérie. L’impérialisme attise la haine des races

Article d’Elie Kamoun paru dans La Lutte ouvrière, n° 6, 31 juillet 1936 ; suivi de « Pour une assemblée constituante », n° 7, 8 août 1936

La population algérienne indigène comme européenne est des plus hétéroclites. La partie indigène se compose d’une multitude de races. Berbères, Kabyles, Mozabites, Turcs, etc. et cela est important. Car entre elles de vieilles haines existent, attisées aujourd’hui par l’impérialisme. Par ailleurs il y a l’élément juif.

Les juifs en Algérie ont été naturalisés en masse par le décret Crémieux de 1871. Au moment où la révolte grondait en Kabylie, alors que les armées françaises étaient retenues en France, on imagina ce moyen pour avoir une certaine base en Algérie.

L’élément européen formé par des apportés de toutes les émigrations, Française, Espagnole, Italienne, Maltaise, etc … s’est fondu et dans l’ensemble à une certaine unité, les derniers arrivés mis à part.

Depuis toujours, la juxtaposition de ces trois éléments a eu pour résultat de voiler les questions de classe. Le plus malheureux des prolétaires européens se prenant pour un conquérant, et avait pour l’indigène le mépris d’une prétendue supériorité. Les indigènes battus, surexploités dans les villes, refoulés des bonnes terres dans les campagnes, partout résigné à la misère la plus affreuse, ne voyant aucune issue à la situation suivirent ceux qui leur enseignaient à composer avec les colonialistes. Ce fut la grande période du maraboutisme (schismes religieux). Les honneurs décernés aux caïds, aghas, bachagas (féodaux). Et c’est là-dessus que s’appuie le fanatisme indigène (1).

Les juifs pourchassés et haïs de tous gardèrent entre eux les liens de solidarité que l’on retrouve chez eux. Cela ces dernières années a bien changé, mais il n’est pas rare d’entendre dire encore maintenant en Algérie : « Tout ce qui n’est pas juif est anti-juif ».


Cette question de l’anti-sémitisme a toujours eu une grosse importance en Algérie. On se rappelle les événements de 1898 avec Marx Régis, maire d’Alger. Plusieurs pogroms eurent lieu à l’époque. Plus près de nous les événements de Constantine.

La politique colonialiste consistait justement à attiser ces mouvements. Et cela trouvait écho parmi les masses indigènes. D’ailleurs il faut dire que chez elle, ce sentiment a une assise économique sérieuse. Le juif surtout à l’intérieur est bien souvent l’usurier, le marchand de grains exploiteur des paysans.

Malgré le grand battage fait par la presse française, cette question n’a plus la même acuité qu’autrefois. Et cela justement parce que des problèmes de classes se posent. Parce que les travailleurs indigènes entrevoient, sous la forme encore confuse de libertés démocratiques (droit de vote, suppression du code de l’indigénat, etc.) des possibilités de changements à leur sort. Parce que les travailleurs européens se sentent solidaires des travailleurs français. Parce que les travailleurs juifs se savent exploités et en premier lieu par leurs propres coreligionnaires (A Alger une grève célèbre eut lieu dans la maison Makhlouf Schebat, le personnel entièrement juif gagnait de 500 à 800 francs par mois. Makhlouf Shebat dut mordre la poussière).

Les dernières élections législatives (auxquelles ne participèrent pas les indigènes) illustrèrent cette situation. A Alger le communiste Barthel manqua de peu d’être élu. Mais ce qui devait le mieux traduire cette situation furent les mouvements de grèves.

La solidarité de classe joua partout. Malgré le caractère mercantile mes autrement sérieux se posent devant les masses. Et en Algérie, aujourd’hui, on assiste à ce spectacle, la bourgeoisie colonialiste européenne entièrement fasciste ou presque, fait une propagande antisémite ouverte et d’une violence inouïe. Aux élections on se présente comme candidat anti-juif. Coston y diffuse La Libre Parole. Mais les masses indigènes ne répondent plus, Mieux, s’y opposent. Par ailleurs nombre d’éléments européens s’élèvent contre ces ignominies […], de l’économie Algérienne, les grèves dans les centres urbains furent nombreuses et entrainèrent le gros des exploités. Mais nous retrouvons là le Front populaire et sa politique exigüe entre la bourgeoisie et les aspirations de classes, des masses populaires. Il se devait en Algérie d’être plus brutal qu’en France. Ô beautés du colonialisme.

A Alger un gréviste indigène est tué par le patron aidé de la police. On n’attendit pas la circulaire de Salengro, au lendemain de la discussion au Sénat, on faisait évacuer par la force une entreprise de liège à Djidjelli, résultat : plusieurs travailleurs indigènes blessés.


Il faut comprendre que là-bas les conflits de classe se double de la volonté des impérialistes de maintenir leur domination. Et c’est pourquoi les conflits devaient prendre un caractère plus brutal qu’en France. Là-bas en effet, la colonie est dirigée par une administration foncièrement réactionnaire, patronnée par un gouvernement général plus réactionnaire encore ! On parle de déplacements et de remaniements. Mais cela ne pourrait avoir pour tout résultat que de détruire les illusions qui sont très fortes chez les masses, et aussi chez les militants. On ne comprend pas que ce n’est pas tellement tel rouage de l’appareil qu’il faut changer mais l’appareil dans son ensemble, en un mot, le système d’exploitation coloniale. Rapportons à ce propos un événement local tout à fait significatif. Il y a deux semaines, à Miliana (département d’Alger) le Front populaire local voulut projetter « La vie est à nous » film de propagande communiste. Le maire interdit cette projection. Mais comme si cela ne suffisait pas, il s’adressa à la garnison et Miliana fut mis en état de siège. A plusieurs reprises même les soldats (malheureusement des tirailleurs indigènes) menacèrent de tirer.

Sans jeter la responsabilité de cet événement sur le gouvernement du Front populaire, disons que son incohérence permet de tels faits ce qui est bien la même chose.

Par ailleurs, il laisse à l’abbé Lambert (maire d’Oran) toutes possibilités pour faire son agitation anti-sémite et pro-fasciste dans le département. De toutes parts on demande sa destitution, mais au lieu de cela, on lui laisse même ses pouvoirs de police. Il est vrai que l’on envoie Dubois (député d’Oran) pour exhorter la population au calme, et lui faire encaisser le meurtre de Zaoui. Voilà ce que peut, voilà ce que fait le gouvernement en Algérie.

(à suivre)


(1) Nous avons là une curieuse et intéressante expérience du rôle social de la religion et de l’Eglise qu’elle soit musulmane ou chrétienne. Pendant la domination turque, les Beys d’Alger, s’appuyaient sur la religion musulmane officielle, en liaison avec La Porte. En digne de réaction, les schismes se multiplièrent à l’infini. Et cela dans toute l’Afrique du Nord, en Egypte, en Syrie, etc … Ces schismes prirent un caractère local (Maraboutisme) croyance au génie d’un prophète local ; parfois un caractère de confrérie militaire, ou, religieuse, confrérie le plus souvent nomade. Dans l’ensemble avant 1830 ces schismes étaient à caractère anti-ottoman. Les Français s’appuyèrent sur les marabouts, en leur conférant des honneurs et des avantages économiques. Et en signe de réaction on vit se dessiner un mouvement vers la religion officielle. On eut donc deux mouvements diamétralement opposés des masses devant deux politiques d’oppression.


Notre enquête en Algérie.

Pour une Assemblée Constituante

L’Algérie a toujours été un pays agricole. L’exploitation des terres se faisait avant la pénétration française sur la base de la propriété féodale (tenure) de la mise en fermage des terres religieuses et enfin, dans l’intérieur sur la base de la [ill.]. Le colonialisme a agi en véritable spoliateur. Ne laissant en place que quelques féodaux soumis, il occupa les terres refoulant les indigènes sur les terres arides et improductives. Les dernières expropriations ne datent que de quelques années (voir les Editions du Trait d’Union de Spielmann). Il faudrait dénoncer ces scandales innommables qui caractérisent bien la honte du colonialisme et dont les derniers méfaits du Maroc se sont exercés sur une plus grande échelle encore. Et Vive Lyautey l’Africain ! Duplicité et ignominie des autorités officielles de la bourgeoisie, et de sa presse, de son armée et de son administration.

Au début on cherchait à opérer une véritable transplantation. Le plan était peut-être celui de l’extermination des indigènes, comme cela se fit en Amérique du Nord. Toujours est-il, que les grosses compagnies fermières à qui on alloua pour rien ou presque des terrains immenses furent incapables d’organiser la transplantation et l’exploitation sur la base de la petite propriété. Elles cédèrent à de gros colons certaines terres, en exploitèrent d’autres. Tant et si bien que l’Algérie est devenue un pays de grosses propriétés terriennes. Et l’exploitation des terres devait se faire suivant des méthodes modernes, quasi industrielles.

Le personnel de ces exploitations est forme des fils des anciens pasteurs arabes. La plupart du temps ils sont employés pour la saison passant le reste de l’année dans leur « gourbi » avec leur famille se nourrissant des maigres produits d’un lopin de terre aride situé sur le flanc d’une montage. Les salaires quotidiens de ces travailleurs varient entre 5 et 8 francs.

Il y eut ces derniers temps quelques mouvements grévistes. Un délégué de la C.G.T. me rapporta que le préfet appelé à arbitrer un de ces conflits montra sa grandeur d’âme en prétendant prendre pour base l’augmentation principale prévue dans l’accord Matignon (15 %). Ce qui fait une augmentation de 0 fr. 25 pour un salaire de 5 francs (Sans commentaire). Ce même délégué me déclara avoir lui-même après cela recommandé aux travailleurs la reprise car disait-il « la résistance dans cette entreprise eut pu être le signal d’une jacquerie, et toute la campagne algérienne eut été mise à feu et à sang ».

Voilà donc comment se présentent les choses, en Algérie, au moins dans les campagnes : une amélioration tant soit peu sensible du sort des travailleurs suppose des luttes violentes. Et il faut dire que les masses sont prêtes à cela. C’est pourquoi, vraisemblablement, des explosions vont se produire. Et malgré le calme apparent, c’est surtout dans les campagnes que cela menace.

Il y a trois semaines, un juif du nom d’Adia, tuait un indigène dans la région de Bou-Saada. Cet indigène avait commis le crime de ne pouvoir payer une traite tirée sur lui par ce juif usurier. La presse algérienne camoufla l’histoire en une histoire de bêtes en pâturage sur une terre d’Adia. Or cette terre avait appartenu à l’indigène assassiné et qui avait été dépossédé par vente aux enchères. Adia menaçait de se saisir de ce qui restait de terre à l’indigène et c’est au cours d’une discussion sur cette question qu’il tira sur l’indigène et le tua. Ce petit fait démontre qu’on en est aujourd’hui à pourchasser les indigènes même sur les restes de leurs propriétés.

A la suite de ce crime, le parquet voulut faire une reconstitution, et devant le parquet, devant les gendarmes, les indigènes présents, se ruèrent sur Adia et lui tranchèrent la gorge. Cette histoire navrante est caractéristique. Les indigènes répondent au crime par le meurtre. Leur décision est grande mais ils manquent de l’élément essentiel, l’organisation du parti, et tombent dans l’action anarchiste sans portée politique.


Nous en arrivons ainsi à parler des organisations politiques. Les organisations de droite groupent peu d’éléments vraiment populaires. Leur clientèle est composée d’étudiants, de colons, gros commerçants, et hauts fonctionnaires. Surtout des européens. Peu d’indigènes. Leur agressivité dépasse de beaucoup ce que nous connaissons actuellement en France. Rappelons le double crime contre Ben Kalifa, contre Zaoui. L’agression contre Fayet dirigeant syndical. A titre de référence, voici ce qu’ose imprimer la Dépêche Algérienne du 12 juillet, écrit et prescrit :

« Les expéditions punitives conduites par Mussolini en personne contre les Chambres de Travail communistes, se sont produites à une époque où les communistes tenaient le haut du pavé. De même, en Allemagne, les exécutions sommaires, décrétées par les sociétés secrètes et exécutées sans pitié par d’obscurs fanatiques, ont eu lieu en plein régime socialiste. De cette façon, le parti socialiste et communiste, s’est vu peu à peu décapité de ses chefs, et le renouveau national a pu se produire. Plus de trots cents individus ont ainsi péri par le poignard ou le revolver ».

Leur seul motif est de tonner contre les juifs. Mais si ces éléments sont numériquement insignifiants, ils ont avec eux l’administration, la direction, l’armée (dans l’affaire de [ill.] dont il a été parle plus haut, le colonel du 9e R.T.A. recommanda à ses hommes s’ils étaient amenés à tirer de choisir les juifs. Ils tirent enfin bénéfice de la politique impérialiste du Front populaire. Ils ont le front en Algérie de lancer le mot d’ordre : La France aux Français. C’est un paradoxe !

De l’autre côté se regroupent tous les éléments laborieux et prolétariens européens et israélites autour du Front populaire. Quelques radicaux socialistes, les socialistes ont une influence considérable sur ces éléments européens. Pour ce qui est des indigènes, le parti communiste a une influence incontestable. Mais son organisation groupe peu d’indigènes et cela malgré les appels pressants et les campagnes multiples. Il y a enfin, le nationalisme indigène. Au sens strict du mot il est inexistant. C’est un vaste mouvement démocratique qui se contente de réclamer l’assimilation par le droit de vote, par la suppression du code de l’indigénat. C’est cependant un mouvement national et nationaliste parce que dans la confusion du début il ne distingue pas, ou lui masque même ses objectifs. Un tel mouvement s’il n’est pas ouvrier est nationaliste. Du point de vue d’organisation on peut dire que jusqu’à ces derniers temps il n’y a jamais rien eu. La seule organisation un peu sérieuse est l’Etoile Nord-Africaine qui édite El-Ouma. Mais cette organisation groupe des éléments surtout en France parmi les travailleurs indigènes immigrés. En Algérie elle n’a que quelques noyaux assez restreints.

Enfin, il y a une trouvaille du P.C. le congrès musulman. Le 7 juin se tenait à Alger un congres groupant un grand nombre de notabilités indigènes, surtout des élus indigènes : les oulemas (mouvement intellectuel qui s’est développé dans les medersa ou universités indigènes). La composition de ce congrès était des plus hétéroclites. Un amsterdamais, un musulman, une redite dans les cadres algériens de la défunte ligue anti-impérialiste. La présidence du congrès fut attribuée à Ben Djelloul. Cet individu est le responsable des pogroms de Constantine en 1933. Cela seul est un programme et une caractéristique. Toujours est-il que l’on vota force résolutions. La seule chose intéressante fut la décision d’organiser sur la base locale et régionale des congrès semblables, de rassembler des éléments indigènes. Peut-être sera-ce là le premier pas vers une organisation autonome indigène de masses ? Peut-être le souffle populaire, les aspirations des masses indigènes qui ne furent que pâlement reflétés et même déformés le 7 juin trouveront-elles une voie au travers de ces organisations locales ?

C’est là en tous cas le seul intérêt qu’aura ce congrès.

Les communistes furent promoteurs et les organisateurs de ce congrès. Leur idée est claire, former un Kuomintang algérien, c’est-à-dire une organisation progressive musulmane bourgeoise et mal déterminée. Dans le domaine colonial on se lance dans une nouvelle affaire chinoise. Voila toute la perspective du P. C.


D’après les conversations avec les camarades militants en Algérie, il y aurait, paraît-il, un élément nouveau. La croissance ou plutôt la naissance subite du syndicalisme algérien. Mais cette croissance pour être démesurée est probablement exagérée par les camarades qui se bornent à des renseignements vagues.

C’est un point sur lequel nous reviendrons car il est d’importance capitale. Le syndicalisme algérien, s’il est indigène, et il l’est, peut être un pôle de ralliement très important.

Moins rigide que le parti révolutionnaire, lequel est formé par une élite qui se dégage difficilement là-bas, le syndicalisme peut devenir la grande organisation de masse des travailleurs. Mais pour cela, et justement du fait de l’économie retardataire, du fait des professions à peine diversifiées (c’est celle de manœuvres qui domine) il ne faut pas enfermer les camarades dans les cadres d’un syndicalisme lourd et pesant à l’image de la France. Sans en faire le moins du monde l’apologie la centrale syndicale groupant tous les syndiqués à quelque profession ils appartiennent et avec sa faible différenciation par métier, doit attirer l’attention des syndicalistes algériens. La structure de l’économie algérienne réclame un organisme de cet ordre.


Cette chronique est déjà fort longue. Aussi pour de plus amples détails quant au problème du parti et de ses tâches rappelons à nos lecteurs l’édition l’an dernier d’un numéro spécial de notre revue (qui paraissait encore) La lutte de classe. Nous nous proposons de revenir souvent sur ces problèmes coloniaux.

Il ressort de la situation que le mouvement d’émancipation indigène a essentiellement dans la phase actuelle un caractère démocratique. Tout ce qui pouvait s’amalgamer du Front populaire français, s’est mis d’accord pour revendiquer le droit de vote aux indigènes et l’abolition du code de l’indigénat. Ces mots d’ordre pourraient avoir une certaine valeur s’ils s’inscrivaient dans une perspective claire. Si même cela était accordé par l’actuel gouvernement (ce dont nous doutons) aucune question ne serait réglée. Il y aurait 10, 20, 30 députés algériens à la Chambre et rien de plus. L’exploitation coloniale subsisterait et son instrument, l’administration coloniale poursuivrait ses méfaits sans être contrôlée. Il faut une administration algérienne autonome. Dirigée par un parlement responsable et suivant des règles établies par une représentation populaire. C’est pourquoi croyons-nous, il faut un Parlement algérien, mais auparavant, une Assemblée constituante qui donnera une constitution à l’Algérie. Nous le disons ouvertement notre but est tout autre : instaurer en Algérie la dictature du prolétariat au travers des soviets. Mais cette expérience démocratique s’avèrera probablement nécessaire et c’est pourquoi le mot d’ordre d’Assemblée constituante nous semble utile pour pousser les masses en avant.

Enfin, dernier point : à ceux que l’indépendance totale effraye disons que pour ce qui nous concerne, nous envisageons cette indépendance comme une probabilité. Mais donner une constitution à l’Algérie ne signifie pas forcément indépendance. Voyez les Dominions anglais, ils se gouvernent eux-mêmes, et n’en sont pas moins pour cela dans l’Empire Britannique.

ELIE.