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Le Chant des Rescapés

Extraits d’un poème publié dans La Voix du Peuple, n°10, 2 mai 1955.

 

 

Le Chant des Rescapés

(Poème d’un exilé sur le 8 mai 1945)

 

Algérie, ma patrie, échelle de lumière

Ton nom est dans cette nuit.

Oui j’ai repris ton appel, ta douceur maritime

En ce soir du huit mai

J’ai traversé Bougie la taciturne parmi l’odeur

de ses peines et ses figuiers bleus.

Je viens de Sétif l’insoupçonnée de Kerrata

bourdonnant sur ses malheurs virils écrits

de chair totale.

Je viens du Zaccar immobile, du Djurdjura absent

de tes nuits métalliques

Je viens du Chélif nomade parmi les roseaux

Je viens du premier charbon né derrière la peine (…)

*

Algérie, fille de toutes les syllabes rebelles !

explique-moi ce droit aveugle, cette haine apprivoisée

explique-moi donc ce mal universel

explique-moi notre malheur de vivre, notre malheur d’exister

apprends-moi à haïr.

*

Je dis le ruban violé de tes fiancées aux cheveux de cannelle

Je dis la meute rouge étendue entre tes rivières matinales

Je dis la honte majeure creusée sous la mer

Je viens de tes fruits renversés, de tes colères éblouissantes

Je dis l’odeur pessimiste des chaumières

Je dis les sanglots d’enfants aux côtes pâles bégayant

dans leurs joies pures de maïs

Je dis les veuves rassemblées autour de la peur

Je dis le trait rugueux de leurs solitudes

Je dis la nuit exaspérante substituée aux hommes

Je dis les tortures fixes et les larmes éloignées

Je dis le sang murmuré de tes adolescents ensevelis

sans linceul, sans prière, comme une ancre marine

Je dis la hache décidée sur tes flancs heureux, sur tes flancs d’hier

Je dis le signe rauque des fusils établis sur tes villes

Je dis le froid fatal de leurs tanks prolongeant la vallée

Je dis les mitrailleuses hostiles sauvegardant la mort inamovible

Je dis la pesanteur noire des cachots plus haute que la mort

Je dis la rage élémentaire des geôliers

Je dis l’invisible grandeur du pauvre écrasé sous l’insulte

Je dis le regard irréfutable du vieillard anobli de supplices

Je dis les ombres sales, les visages mauves faits pour le mal

Je dis les cimetières comptés, graves et longs comme des villages

Je dis la mort recommencée dans les poitrines nubiles à peines révélées

Je dis le bourreau exalté par ses mains

Je dis le crime drapé de silence

Je dis l’arbitraire par seconde

Je dis le règne des taupes, du pain blasphémé

Je dis tous les maintenant anonymes, dispersés douleur pure

Je dis l’heure du sang partagé, l’heure multiple des chaînes

l’heure anéantie et l’heure retrouvée sous les paupières

Je dis l’indignité toute proche des experts en torture

Je dis les assassins cent fois morts de mépris

Je dis les noyades d’Husséin-Dey et les plaques électriques

Je dis le verre pilé, l’épingle sous les ongles

Je dis la règle sous les genoux, la bouteille humiliante

Je dis les ciseaux rouges, les tombeaux ordonnés

Je dis les morts banales d’eau de mer, d’étouffement

Je dis et viol et feu et sang indivisibles

Rappelle-toi d’Achiary, de Lestrade Carbonnel

de leur larbins visqueux, titulaires en lâcheté

Je viens de leurs mains violentes, des gourbis incendiés

des baïonnettes piquées sur l’enfant réveillé regardant ses douleurs

Je dis le cri nécessaire qui fait que l’on existe

Je dis les fronts vainqueurs de l’horreur coutumière

*

Je viens de nos pèlerinages nommés

Je viens de Tébessa, de Guelma, de Sillègue

Je viens de Kerrata, de Chevreuil

Je viens de nos cinq fois Oradour

Je viens du malheur qui reste à naître

Je viens des prisons souterraines de Barberousse, de Lambèse

Je viens de ces universités d’héroïsme, des autres camps reculés, des polygones entiers

Je viens du mal subtil en quête de défaillance

Je viens des tribunaux blafards, des haines accumulées

Je viens des juges aux yeux rétrécis par la honte

Je viens des patriotes déjà coupables de liberté

Je viens des morts modestes, de ceux qui moururent vite pour être justes

*

Vers Toi, fille du Chamal

Je viens des rescapés, étonnés de survivre

Je viens de leurs matins fraternels fouler le laurier-rose, les rancunes

Pour te dire debout ! la victoire t’appelle et la vengeance et la vie.

2 réponses sur « Le Chant des Rescapés »

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