Extrait de Gilbert Meynier, L’Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, 2010, Alger, El Maarifa, p. 692-695
Le 1er mai est dans toutes les villes l’occasion de grandes démonstrations unitaires surpassant en ampleur les manifestations de l’année précédente. Plus qu’en 1919, l’atmosphère est à la fête : fête-dérivatif plus que célébration de la force ouvrière pour un mouvement ouvrier minoritaire et isolé. Mais les Algériens sont plus nombreux aux manifestations qu’en 1919. L’ordre colonial s’émeut de ces fêtes intercommunautaires. L’Internationale, le chant (espagnol) des travailleurs, Bandiera Rossa résonnent pour un jour dans les cités d’Algérie. Ce 1er mai 1920 fait exsuder froidement les bourgeois d’Algérie, les milieux coloniaux français et le gouvernement. Le 2 mai, un mouvement de grève générale des cheminots s’étend instantanément à l’ensemble de l’Algérie sur les mots d’ordre de la C.G.T. Il est suivi à Alger d’une grève des dockers et, dans de nombreux ports, des inscrits maritimes. (…)
Le lendemain du 1er mai 1919, c’est un cri dans la presse coloniale : les « Arabes » ont participé aux cortèges et pas seulement comme figurants. De sa fenêtre sous laquelle passe la manifestation, Charles Collomb, le plumitif de l’Evolution Coloniale, insulte les Européens pour avoir osé les y « admettre ». Demontès, avec plus de recul, ne s’y trompe pas non plus :
Ce qui détona dans cet ensemble et qui pouvait être aussi un sujet d’inquiétude pour les Français, c’est que le nombre des indigènes admis (sic) à manifester avec les autres (sic) Européens était assez élevé, le tiers, au moins, de ceux qui défilèrent » (B.C.A.F., 1920, pp. 210 et sq.).
Le comble est atteint à Oran où ils seraient proportionnellement plus nombreux encore. La réaction de Demontès, le spécialiste « algérien » de l’Afrique française est analogue à celle de Collomb avec, même, la touche supplémentaire de suspicion à l’égard des Espagnols et des Italiens. Ce qui est redouté, c’est que vienne à s’effriter la barrière coloniale. Plus grave encore : des Français osent se prêter à ces manœuvres, abandonnant leur position de seigneurs relatifs en « admettant » les Algériens à réagir comme n’importe quel prolétaire. Cette admission est une promotion : de colonisés, les Algériens deviennent simplement des prolétaires. Le danger est grand de voir rejetée cette structure de la méconnaissance qu’est typiquement la barrière coloniale. La domination coloniale risque d’en pâtir : un front de classe pluricommunautaire ou une symbiose binationale. Ces anticipations sont-elles le fait du mouvement ouvrier? Toute l’analyse des socialistes et des syndicalistes tourne autour de la lutte des classes. En 1919-20, le problème national n’est pas évoqué dans la presse ouvrière, sinon dans des termes voisins de ceux du libéralisme colonial. Un racisme manifeste existe même dans les feuilles les plus droitières comme le Travailleur mais, globalement, dans l’immédiat après-guerre, le racisme est refoulé chez les militants européens, les spécificités nationales sont comme gommées au bénéfice du combat commun contre le commun exploiteur. L’un des porte-parole des Algériens dans la Lutte Sociale, l’instituteur naturalisé Djadir Tayeb qui signe Faci, ne parle jamais que de lutte pour les droits politiques ; politiques, pas nationaux. Ses articles, s’ils exaltent l’ « œuvre exemplaire » du gouvernement bolchévique, ne renvoient que discrètement aux thèses léninistes sur les nationalités et jamais à la huitième des 21 conditions d’adhésion à la IIIe Internationale. Faci est militant de la Ligue des Droits de l’Homme, du syndicat des instituteurs, du parti socialiste, puis communiste. Ses thèses sont proches de celles du Cri de l’Algérie de l’avant-guerre : Spielmann – que l’on retrouve à la S.F.I.O., puis au P.C. comme collaborateur fécond de la Lutte Sociale – et Vulpillières prônaient bien, en général, la révolte universelle des exploités contre leurs communs exploiteurs. La question nationale est commodément résolue par la république prolétarienne internationale et, au lendemain de la guerre, par l’espérance en l’avènement des soviets-messie. Toute la problématique se réduit donc à une version simplifiée de la lutte des classes qui peut sembler garantir, aux yeux des ouvriers algériens, la prise en charge de toutes leurs revendications et d’abord la reconnaissance de leur dignité. L’accent mis sur la lutte des classes peut tout légitimer. Une feuille réformiste comme le Travailleur dissimule à peine son racisme. Dans La Lutte Sociale (Oran) et Demain (Alger), les débordements unitaires sont parallèles à la virulence des dénonciations de « Monsieur Profiteur » qui s’incarne dans un colon ou un négociant européen mais parfois aussi dans un « bourgeois indigène » ou un « féodal arabe ». Pour Demain,
« En dépit des différences à peine sensibles de race, de religion et de patrie, nous tenons tous les hommes pour égaux et nous ne connaissons que deux grandes classes : les exploités, les exploiteurs » (10 mai 1919). « C’est… un devoir pour le socialiste… que de faire table rase des vieux préjugés et de tendre une main fraternelle à l’ouvrier indigène qui ne devrait avoir, comme nous, qu’un seul ennemi : le capitalisme exploiteur » (17 mai 1919).
La volonté unitaire se traduit dans les faits. De véritables coude à coude se produisent qui purent en quelques cas tourner à une véritable euphorie. L’histoire de l’Algérie coloniale offre quelques exemples de ces retrouvailles transcommunautaires. Le 1er mai 1919 à Oran, sur onze militants à prendre la parole, il y en a trois de patronyme français, un Juif, quatre Espagnols et trois Algériens. L’année suivante, c’est dans une atmosphère de kermesse, sur fond sonore de « la nouba des dockers (qui) joue des airs orientaux, tandis que gronde l’Internationale (et qu’éclate) l’Hymne aux Travailleurs de nos camarades espagnols » que se déroule le cortège.
« Le Parti Socialiste, son drapeau rouge largement déployé, vient derrière nos camarades mahométans ouvriers du port » (Lutte Sociale, 8 mai 1920).
Cinq orateurs ont des patronymes français (parmi lesquels Julien), un est Juif, le septième est « un camarade arabe des ouvriers du port… Tous se font ovationner ».