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Algérie : les effets et les causes

Extraits de la chronique de Jean-Marie Domenach parue dans Esprit, n°312, décembre 1962, p. 1039-1041.

 

 

Chaque fois que j’ai rencontré un responsable de la Résistance algérienne, je me suis trouvé en face d’une intransigeance totale, qui allait jusqu’à l’apologie inconditionnelle de la violence. Lorsque, en 1957, je rencontrai Abbane Ramdane, à Tunis, le simplisme brutal de ses propos m’épouvanta ; prenant une brochure sur la table (curieusement, c’était la Revue de défense nationale !), il s’écria : « l’Algérie, c’est très simple, c’est comme ce livre : vous me l’avez pris, rendez-le moi ! », et il m’exprima sa volonté de conduire l’action terroriste jusqu’à la victoire totale. On dira qu’il s’agissait d’un exalté (d’ailleurs généreux d’après ceux qui le connurent). Mais trois ans plus tard, à Rabat, le Président Ferhat Abbas, ce modéré, s’exprima lui aussi en termes radicaux sur la question du terrorisme. Comme je lui disais tout le mal que faisait à la cause algérienne, dans le peuple français, le massacre mutuel des militants du F.L.N. et du M.N.A., et que je lui suggérais que le F.L.N. condamnât certaines atrocités, il me répondit : « Lorsque ce sont des Européens qui sont tués, cela n’est pas de notre fait ; lorsque ce sont des Algériens, cela ne regarde pas les Français.» Or, bien que ma position fût moins « solidaire » que celle de Bonnaud, je pensais que le meurtre des Algériens par des Algériens en France regardait aussi les Français. Non seulement pour d’évidentes raisons politiques, mais pour des raisons morales, idéalistes si l’on veut, — mais ce sont au fond les mêmes que celles qui ont poussé Robert Bonnaud à pratiquer le soutien. Le socialisme européen n’a jamais admis la violence inconditionnelle ; il s’est toujours fondé sur une solidarité prolétarienne qui dépasse les frontières, les cultures, les religions. Quant à moi je n’ai jamais trouvé dans aucune publication du F.L.N. la condamnation de certaines actions terroristes inadmissibles. Encore une fois, je n’oublie pas l’horreur de la lutte, les conditions de la répression, et je ne ferai pas de comparaison facile avec notre expérience de la Résistance française. Mais au nom même des valeurs qu’évoque R. Bonnaud, il fallait bien qu’au milieu du combat une ouverture à l’universel demeurât, non seulement pour préserver les chances de l’inéluctable coopération, mais simplement pour notre commune dignité d’êtres humains. Or, si l’on conçoit que des combattants et des militants s’en soient peu souciés, pourquoi les publications du F.L.N. et les intellectuels qui y écrivaient (et qui étaient parfois des Européens, et fort éloignés des combats) n’en donnaient-ils aucun témoignage ?

La plupart des responsables du F.L.N. se réclamaient ouvertement d’une vague théorie de la violence, mythologie sorélienne modernisée à l’existentialiste, — de la violence salutaire et purificatrice. L’anéantissement de l’ennemi, l’élimination du mal absolu de la colonisation, devaient répondre des lendemains. Voilà pourquoi tant de jeunes étudiants algériens, au lieu de préparer sérieusement un avenir difficile, au lieu d’étudier l’industrialisation et la réforme agraire, se sont bercés de phrase véhémentes, et arrivent souvent impréparés aux tâches intellectuelles et techniques qui devraient être les leurs main tenant. L’extraordinaire courage du peuple algérien ne saurait compenser certaines déficiences morales et intellectuelles parmi ses élites, qui ne sont pas toutes dues aux ravages de la guerre et pour lesquelles, je le répète, certains intellectuels français exaltés portent leur part de responsabilité. Quoi d’étonnant à ce que l’intelligentzia révolutionnaire algérienne ait été, dès l’indépendance, à peu près éliminée par des dirigeants dont les proclamations idéalistes et fulgurantes (tantôt à la gloire de l’arabisme, tantôt à la gloire de l’industrie) préparent, comme le craint Bonnaud, des lendemains désabusés, et que la nécessité rendra dangereusement réalistes. C’est attribuer trop de crédit à notre petite gauche française que de la déclarer coupable de ces confusions et de ces tentations. Pour moi, tout en les déplorant du fond du cœur, je ne regrette pas non plus, à l’expérience, d’avoir mis en garde certains de nos camarades qui, s’identifiant à la cause algérienne, n’imaginaient plus d’autre devoir, plus d’autre espoir, que ceux de la révolution qui naissait là-bas, comme si les intrigues, les abus de pouvoir, le militarisme et la démagogie étaient les caractéristiques exclusives de notre France décadente et pourrie.

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