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Algérie : Premier bilan de dix années d’indépendance

Article paru dans Informations ouvrières, n° 568, du 14 juin au 20 juin 1972, p. 10


1 – la révolution algérienne et sa direction

Il y a presque exactement dix ans, au terme de l’une des plus sanglantes guerres de libération nationale, l’Algérie parvenait à l’indépendance politique. En mars 1962, le cessez-le-feu était signé et, en dépit d’un dernier sursaut de la réaction colonialiste à Alger et dans les grandes villes d’Algérie, l’indépendance était proclamée le 5 juillet. Nous avons abordé, trop brièvement ici même (lire « I.O. » n° 557 du 22 mars et 558 du 29 mars, « Dix ans après Evian : quel bilan ? ») la question du bilan de dix années d’indépendance en Algérie. A la veille de l’anniversaire du 5 juillet 1962, et alors que toutes les forces intéressées au maintien du statu quo, c’est-à-dire au renforcement de l’Etat bourgeois algérien lui-même, se préparent à présenter leurs conclusions du moment, les militants révolutionnaires qui luttent partout pour reconstruire la IVe Internationale ouvrent le débat.

Dix ans après. C’est le temps des bilans. A l’occasion d’un double anniversaire, celui de la conquête de leur indépendance par les masses algériennes et celui du coup d’Etat, iI y a sept ans, le 19 juin 1965, du colonel Boumediène contre le régime de son prédécesseur à la tête du nouvel Etat, Ben Bella.

Aujourd’hui, la réaction internationale est satisfaite de ce qui se passe en Algérie. Pour une raison fondamentale : c’est que l’ordre bourgeois règne à Alger. L’ordre règne alors que la mobilisation, pendant la guerre d’Algérie, de millions d’hommes, l’intervention des masses laborieuses des villes et des campagnes contre la domination coloniale, les convulsions sociales qui ont marqué les premiers mois de l’indépendance ont été stoppées, jugulées. L’ordre règne, mais qu’en est-il des revendications des ouvriers et des paysans algériens ?

Si l’on brosse un rapide tableau de la situation sociale et économique de l’Algérie d’aujourd’hui, forcé est de constater qu’aucune revendication fondamentale pour la satisfaction desquelles un million et demi de travailleurs et de militants ont péri n’a été satisfaite. Certes l’indépendance nationale a été arrachée. Mais il est clair que les anciens rapports d’oppression et d’exploitation, la misère des masses, sont toujours les mêmes, sinon aggravées. La revendication démocratique fondamentale qu’est la révolution agraire n’a encore reçu aucune solution. Le régime de Boumediène, qui fait aujourd’hui grand cas de sa reforme agraire, ne changera d’ailleurs pas grand-chose à la lente dégradation des capacités de l’agriculture algérienne. Nous y reviendrons longuement dans cette série d’articles.

Que dire du droit au travail, alors que des milliers de travailleurs algériens sont réduits, soit au chômage, soit à l’émigration en France et dans les pays d’Europe ? Quel est le bilan de la scolarisation, de l’industrialisation, sinon des plus négatifs ? Sans parler de l’absence quasi totale de libertés démocratiques, après que l’organisation indépendante des travailleurs, la centrale syndicale UGTA a été, depuis dix ans, à plu-sieurs reprises, « normalisée » sans d’ailleurs — et c’est essentiel — avoir été détruite.

La réalité du régime en place à Alger. c’est la dictature militaire doublée d’une brutale oppression policière contre les masses et les militants de la classe ouvrière algérienne. Depuis 1962, tant sous Ben Bella que sous Boumediène, le régime prétend bâtir le « socialisme », reprenant la démagogie — qui ne trompe plus personne — de nombreux régimes bourgeois dans les pays d’Afrique et d’Asie. Mais la réalité, c’est que les rapports de production fondamentaux en Algérie restent des rapports bourgeois. La crise pétrolière de l’an dernier n’a fait que transférer une partie des richesses en hydrocarbures de l’Algérie, du contrôle de l’impérialisme français à celui de l’impérialisme américain. « L’autogestion » des « biens vacants » au moment de l’indépendance n’est qu’une mystification qui ne trompe plus personne. La très faible bourgeoisie algérienne, incapable d’initiative dans tous les domaines, est liée par mille liens à l’impérialisme mondial. Tant que cette bourgeoisie et l’Etat militaro-policier qui défend ses intérêts n’auront pas été renversés, tous les discours sur un prétendu « socialisme » en Algérie ne serviront qu’à masquer des intérêts radicalement opposés à ceux des ouvriers et des paysans. Telle est la vérité qu’il faut affirmer clairement.

Mais ici se pose une question. Pourquoi les masses algériennes, après sept années d’une longue guerre anti-coloniale, en sont-elles arrivées là ? Pour-quoi l’indépendance politique a-t-elle con-duit à la mise en place d’un nouveau régime d’exploitation et d’oppression contre les militants ouvriers et les masses qui luttent pour la satisfaction de leurs aspirations ?

Pour répondre à cette question, il est indispensable de revenir sur la lutte de libération nationale en Algérie et sur la nature des organisations qui ont dirige cette lutte des masses.

Le bilan complet, à l’aide de la méthode marxiste, de la lutte de libération nationale du peuple algérien n’est pas encore fait. C’est là la tache des marxistes algériens eux-mêmes qui combattent pour construire le parti de la IVe Internationale dans ce pays. Néanmoins, il est possible et d’ailleurs indispensable d’aborder ces questions du point de vue de la méthode. Tous les courants qui ont prétendu apporter des lumières sur ce problème — ne parlons pas ici des staliniens, mais des pablistes — ont catégoriquement nié l’essentiel. A savoir que l’on ne peut comprendre la guerre d’Algérie et ce à quoi elle a abouti que du point de vue de la lutte Internationale du prolétariat contre l’impérialisme. Tel est le premier mot de la méthode fondée sur la théorie de la révolution permanente que récusent tous les courants petits-bourgeois au sein du mouvement ouvrier.

L’essentiel est de comprendre la disposition des forces de classe au sein de la lutte révolutionnaire des masses algériennes tout au long de la guerre. Faute d’un bilan complet de la guerre qui sera fait en son temps, il convient de dire ici que la lutte du peuple algérien pour son indépendance peut être caractérisée comme une authentique révolution, pour autant que les masses du pays se sont engagées dans le combat. C’est d’ailleurs pourquoi l’impérialisme, après sept ans de guerre meurtrière, a été contraint d’accorder son indépendance à l’Algérie.

Mais il ne l’a pas fait dans n’importe quelles conditions. Le pouvoir à Alger, entre mars et juillet 1962, n’a pas été transmis par la puissance coloniale aux travailleurs algériens, mais à une fraction de la direction petite-bourgeoise du FLN qui avait pris la direction de la lutte de libération. II convient de remarquer tout de suite qu’avant le 5 juillet 1962, le pouvoir est détenu en Algérie par une coalition de la puissance coloniale (la France) et les représentants de la bourgeoisie algérienne représentée par FARES, président de « l’Exécutif provisoire » mis en place à Rocher-Noir (dans les environs d’Alger) au lendemain du cessez-le-feu. La tache fondamentale de cet Exécutif a été de forger, en l’espace de quelques semaines, un appareil d’Etat algérien capable de sauver l’appareil de l’Etat bourgeois (le corps social de répression, au premier chef les forces de police baptisées à l’époque « forces locales »). Tel fut l’un des fondements du futur Etat bourgeois algérien indépendant.

Il est à peine besoin de souligner que la forcé de l’Exécutif provisoire n’aurait rien représenté face au mouvement des masses qui se développait à la veille de l’indépendance sans l’appui décisif, pour assurer la survie de l’Etat bourgeois, qu’a représentée l’armée permanente des frontières, dirigée à l’époque — et cela depuis des années — par le colonel Boumediène.

On se souvient que le 5 juillet, le pouvoir tombait entre les mains de Ben Khedda, médiocre dirigeant petit-bourgeois du FLN. L’une des premières déclarations de Ben Khedda, c’est précisément son insistance quant à la nécessité de « construire l’Etat », c’est-à-dire l’Etat bourgeois, dans les plus brefs délais. Début août, Ben Bella, appuyé par l’armée permanente de Boumediène, après quelques combats contre l’armée de l’intérieur, entre à Alger et installe l’Etat algérien indépendant. Le secret de la force de cet Etat, c’était fondamentalement l’armée, colonne vertébrale du maintien de l’ordre. Le prolétariat et la paysannerie algériens, en tant que tels, voyaient ainsi le pouvoir passer de main en main sans avoir aucune prise sur les bouleversements politiques des premières semaines de l’indépendance.

Il n’en demeurait pas moins que la lutte des classes conservait ses droits et que la crise ouverte au sein de la direction petite-bourgeoise du FLN entre différents clans, fractions et coteries, conjuguée à la crise sociale ouverte par la proclamation de l’indépendance, allait, sous des formes particulières, permettre l’intervention des masses du prolétariat algérien. C’est ce que nous examinerons dans un prochain article.

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