« Renseignements situationnistes », texte paru dans la revue Internationale situationniste, n° 8, janvier 1963, p. 65-66.
Après les interdictions et arrestations qui lui ont paru nécessaires, Ben Bella, parlant au début de janvier au correspondant de l’agence Italia, a tiré argument d’un vote unanime de l’Assemblée Constituante algérienne, dont il a désigné lui-même tous les membres, pour conclure : « Il n’y a pas d’opposition en Algérie, ou pour le moins il n’y en a plus ». Comme personne quand même n’est assez idéologue pour croire que l’Algérie indépendante a réalisé par décrets-lois l’abolition des classes, l’abondance, l’autonomie des masses et la transparence des rapports humains, on est obligé de conclure que la révolution algérienne est glacée, pour longtemps peut-être.
Les masses révolutionnaires d’Algérie, qui ont tant combattu, ont gagné contre tous les ennemis redoutables qu’elles connaissaient. Elles ont été vaincues facilement par les forces adverses incertaines qu’elles n’attendaient pas, que rien ne les avait préparées à affronter. La direction du F.L.N. avait certes organisé de longue date une idéologie terroriste du monolithisme, derrière laquelle se heurtaient rudement, au sommet, des équipes aux mobiles insaisissables. Les conditions extrêmement dures et la longueur de la lutte isolée des Algériens a facilité ce sous-développement du projet explicite de la révolution, sans lequel le courage de la lutte immédiate, qui contient en lui-même la totalité de l’espoir, mène à des victoires grandement décevantes. Presque aucun Français n’a aidé les Algériens, si l’on n’entend pas seulement par là porter les valises du Front mais soutenir la part de critique et de théorie réalistes pour la compréhension des principaux problèmes : ceux qui devaient inévitablement se poser à la défaite des troupes françaises et de la minorité raciste. Au contraire, ce goût de l’approbation en bloc d’un appareil, qui caractérise le chrétien gauchiste ou le stalinien déçu, reporté sur « le parti algérien » a favorisé une illusion ultra-frontiste, qui peut-être aujourd’hui se déchire en exagération inverse : la stupeur et la consternation devant des résultats si imprévus.
Pourtant, les seuls côtés imprévus dans la crise de l’été 1962 ont été d’abord la vitesse et la confusion exagérées des coteries armées luttant pour saisir le pouvoir au nom du même programme, encore qu’il fût très sommaire ; ensuite la faiblesse de la tendance spontanée qui a essayé de rejeter en même temps les fractions rivales, en s’opposant à l’affrontement armé (menace d’une grève générale, etc.).
Tout a été joué en septembre, avec la manière dont le Bureau Politique a pris le pouvoir. Sans disculper pour autant les brouillons de la willaya 4, qui s’étaient étrangement conduits dans la liquidation de la « zone autonome » d’Alger, et qui n’ont rien fait pour reculer une épreuve de force — barrant la route d’Alger — qui non seulement s’est traduite par leur effondrement rapide mais encore a été la modification irréversible pour tout le mouvement de libération algérien. Les combats autour d’Orléansville et de Boghari ont signifié que désormais, dans le camp de la révolution algérienne, les discussions pourraient être tranchées par l’armement lourd.
Plus que le désenchantement des militants algériens qui reviennent travailler comme ouvriers en France, ou qui sont en partance pour continuer la lutte anticolonialiste en Angola, plus que les signes d’islamisation dans les lois ou règlements, plus que les premières jacqueries des paysans à qui l’on promet une réforme agraire prudente et même la franche prise en mains du congrès syndical par des nervis du gouvernement, un fait privilégié, selon nous, révèle combien le mouvement révolutionnaire d’Algérie a raté sa mainmise sur la société : le 2 janvier, dans son premier bulletin l’agence Algérie Presse Service a révélé que les combats de septembre avaient fait « plus d’un millier de morts ». Deux ou trois jours après, la même agence rectifiait l’erreur commise à ce propos, et comptait dix morts environ. La succession de ces deux chiffres suffit à montrer qu’un État moderne est désormais installé en Algérie.