Catégories
presse

Un livre sur la guerre d’Algérie

Article paru dans Informations & Liaisons Ouvrières, Bulletin d’information, n° 19, mars 1960, p. 10-12

LA GUERRE d’ALGERIE : critique de livre
« L’AN V de la REVOLUTION ALGERIENNE » de Frantz Fanon
(Cahier libre N°3 – François Maspero- 181 pages – 6,90 N.F.)

C’est une description des conduites nouvelles nées de la Révolution en ce qui concerne les femmes et la famille algérienne, l’attitude des Algériens en face de la T.S.F. et de la médecine moderne. Enfin, le dernier chapitre, « La Minorité Européenne d’Algérie », est la réimpression d’un article paru dans Les Temps Modernes en Juin 1959.

Frantz Fanon est un docteur Antillais, qui a rejoint le F.L.N. Il est très populaire parmi les algériens et son livre a l’approbation des dirigeants, des chapitres entiers ont paru dans le journal du F.L.N. « Le Moudjahid ». Pour connaître l’opinion officielle sur ces problèmes, il est important de le lire. Mais il faut voir en quoi cette description correspond à la réalité. Il est déjà facile de voir que les explications pseudo-psychanalytiques qui sont données sont souvent superficielles, et qu’il y a plus de bavardages que d’analyses profondes, et que le style est souvent prétentieux et boursouflé.

De plus la description des conduites est sujette à caution.

Je ne puis pas dire grand’chose sur les attitudes nouvelles face à la radio ou à la médecine. Il est vraisemblable que ce sont les chapitres les plus proches de la réalité, et il est certain qu’au Maroc, depuis l’indépendance, tout le monde a acheté des postes de T.S.F. pour pouvoir participer à. la vie nationale, et que tout le monde, même dans les régions les plus reculées, souhaite avoir plus souvent la visite du docteur. Il n’empêche que l’attachement des gens aux techniques médicales traditionnelles et la confiance dans les guérisseurs que Fanon escamote, assez rapidement, doit avoir un poids bien plus grand qu’il ne le dit. Ici, au Maroc, en dépit de l’indépendance et du désir d’utiliser des techniques modernes, les conduites traditionnelles subsistent parallèlement. Il est possible qu’en Algérie, la violence de la lutte, le caractère ultra-rationaliste de tous les cadres de la Révolution, aient plus largement fait disparaître les sorciers et les guérisseurs, mais je crains qu’ici apparaisse une nouvelle opposition entre une bureaucratie militaire et politique, en grande partie issue de milieux citadins occidentalisés, et une masse paysanne encore profondément attachée à ses traditions. Mais cela n’est qu’une hypothèse, il faudrait vivre dans la campagne algérienne pour pouvoir apprécier la réalité de la pénétration des modes de pensée modernes. Il est vraisemblable en tous cas que les maquisards ont dû adopter ce rationalisme outrancier et intransigeant des peuples qui se libèrent et que l’A.L.N. jouera le même rôle que l’Armée Rouge chinoise dans l’encadrement et l’éducation des paysans.

De toutes façons, ces deux chapitres « Ici la voix de l’Algérie » et « Médecine et colonialisme » sont solides et bien documentés et ils indiquent la direction irrésistible prise par le mouvement de libération algérienne. Par ailleurs, dans la description des médecins français d’Algérie, il y a de nombreux faits inconnus en France, et qui soulignent de façon frappante le caractère totalitaire de la domination coloniale.

Mais le premier chapitre « l’Algérie se dévoile » est le plus contestable. Il est certain que la revendication pour l’égalité de la femme existe. Qu’elle est encouragée par les dirigeants et que de nombreuses femmes qui militent sont décidées à ne pas retomber dans le système familial traditionnel. Il est non moins certain que le nombre de militantes et de combattantes s’accroît. La violence de la répression exige un effort toujours accru et le rôle des femmes ne cessera de grandir.

Mais si les militants et les combattants reconnaissent aux militantes et aux combattantes une liberté et une égalité complètes, cela ne veut pas dire pour autant que la femme algérienne a conquis la liberté et l’égalité. Ceux qui acceptent cette liberté et cette égalité ne l’acceptent que dans une situation exceptionnelle, et pour des femmes qui sont aussi exceptionnelles. Quand l’homme et la femme militent le ménage est équilibré et complètement occidentalisé, mais bien souvent le militant impose à sa femme une vie plus rude du fait de ses responsabilités et ne lui accorde aucune liberté. C’est une chose frappante de voir combien, dans le domaine familial, des militants qui paraissent totalement libérés par ailleurs des modes de pensée traditionnelles, gardent en ce qui concerne leurs femmes et leurs enfants, l’attitude conservatrice d’un quelconque petit bourgeois maghrébin.

D’ailleurs, les femmes algérienne en sont conscientes. Un de nos amis a assisté en 1958, à la Bourse du Travail de Casablanca, à une réunion organisée par l’Union des Femmes Algériennes. Les militantes, en face d’un public essentiellement masculin (ce qui est déjà révélateur et du petit nombre de femmes militantes, et de l’intérêt soulevé par ces problèmes : il y avait au minimum 6 à 800 hommes) se sont montrées particulièrement violentes. En gros, elles ont dit : vous faites la Révolution vous luttez contre l’oppression colonialiste, mais vous maintenez votre oppression sur les femmes ; méfiez-vous, après l’Indépendance, il y aura sans doute une autre révolution : ce sera la révolution des femmes.

Cela prouve que les femmes militantes ont une conscience aigüe de leur condition et de leur rôle, et cela confirme en partie l’analyse de Fanon ; mais quand il écrit (p.95) « la liberté du peuple algérien s’identifie alors à la libération de la femme, à son entrée dans l’histoire » il y a une nette exagération. Il suppose résolus des problèmes qui sont seulement posés.

Le dernier chapitre sur la minorité européenne en Algérie apporte des éléments intéressants. Nous connaissons plusieurs européens d’Algérie qui ont opté pour la nationalité algérienne. Ils appartiennent à tous les milieux et il est vrai que des petits colons ont choisi d’être algériens, pas seulement par peur, mais parce qu’ils sont attachés à ce pays, où ils sont nés, où ils ont toujours vécu, à ce point que beaucoup d’entre eux ne sont venus en France que pour leur service militaire. Cette option pour la nationalité algérienne vivement encouragée par la direction du F.L.N. elle prouve de façon évidente que le F.L.N. veut créer, comme il l’affirme, un « état où tous les algériens auraient les mêmes droits sans distinction de race ni de religion ». Il est important de le souligner pour montrer l’absurdité des accusations colonialistes qui parlent de « panarabisme » ou « fanatisme musulman médiéval ».

En fait le livre de Fanon est un des éléments qui prouve que l’Algérie indépendante sera en fait le plus moderne des états du Maghreb, ce modernisme pouvant prendre, bien sûr une forme à la chinoise.

Mais cela est une autre histoire.

Une réponse sur « Un livre sur la guerre d’Algérie »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *