Extrait de l’article d’Achille Mbembé, « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, n° 77 , 2000, p. 26-29.
Parallèlement à ce courant qui cherche à fonder une politique de l’africanité en s’aidant des catégories de l’économie politique marxiste et en scandant l’histoire sur le mode ternaire de l’esclavage, de la colonisation et de l’apartheid, s’est développée une configuration rhétorique dont la thématique centrale est l’identité culturelle. Ce courant s’appuie, avons-nous dit, sur trois béquilles: la race, la géographie et la tradition. Rappelons succinctement l’histoire de sa problématisation dans la pensée africaine des deux derniers siècles. Au point de départ se trouve la notion de la «race» et la question de son statut dans les procédures de reconnaissance des attributs humains. De fait, la plupart des théories du XIXe siècle établissent un rapport étroit entre le sujet humain et le sujet racial. Dans une large mesure, elles lisent d’abord le sujet humain à travers le prisme de sa race entendue comme un ensemble de propriétés physiologiques visibles et de caractères moraux discernables. Ce sont ces propriétés et ces caractères qui, pense-t-on, distinguent les espèces humaines entre elles et permettent de les classer au sein d’une hiérarchie dont les effets de violence sont aussi bien politiques que culturels.
Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, il se trouve que, pour l’essentiel, la classification en vigueur au cours du XIXe siècle exclue les Africains du cercle de l’humanité ou, en tout cas, leur assigne un statut d’infériorité dans l’échelle des races. C’est ce déni d’humanité (ou ce statut d’infériorité) qui oblige leur discours à s’inscrire, dès ses origines, dans une tautologie: «nous sommes des êtres humains tout court ». Ou encore: «nous avons un passé glorieux qui témoigne de cette humanité». C’est aussi la raison pour laquelle, dès ses origines, le discours sur l’identité africaine est pris au coeur d’une tension dont il a encore du mal à se libérer: l’identité africaine participe-t-elle de l’identité humaine générique ? Ou alors devrait-on, au nom de la différence et de la singularité, insister sur la possibilité de figures culturelles diverses d’une même humanité – figures culturelles dont la vocation n’est pas de se suffire à elles-mêmes, et dont la destination finale est universelle ?
Prenons le premier cas: être africain, c’est participer de la condition humaine tout court. La réaffirmation d’une identité humaine déniée par l’autre participe, dans ce sens, du discours de la réhabilitation. Mais si le discours de la réhabilitation cherche à confirmer la co-appartenance africaine à l’humanité en général, il ne récuse pas, en revanche, la fiction de la race. Cela est vrai aussi bien de la négritude que des diverses variantes du panafricanisme. De fait, dans ces propositions – toutes porteuses d’un imaginaire de la culture et d’un imaginaire de la politique –, c’est la race qui permet effectivement de fonder, non seulement la différence en général, mais aussi l’idée même de la nation puisque ce sont les déterminants raciaux qui doivent servir de base morale à la solidarité politique.
La catégorie de la «race» constitue le lieu de réconciliation de la tension entre les deux démarches politico-culturelles ayant marqué l’histoire de la pensée africaine des deux derniers siècles. Cette tension oppose une démarche universalisante, qui clame la co-appartenance à l’humaine condition, et une autre, particulariste, qui insiste sur la différence en mettant l’accent, non pas sur l’originalité en tant que telle, mais sur le principe de la répétition (la coutume) et les valeurs d’autochtonie. Dans l’une comme dans l’autre, la défense de l’humanité de l’Africain va presque toujours de pair avec la revendication du caractère spécifique de sa race, de ses traditions, de ses coutumes et de son histoire. Tout le langage se déploie le long de cette limite, de laquelle découle toute représentation de ce qui est «africain». On se révolte non contre l’appartenance de l’Africain à une race distincte, mais contre le préjugé de l’infériorité qui se rattache à ladite race. Le doute ne porte pas sur la spécificité de la culture dite africaine: ce que l’on proclame, c’est la relativité des cultures en général. L’idée d’un universel qui serait différent de la ratio occidentale n’est jamais envisagée. En d’autres termes, il n’existe pas d’alternative à la modernité. La seule chose envisageable, le «travail pour l’universel», consiste à enrichir la ratio occidentale de l’apport que constituent les «valeurs de civilisation nègre», le génie propre de la race noire. C’est ce que Senghor appelle «le rendez-vous du donner et du recevoir», dont l’un des résultats devrait être le métissage des cultures.
C’est à partir de ce fonds de croyances communes que se développeront les discours contemporains sur l’identité culturelle. Les tenants d’une identité culturelle africaine propre s’efforceront, à partir du XIXe siècle, de trouver une dénomination générale et un lieu dans lequel ancrer cette prose. Ce lieu géographique, ce sera l’Afrique tropicale, ligne de fiction s’il en fût. Il s’agira alors d’en abolir l’anatomie fantasmatique inventée par les Européens et dont Hegel et les autres se firent l’écho. On en recollera, vaille que vaille, les membres disjoints. On en reconstituera le corps morcelé dans le zénith imaginaire de la race et, si nécessaire, dans les traits irradiants du mythe. On s’efforcera ensuite de retrouver cette africanité dans un ensemble de traits culturels spécifiques que la recherche ethnologique se chargera de fournir. Enfin, l’historiographie nationaliste ira rechercher dans les empires africains d’autrefois, voire dans l’Égypte pharaonique, la réserve manquante.
À l’examen, cette démarche – reprise par certains courants idéologiques qui se réclament du progressisme et du radicalisme – est profondément réactionnaire. Elle consiste d’abord à établir une quasi-équivalence entre race et géographie, puis à faire découler l’identité culturelle du rapport entre les deux termes, la géographie devenant le lieu électif où les institutions et le pouvoir de la race doivent prendre corps. Le panafricanisme définit en effet le natif et le citoyen en les identifiant au Noir. Le Noir ne devient pas citoyen parce qu’il est un être humain doué, comme tous les autres, de raison, mais du double fait de sa couleur et du privilège de l’autochtonie. Authenticité raciale et territorialité se confondant, l’Afrique devient, dans ces conditions, le pays des Noirs. Du coup, tout ce qui n’est pas Noir n’est pas du lieu et ne saurait, par conséquent, se réclamer d’une quelconque africanité. Corps spatial et corps civique ne sont plus qu’un, le premier témoignant de la commune origine autochtone en vertu de laquelle tous nés de cette terre ou partageant la même couleur et les mêmes ancêtres seraient tous frères et soeurs. La construction raciale se trouve ainsi à la base d’une parenté civique restreinte. Dans la détermination de qui est africain et de qui ne l’est pas, l’imagination identitaire n’aura guère de valeur sans la conscience raciale. L’Africain, ce sera désormais, non pas quelqu’un qui participe de la condition humaine tout court, mais celui qui, né en Afrique, vit en Afrique et est de race noire. L’idée d’une africanité qui ne serait pas nègre est tout simplement de l’ordre de l’impensable. Dans cette logique d’assignation des identités, les non-Noirs sont relégués dans un non-lieu. Dans tous les cas, ils ne sont pas d’ici (autochtones) puisqu’ils viennent d’ailleurs (settlers). D’où l’impossibilité de concevoir, par exemple, l’existence d’Africains d’origine européenne, arabe ou asiatique; ou encore la possibilité d’ancestralités multiples.