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André Mistral : Sur le petit commerce marxo-universitaire comme brève réflexion non théorique sur la production marxiste contemporaine

Article d’André Mistral paru dans Spartacus, n° 89, février-mars 1978, p. 18-19


 
Les lignes qui suivent se présentent comme une autocritique dans la mesure où, d’une certaine façon, nous sommes ou avons été impliqué dans ce que nous critiquons. Autocritique et avertissement plutôt que mise en jugement, car notre propos n’est pas de préserver la pureté théorique du marxisme.

 

 

Aujourd’hui, pour un intellectuel qui veut être reconnu comme se situant du « bon côté » de la lutte des classes, il semble qu’il suffise de citer Marx et le Capital. Or, cela est quelquefois insuffisant, d’autant plus que certaines fractions de la bourgeoisie n’hésitent plus à récupérer certaines terminologies marxistes, voire même maoïstes – et il convient aussi d’affirmer la primauté de la pratique, la volonté d’échapper à l’économisme, etc. Enfin, il faut (comme s’il existait chez certains éditeurs un centre politico-théorique qui vérifie le caractère des manuscrits et leur donne « l’imprimatur marxiste ») publier, par exemple, chez Maspéro. Encore qu’avec l’élargissement  du marché marxiste, il soit souhaitable aujourd’hui, pour bien gérer ses intérêts et sous le prétexte politique d’élargir et de mieux faire connaître ses écrits, de se faire éditer par une maison mieux établie (d’autant plus que l’éditeur nommé connaît quelques difficultés).

 

Lorsqu’ils font de la théorie, « nos » théoriciens s’imaginent, comme le note F. Georges (1), qu’il n’y a pas d’autre effort à faire que de commenter le Capital au lieu de Bergson pour s’identifier au destin du monde et même pour exercer sur lui, surtout si l’on a une carte en poche, un pouvoir de direction digne de ses capacités. Comme le note Georges, en fait, ce qui de Marx agit dans l’histoire, ce n’est pas tant son œuvre que son nom, précisément. D’une certaine façon, le Marx réel est un Marx imaginaire. Quand ils ne commentent pas ou ne paraphrasent pas Marx, ce qui est d’essentiel de leur « pratique théorique », les théoriciens réfutent les nouvelles formes des vieux discours de l’économie politique bourgeoise. Il convient ici de constater que ces discours n’intéressent que les seuls universitaires, qu’en outre la critique est toujours externe, enfin qu’elle permet d’éviter de faire une analyse concrète (2).

 

L’analyse concrète est toujours absente lorsqu’ils font de la théorie, celle-ci étant toujours grande… Car pour s’identifier au destin du monde, il faut le surplomber. C’est pourquoi l’objet de la recherche est, soit le capitalisme mondial, le capital financier, etc., soit des objets apparemment plus réduits tels qu’une formation sociale (Etats-Unis, France, URSS, Japon… ) analysée à travers toutes ses dimensions. On le voit, nos théoriciens sont, d’une certaine façon des mégalomanes. A un tel niveau, la production théorique ne repose à aucun moment sur ce que l’on nomme « analyse concrète de la situation concrète » et n’est faite que de compilations difficilement vérifiables. L’on se trouve donc en face d »un modèle que l’on acceptera ou non en fonction de ses seuls fantasmes idéologico-politico-théoriques.

 

Quand les théoriciens vont chercher la réalité sociale (et ils le font d’autant plus que le théoricisme commence à être dévoilé), c’est pour y trouver quelques données propres à s’intégrer au modèle qu’ils ont en tête. L’un des plus théoricistes s’est mis depuis peu à intégrer dans sa production des données statistiques – ce qui peut laisser supposer une rupture dans sa « pratique théorique » – sans pour autant changer celle-ci. La réalité sociale reste très secondaire et ne sert éventuellement qu’à justifier et à rendre crédible le modèle. D’une certaine façon, la réalité sociale n’intéresse pas nos théoriciens et au fond elle peut être dangereuse dans la mesure où, si elle était confrontée aux productions théoriques, celles-ci seraient complètement remises en cause. L’analyse étant faite à l’avance. on colle sur chaque nouvelle réalité à examiner un schéma pré-établi : certains, après avoir établi un premier schéma qui les fit connaître et reconnaître. le plaquent à un nouvel objet que. de fait, ils n’étudient pas. L’important est d’aboutir à un discours théorique séduisant, ayant l’air « beau ». La théorie devient exercice d’esthétique.

 

Comme le travail d’analyse concrète est très long, si on le supprime, on a du temps pour rédiger et, dès lors, on peut avoir une production abondante… A moins, bien entendu, que le problème essentiel soit de publier sans cesse (pour son image de marque, pour faire de l’argent), ce qui impliquerait d’écrire vite, quitte à délaisser l’analyse. Il convient aussi de noter qu’avoir une production abondante et régulière est difficilement compatible (du point de vue du temps) avec une pratique politique réelle. Qu’enfin, et toujours du point de vue du temps, il y a une incompatibilité entre, d’une part un travail scientifique sérieux et lié à un travail militant et, d’autre part, la fréquentation de tous les « cercles » (3) qui réunissent certains théoriciens parisiens je dis bien tous les cercles, car il semble que certains « convives » soient présents partout : cette ubiquité leur est sans doute profitable…). 

 

Pour le petit nombre qui se livre à quelques analyses concrètes, la lutte des classes est généralement absente. Comment alors échapper à l’économisme que, précaution de style, ils dénoncent par ailleurs ? Même si l’on parle de luttes de classes, le plus souvent au niveau d’un titre ou d’une introduction, nulle trace ailleurs, si ce n’est parfois – et ce n’est pas négligeable – de lutte de classes de la bourgeoisie. Mais se voulant du côté du prolétariat, nos théoriciens rechignent à étudier la bourgeoisie.

 

Face à des problèmes économico-politiques qui peuvent se poser, nos théoriciens sont incapables d’avancer une seule analyse probante (4). Ce qui ne veut pas dire qu’ils vont se priver de nous livrer leur pensée, comme nous le montre par exemple l’imposante production sur la « crise », qui n’a pas pour autant permis d’avancer une seule analyse un tant soit peu correcte  : une des explications à cet état de choses réside simplement dans le fait que personne ne s’est donné les moyens et le temps nécessaires à une véritable analyse.
 
Le plus étonnant par rapport à ce que nous décrivons, c’est que personne n’intervienne pour « dénoncer » cette situation et qu’au contraire, tout ce monde ne fait que se congratuler. Qui sont aujourd’hui en France les théoriciens marxistes et pourquoi produisent-ils et agissent-ils ainsi ?

 

Il y a d’abord une explication « psychosociologique » qu’il ne faut pas rejeter : dans l’isolement où se trouvaient les marxistes il y a un certain nombre d’années, la minorité, pour ne pas dire le groupuscule, qu’ils constituaient était contente de croître et cette minorité se soutenait. Lorsqu’on est actuellement dans ce groupe, on n’est pas mécontent d’en faire partie – on est d’ailleurs prêt, consciemment ou non, à reprendre dans sa production les expressions clefs et certaines des analyses des autres – et dès lors qu’on en fait partie, on se tait et l’on ne critique pas les membres du groupe (d’autant plus que l’on est un jeune et débutant théoricien). Au lieu de se livrer à une réelle autocritique collective, tous nos marxistes se citent et se « récitent » (5), se soutiennent ou s’autoproclament comme les représentants de la Science marxiste. Bref, on a affaire à des vestales du marxisme constituées en un véritable lobby. Le silence est aussi le résultat de la division du travail : chacun a sa spécialité, son domaine de compétence (nous préférons dire son « fromage ») – une manière de se protéger étant d’utiliser un langage incompréhensible et par là-même, on ne peut demeurer que le seul spécialiste compétent dans son domaine réservé. De ce fait, on ne s’aventure pas dans un autre domaine que le sien et la critique ne peut être que très limitée.
Mais allons au-delà du « psychosociologique ». Il faut noter que nos théoriciens marxistes sont d’abord des universitaires et c’est ce qui fait en partie tout le problème de la « pratique théorique » marxiste d’aujourd’hui. Etre universitaire, cela implique un certain travail de la théorie. La production universitaire est très éloignée du réel et est surtout faite, selon la sacro-sainte règle de la Thèse, d’une métacompilation (l’Université est à la fois l’un des lieux les plus prétentieux et les plus pauvres intellectuellement). Mais ce qui est déterminant et constitue le problème réel, c’est de ne pouvoir en même temps écrire des textes marxistes politiquement corrects et faire carrière à travers eux dans l’Université. Il y a contradiction entre deux pratiques : l’une professionnelle, l’autre relevant de l’engagement politique. C’est la première qui l’emporte et c’est ce qui explique partiellement le caractère de l’actuelle production marxiste.

 

Avec le marxisme qui s’institutionnalise, les productions marxistes sont devenues des marchandises et il existe aujourd’hui une véritable sphère de la petite production marchande marxiste.

 

Pour avoir une idée sur l’importance de cette production. il nous faudrait cumuler les chiffres d’affaires de Maspéro, Anthropos, etc., aux chiffres d’affaires des « secteurs marxistes » du Seuil, Grasset (Hachette), etc. Il nous faudrait aussi calculer les revenus de l’universitaire marxiste : on comprendra que la cote de Marx ayant singulièrement grimpé, il est plus qu’intéressant de cumuler les divers revenus de l’universitaire, le prestige et la sécurité du travail, etc., en obtenant bonne conscience avec une pratique militante qui n’est qu’une certaine « pratique théorique ».

 

Un universitaire. qu’il soit marxiste ou non, peut dans le meilleur des cas additionner les revenus et avantages suivants :

 

– poste de maître de conférences ou de professeur avec, parfois, un autre poste de niveau identique ;
– poste d’expert auprès d’une ou plusieurs institutions ;
– contrats de recherche ;
– conférences payées à l’étranger – voyages et séjours payés : consistent souvent à refaire pendant l’été le cours déjà fait pendant l’année universitaire ;
– droits d’auteur.

 

Parallèlement, l’universitaire n’a aucun frais professionnel à sa charge (livres, etc.), et à partir d’un certain niveau, il dispose d’un secrétariat personnel mis à sa disposition par l’établissement auquel il est rattaché. Si ce qui précède n’est qu’en partie cumulé, le revenu de l’universitaire dépasse déjà le salaire moyen d’un cadre supérieur de l’industrie.

 

Mais cet indice sur le revenu, pour autant qu’il éclaire singulièrement sur le statut de nos universitaires marxistes, reste insuffisant ; il nous faut évoquer les fameux « rapports de production ».

 

S’ils ont une équipe (secrétaires, chercheurs, enseignants) sous leur autorité, le système d’exploitation repose sur le fait que l’équipe ne travaille pas avec un patron, mais qu’elle fait avec celui-ci un travail militant dans le champ de la théorie (6). Ce travail collectif aboutissant à un livre, au moment de sa publication, les rapports deviennent « classiques » et le patron oubliera dans son ouvrage de signaler la collaboration de son équipe, oubli qui lui évitera de partager notoriété et droits d’auteur (notoriété et revenu vont de pair).

 

Quoique refusant d’être patrons, il arrive un jour ou l’autre, notamment lors des conflits, que nos théoriciens deviennent de vrais patrons de choc qui, après avoir critiqué la division capitaliste du travail, ne la remettent plus en question car leur avenir (de patron) est en jeu. Théoriciens de la lutte des classes, ils changent de camp en devenant praticiens. Bien entendu, ces conflits éclatent rarement au grand jour, où ils éclaireraient singulièrement le caractère de cette production.

 

Les ambiguïtés de nos théoriciens marxistes, nous les retrouvons sous une autre forme dans la pratique politique qui est souvent limitée à la seule possession de la carte d’une organisation. Nous ne parlerons pas de ceux qui ne militent pas parce que « le parti d’avant-garde reste à créer », ni des quelques rares exceptions qui font une double et visible carrière, la première dans l’Université, la deuxième au sein des appareils politiques de la gauche. Mais il en est pour lesquels la connaissance réelle de l’appartenance politique constitue une surprise (à vrai dire, une demi-surprise) : le contenu apparent et la publication de leurs productions dans certaines collections de chez Maspéro par exemple tend à les créditer de marxisme-léninisme (maoïsme). Et on apprend un jour leur appartenance au PCF : soit qu’ils y sont encore pour quelque temps, soit qu’ils viennent d’y entrer et le justifient dans un cas comme dans l’autre pour des raisons profondément tactiques.

 

Il est peut-être plus sécurisant d’être lié au PCF (d’autant que ce dernier constitue le dernier rempart contre le désordre dans l’Université) que d’être un intellectuel isolé et ayant du mal à se lier à une extrême-gauche morte sur le plan organisationnel. Mais que signifie cette attitude où l’on est « militant communiste côté cour, théoricien marxiste anti-révisionniste côté jardin » (7) ? Cette attitude n’est-elle pas le signe que certains font une double ou triple carrière : dans l’Université, l’extrême-gauche et le PCF (ce dernier permettant par ailleurs de soutenir sa marche dans l’Université) ?

 

Fort heureusement, la production marxiste telle qu’elle est (8) n’a que peu (d’abord parce qu’elle est théorique) d’incidence sur l’organisation des luttes du prolétariat. Par contre, elle semble fort utile pour le Capital et l’Etat, qui espérant en cette science marxiste, jugent nécessaire de faire réaliser un certain nombre d’études par certains qui se précipitent dans ces lieux où on les reconnaît enfin et on les paye. Il nous faudrait aussi parler des marxistes appelés « ‘en consultation »‘ par les pays dits du Tiers Monde et y arrivant en véritables experts-inexperts :

 

– inexperts, car appelés pour donner leur avis sur des problèmes qu’ils ne connaissent pas, dans un pays qu’ils ne connaissent pas,
 
– alors qu’en tant qu’experts marxistes, ils critiquent la notion et la pratique bourgeoise de l’expert.

 

Cette note pose plus de questions qu’elle n’en résout, mais notre propos se voulait volontairement limité. Restent ou surgissent, par exemple, les questions suivantes :

 

– Que penser du succès et de la reconnaissance de la science marxiste qui ne sauraient être limités au désir de comprendre de la petite bourgeoisie intellectuelle? Que penser de l’institutionnalisation du marxisme?
 
– Il y a aujourd’hui, parmi les théoriciens, un petit nombre qui est lié à la pratique du prolétariat. Est-il à craindre que ces intellectuels militants ne servent consciemment ou non à la bourgeoisie pour étudier, après l’avoir pénétré (ils sont les seuls à le pouvoir et à le faire) réellement le prolétariat ?
 
– Tout en partageant l’opinion de F. Georges (op. cit. : « Il n’est pas possible de penser le marxisme sans avoir quelque rapport avec une formation collective »), faut-il être d’accord avec lui pour cesser toute production ?
 
– Un autre type de production est-il possible, quel est-il, comment y parvenir ?
 
– etc.

 

Pour terminer, notons simplement que la dénonciation (même la nôtre) n’invente pas son circuit de distribution.

 

André MISTRAL

 


(1) « Economico-politique et théologie », Temps modernes, mars 75.

(2) L’un des reproches que l’on pourra faire à ce texte est de s’être lui aussi apparemment dispensé d’une analyse concrète et de ne pas s’être appuyé sur les noms et les faits. Les citer nommément ne nous semblait rien devoir ajouter à la portée de ces propos.

(3) « Cercles » est pris ici au sens général, et couvre le séminaire Althusser, les meetings à la Mutualité, les réunions autour des diverses revues…

(4) Baran et  Sweezy notaient déjà : « Mais il y a lieu aussi d’être mécontent. Les œuvres importantes dans la science marxiste se sont faites rares ces dernières années. Les marxistes se sont trop souvent contentés de représenter des formules traditionnelles comme si rien de vraiment neuf ne s’est produit depuis Marx et Engels ou, au mieux, depuis Lénine. En conséquence, les marxistes n’ont pu expliquer d’importants événements récents et même, quelquefois, n’ont pu en prendre conscience. La grande crise des années 30 se déroula exactement selon le schéma décrit par la théorie marxiste… Les marxistes n’ont pas contribué non plus de façon significative à notre compréhension des principaux caractères de la « société d’abondance »… » (Le Capitalisme monopoliste).

(5) Dans l’état actuel des choses, il semble qu’il y ait des lieux (laboratoires, centres d’études) où l’on bricole les concepts après les avoir créés, et souvent rectifiés. Si bien que l’on obtient une citation du genre « le concept machinchose, au sens où l’utilise Althusser, ou X, Y, Z. »

(6) Il faudrait parler de l’exploitation spécifique des secrétaires qui, par exemple, ont des horaires rigides et sont seules à être toujours présentes, alors qu’un chercheur « ça travaille tout le temps, et s’il n’est pas là, c’est qu’il travaille chez lui ou est sur le terrain ».

(7) RANCIERE J., La Leçon d’Althusser, « Idées », Gallimard.

(8) Cette production, même la plus théoriciste, ne présente pas que des aspects négatifs, qu’on ne nous le fasse pas dire. L’important aujourd’hui est que ces aspects négatifs soient prédominants.

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