Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil anarchiste, n° 892, 17 février 1934.
Nous donnons ici le texte de la circulaire, rédigée sur la fin de 1919 par notre camarade Malatesta et annonçant la parution du quotidien anarchiste Umanità Nova. Il nous semble fort bien résumer nos moyens et nos buts.
Nous sommes anarchistes, anarchistes au sens propre et général du mot, c’est dire que nous voulons détruire l’organisation sociale dans laquelle les hommes, en lutte entr’eux s’exploitent et s’oppriment ou tendent à s’exploiter et à s’opprimer les uns les autres pour aboutir à la constitution d’une nouvelle société dans laquelle chacun, grâce à la solidarité et à l’amour pour tous les autres, trouvera la liberté complète, la plus grande satisfaction possible de ses propres besoins et désirs, le plus grand développement possible de ses facultés intellectuelles et affectives.
Quelles sont les formes concrètes dans lesquelles pourra se réaliser cette vie souhaitée de bien-être et de liberté pour tous, personne ne saurait le dire exactement ; personne, surtout étant anarchiste, pourrait songer à imposer à autrui la forme qui lui semble la meilleure. L’unique façon pour parvenir à la découverte du mieux, c’est la liberté, liberté de groupement, liberté d’expérimentation, liberté complète sans autre limite sociale que celle de l’égale liberté des autres.
Il y a des anarchistes qui aiment se qualifier communistes, ou collectivistes, ou individualistes, ou autrement. Le plus souvent c’est une question de mots interprétés différemment qui obscurcissent ou cachent une identité fondamentale d’aspirations ; parfois il s’agit simplement de théories, d’hypothèses avec lesquelles chacun explique et justifie différemment des conclusions pratiques identiques.
Nous ne voyons pas de raisons à ce que ces différentes catégories de camarades ne puissent collaborer à une œuvre commune, lorsque le tout est commun et les moyens ne sont pas contradictoires.
D’autre part, il y a des anarchistes qui donnent le maximum d’importance au fait révolutionnaire qui brise violemment la violence étatiste et la domination capitaliste, afin de créer le nouveau milieu de liberté rendant possible l’ascension des masses à une vie plus haute ; et il y en a qui ont plus de confiance dans l’extension graduelle de l’idée au moyen de la propagande et de l’éducation.
Cela dépend d’une différente appréciation de la situation, ou simplement d’une question de tempérament ou d’aptitudes personnelles ; mais ne nous paraît pas devoir empêcher une cordiale coopération et une utile division du travail.
Quoi qu’il en soit, toutes ces différentes tendances ou écoles, si l’on veut les appeler ainsi, trouveront en Umanità Nova leur organe et leur champ ouvert, pourvu qu’elles acceptent les principes suivants, qui sont, selon nous, le phare qui guide le mouvement anarchiste et la voie par laquelle il doit avancer.
Lutte contre l’ignorance, contre le mensonge religieux, contre les préjugés, les rivalités et les haines de nationalité ou de race ; lutte contre l’esprit de domination d’une part et de soumission de l’autre ; lutte contre les institutions économiques et politiques en vigueur sans aucune transaction ou coopération avec les classes patronales ou avec les organes étatistes ; préparation morale et technique des masses à l’avènement d’une société où tous aient libre accession à la terre, aux matières premières, aux instruments de travail, en sorte que personne ne soit forcé de vendre son propre travail et à se faire exploiter par celui qui détient les moyens de production et ne s’en sert pas directement avec son travail personnel ; — et où chacun soit complètement libre, sans que personne, individu ou corporation puisse lui imposer par la force sa propre volonté.
Donc :
Abolition du capitalisme, avec son système de production fait au profit de quelques-uns au lieu que pour la satisfaction des besoins de tous, et avec ses conséquences de misère et de dégradation des masses prolétariennes.
Abolition de l’Etat, quelle que soit son affublation, avec ses organes législatifs, judiciaires et militaires.
Constitution de libres communautés (communautés anarchiques), unies volontairement par une fraternité et une coopération effective avec tous les peuples du monde.
Et, pratiquement, le jour où le gouvernement sera renversé et il en résultera ainsi la possibilité matérielle :
Prise de possession (autant que possible ordonnée et avec initiative et direction de groupes conscients) par le peuple insurgé de toutes les richesses existantes, maisons, denrées alimentaires et autres articles de consommation, et distribution équitable entre tous, proportionnellement aux besoins et aux quantités disponibles.
Expropriation, par les travailleurs, de la terre, des usines, des moyens de transport, des matières premières, des machines et autres instruments de travail, et organisation immédiate de la production et de l’échange, aux soins de tous, au profit de tous, selon les modes, toujours modifiables et perfectionnables, jugés les meilleurs par les intéressés.
Organisation prompte de l’instruction publique, ouverte à tous à tous les degrés, des services médicaux et hygiéniques, et des plus urgents assainissements du territoire en révolution, afin d’augmenter la production et de l’adapter aux besoins et aux jouissances humains.
Résistance organisée contre les tentatives possibles de réaction et de restauration du régime déchu.
Opposition à toute tentative de nouveaux gouvernements, de nouvelles organisations autoritaires et oppressives.
Ce sont là les principes et les buts qui nous unissent. Mais si par hasard, il y avait de ceux qui, tout en se disant anarchistes, se désintéressent du sort de la généralité et veulent leur liberté et leur perfectionnement individuels sans se soucier du bien-être, de la liberté et de l’élévation morale et matérielle des autres, ou de ceux qui pensent pouvoir arriver à la liberté au moyen de l’autorité — eh bien, nous ne pouvons les empêcher de s’appeler comme ils veulent, mais nous disons que leur anarchisme n’est pas le nôtre. Ils pourront même trouver hospitalité dans le journal, mais uniquement à titre d’information et de discussion aux fins de notre propagande.
Mais, surtout, tout en faisant une certaine place aux tractations théoriques et aux expressions littéraires, nous n’entendons pas faire de l’académie.
Les temps sont trop agités, les événements se suivent avec trop de hâte pour permettre aux militants de s’attarder en discussions absolues et en attitudes artistiques.
Nous voulons, nous devons être un organe de bataille.
Lorsque le système en vigueur, capitaliste et étatiste, a produit ses pires fruits ; lorsque la nécessité d’une transformation sociale est évidente pour tous ceux qui pensent, sans être aveuglés par la peur sordide d’avoir à renoncer aux privilèges usurpés ; lorsque tout le pays est souffrant et frémissant ; lorsque la révolution s’annonce fatale et imminente et il n’est plus question que de la direction plus ou moins radicale à lui donner — nous ne pouvons plus nous borner à être une patrouille de précurseurs qui prêche et lutte pour un lointain idéal de perfection, qui prévoit et semonce dans le désert, se contentant d’avoir raison… après que les faits se sont passés.
Nous devons être une force vivante, qui participe continuellement et efficacement, et partant au moment même où l’occasion se présente, à la détermination des faits sociaux, afin d’empêcher qu’ils soient exploités par les malins qui profitent de la naïveté des humbles, et les achemine vers la pleine réalisation de l’idéal libertaire.
Pour cela nous devons porter notre propagande au milieu des masses profondes. Nous devons faire entendre notre voix et exercer notre action dans toutes ses luttes ouvrières, dans tous les mouvements populaires. Partout et toujours, nous devons susciter dans ceux qui souffrent la conscience claire des injustices dont ils sont victimes et l’impatience d’en finir ; leur inspirer la confiance dans leurs propres forces et les pousser à agir eux-mêmes, directement, en coopération avec leurs camarades de peines et d’aspirations.
C’est là l’œuvre pour laquelle nous faisons appel à tous les généreux qui aspirent à la rédemption humaine. Nous faisons appel à tous, à ceux qui viennent aussi des classes privilégiées, s’ils éprouvent toute la honte de leurs privilèges de classe, faits des angoisses, des tortures, de l’avilissement des travailleurs, afin qu’ils viennent à nous sans calculs, sans ambitions, uniquement pour satisfaire un besoin de bien, un souffle d’amour. Mais, surtout, nous faisons appel aux prolétaires conscients, puisque l’histoire leur assigne la tâche d’être les facteurs principaux des prochains changements sociaux.
Aux camarades, aux anarchistes, nous disons : donnez votre appui chaleureux, constant à votre quotidien, si son œuvre vous semble utile ; mais ne pensez pas avoir ainsi accompli toute votre tâche.
Le quotidien n’est qu’un de nos moyens d’action. Si au lieu de susciter de nouvelles forces, des initiatives plus audacieuses et plus entraînantes, il devait absorber toutes nos forces et étouffer toute autre activité, ce serait un malheur au lieu d’une affirmation de vigueur, un témoignage de force, de vie et de hardiesse.
En outre, il y a une partie du travail qui ne peut, par définition, être faite par le journal ou par les journaux. Le journal devant parler au public, doit nécessairement parler en face de l’ennemi, et il y a des circonstances dans lesquelles l’ennemi ne doit pas être renseigné. A cela les camarades doivent pourvoir séparément.
Et maintenant au travail.
Errico MALATESTA