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Edgar Morin : Itinérance

Extraits du livre : Edgar Morin, Itinérance, Entretien avec Marie-Christine Navarro, Paris, Arléa, 2000, pp. 45-50.

 

 

M.-C. N. : Est-ce pour cette raison que, dans les débuts de la guerre d’Algérie, en 1955, vous créez avec Antelme le comité contre la guerre d’Algérie ? Comité créé, cette fois, dans un esprit critique. J’aimerais qu’on parle de l’Algérie parce que, là encore, à cette époque, vous avez une position très originale – originale par rapport au manifeste des 121, et surtout par rapport au courant messaliste

E.M. : Il y avait dans ce comité René-Louis Desforêts, Robert Antelme, Dyonis Mascolo, moi-même, Marguerite Duras et ma femme Violette. On prend la décision de former un comité d’intellectuels contre la guerre en Afrique du Nord – parce qu’il faut préciser que tout n’était pas terminé non plus en Tunisie. Ce comité a réuni des signatures prestigieuses : Roger Martin du Gard, Mauriac, quelques autres prix Nobel. Dyonis se trouve en contact avec Francis Jeanson, c’est-à-dire le groupe de Français liés avec le FLN. Pour moi, le hasard fait que c’est Lambert, dirigeant d’un groupe trotskiste en rapport étroit avec Messali Hadj, qui prend contact avec moi. Qu’est-ce que cela signifie ? Précisons quelques points d’Histoire. Il existait en Algérien un mouvement national d’émancipation qui était dirigé par Messali. Peu de temps avant la guerre d’Algérie – je ne sais plus si c’était au début de 1954 ou en 1953 – une rupture s’est produite, dans ce parti, entre Messali et son comité central. Messali reprochait à son comité central d’être trop réformiste, de ne croire qu’à la voie parlementaire ; tandis que les centralistes reprochaient à Messali de se laisser aller au culte de la personnalité parce qu’ils s’était fait nommer président à vie. Entre les deux positions, s’est alors créé un groupe, appelé le CRUA (Comité révolutionnaire d’union et d’action), dont le but était de réconcilier les uns et les autres dans la lutte armée. C’est ce groupe qui va déclencher l’insurrection de la Toussaint 1954 et créer le FLN, demandant à Messali de s’y rallier et de devenir président du mouvement, à condition qu’il dissolve ses propres troupes et son parti. Messali refuse de dissoudre son parti et ses maquis. J’étais alors très bien informé de tout cela, non seulement par Lambert, mais aussi par un jeune dirigeant messaliste qu’à l’époque j’hébergeais chez moi. Je sais donc que les maquis frontistes font la guerre non seulement contre les Français, mais aussi, mais surtout, contre les maquis messalistes qu’ils entendent liquider. Les messalistes sont alors traités d’espions, d’agents des Français, de collaborateurs et de traîtres. (A l’époque où j’étais communiste, je savais très bien que les trotskistes qu’on traitait d’espions, de nazis, ne l’étaient pas, mais je me taisais, et je me reprochais de me taire, même si c’était la condition sine qua non de rester au parti.) Mais face aux accusations portées contre Messali, j’ai décidé de ne pas me taire. Je dus subir de façon très douloureuse l’incompréhension de Dyonis Mascolo, qui était un de mes meilleurs amis. Il ne pouvait comprendre mon attitude. Il me disait : « Messali, c’est Laval – Laval était un ancien homme de gauche devenu collaborateur de Hitler –, et Messali, c’est le Laval algérien. » J’ai dû faire des ruptures très dures, car beaucoup de membres de notre comité étaient pro-FLN, notamment le groupe des Temps modernes, les amis de Sartre. Pour ce qui concerne le manifeste des 121, j’ai dit : je signe s’il s’agit purement et simplement d’un manifeste pour le droit à l’insoumission ; mais si vous y ajoutez toute une prose qui, sans affirmer un soutien direct au FLN, en fait, je le sais, signifie le soutien, je préfère élaborer avec Claude Lefort un autre manifeste, beaucoup plus axé sur la nécessité de la paix et de la négociation. A ce moment-là, beaucoup d’intellectuels français pensaient que le FLN était le nouveau parti révolutionnaire qui allait réveiller la classe ouvrière. Il existait alors une mythologie extraordinaire, qu’on a oubliée depuis. Pour ma part, j’étais de ceux qui disaient que la guerre, la continuation de la guerre, ne pouvait que radicaliser le pire dans les deux camps. On était très peu nombreux à défendre ces positions très mal vues. Aujourd’hui, Messali Hadj est en cours de réhabilitation en Algérie. J’en ai parlé avec Ben Bella et avec d’autres.

M.-C. N. : Vous avez publié un livre en 1998, L’Affaire Bellounis. Peut-on en dire deux mots ?

E.M. : J’ai connu un garçon de l’état-major de Bellounis. Ce Bellounis, qui s’était nommé général, était le chef d’un maquis messaliste. Au moment où ce dernier des grands maquis allait être écrasé, les dirigeants avaient négocié avec l’armée française, qui jugeait intéressant de les aider contre le FLN, mais à condition que les messalistes abandonnent le drapeau algérien, le recrutement et le prélèvement d’impôts. Bref un compromis est signé : les Français fournissent des armes aux messalistes de Bellounis, lesquels – parce que tout le monde ment dans ces histoires – continuent à réquisitionner des hommes, à prélever des armes, tout en conservant le drapeau algérien. Et le maquis de Bellounis s’étend. Il devient même si important que, finalement, les services secrets français organisent un attentat au cours duquel Bellounis est tué. Après ce meurtre, le maquis se disperse, une partie rejoint le FLN, une autre se perd dans la nature. Le garçon que je connaissais, qui avait servi à l’état-major de Bellounis, avait tout noté et tout conservé : des photos de l’époque, des proclamations, etc. Il écrit un manuscrit d’une froideur historique, dans lequel il raconte toute cette aventure. Puis il vient en France, où il trouve un emploi de vendeur au BHV, et me confie ce texte. Après avoir lu ce manuscrit, je vais trouver le directeur des éditions de Minuit, Jérôme Lindon, et je lui dis : « Il faut publier ça ». Comme il avait publié La Question, d’Alleg, et d’autres livres pro-FLN, je pense qu’il serait bien de publier aussi un témoignage de ce côté-là. Je ne voulais publier un tel ouvrage que chez un éditeur de gauche, favorable à l’indépendance de l’Algérie. Il me répond que ce n’est pas le moment. J’ai alors conservé le manuscrit et, à chaque fois que j’ai souhaité publier ce livre, je me suis entendu répondre que ce n’était pas le moment. Ayant rencontré des fils et filles de militants qui souffraient beaucoup de voir leurs parents messalistes déclarés traîtres, ou tués sous de telles accusations, je me suis dit que, pour rétablir l’honneur de ces gens qui avaient été des résistants, il fallait que je publie ce livre. S’il est vrai que l’histoire de Bellounis est ambigüe, il est vrai aussi qu’il pensait lutter pour l’indépendance de l’Algérie. J’ai donc décidé de publier son livre, qui a paru aux éditions de l’Aube. C’était une sorte de devoir de rétablir un document historique qui est très intéressant et très révélateur dans l’ensemble. Une histoire très peu connue, dont personne ne veut parler. C’était un même temps un devoir pour ces enfants de messalistes.

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