Article signé L. et paru dans Front libertaire des luttes de classe, n° 112, 18 juin 1979, p. 3-4.
La motivation première de ce présent texte est la parution, il y a trois mois, d’une luxueuse (et chère) brochure, intitulée «Manifeste Breton», qui a été déposée un peu partout en Bretagne, en tant que supplément à «Combat Breton» qui lui-même est réapparu à la faveur du créneau économique offert par l’arrestation et la détention des supposés membres du FLB. Cette brochure présente une nouvelle fois (après l’UDB, le PCB, le FASSAB*) une idéologie nationaliste bretonne qui se voudrait «de gauche», voire «révolutionnaire ». Elle est l’occasion de réaffirmer nos positions vis-à-vis de tout nationalisme quel qu’il soit, y compris celui des différents Fronts de libération nationaux du Tiers-Monde.
Il est important cependant de nuancer et préciser ces positions, compte tenu du fait que nationalismes «classiques » (des grandes nations capitalistes développées), tiers-mondistes et régionalistes européens, s’ils présentent de très nombreux points communs, sont souvent apparus à la faveur de circonstances historiques particulières et spécifiques. Leur compréhension est le meilleur moyen de les combattre efficacement. Nous aborderons donc ici, comme cela avait été fait dans le FL numéro 100, le seul problème breton, à travers, du moins en partie, cette brochure.
En soi, celle-ci n’est guère originale, mais c’est justement son manque d’originalité qui est intéressant. Dans son ensemble, elle est en effet typique de la nullité crasse de tout ce qu’a produit la «gauche» bretonne nationaliste depuis dix ans. On peut cependant en retenir deux choses particulières. D’abord, la personnalité de l’un de ces deux signataires, Alain Guillerm, qui est passé successivement par «Socialisme ou barbarie», le PSU, le SAV**, le FASAB, «Camarades», présentement au comité de rédaction de «Combat breton ». Cette personnalité est vraisemblablement à l’origine de la deuxième particularité de ce texte, qui est l’apparition d’un contexte «nouveau», si l’on peut dire, déjà utilisé par le même Guillerm dans un article de «Désobéissance et luttes autonomes» (Alternatives) : le jonglage avec les deux termes d’ «autonomisme» (sous-entendu de la nation) et d’ «autonomie» (sous-entendu tout ce qu’on voudra, vu le flou théorique et pratique de la «sphère autonome»). Les «autonomes bretons», ces «emarginati» (sic) se voient donc chargés d’une partie du lourd, mais ô combien glorieux héritage celte.
Les constantes idéologiques de la nation
Il est intéressant, pour en dénoncer les mystifications, de montrer la similitude entre toutes les formes de nationalisme, en apparence pourtant antagonistes et qui sont apparus dans des circonstances très différentes. Cette similitude se présente sous forme de constantes, de signaux idéologiques et idéalisés. D’une façon générale, on constate toujours l’existence d’une référence à la pureté originelle, perdue puis retrouvée après des siècles d’obscurantisme et de trahison.
1. Pureté raciale : La bourgeoisie française, dans son développement et la réalisation de son autonomie idéologique en tant que classe dominante, n’a pas manqué de souligner la prétendue lignée directe gaulois (fort courageux) / Tiers-Etat ; la noblesse, elle, serait descendue des envahisseurs venus de l’Est. L’argument peut d’ailleurs être réutilisé : Y’en a des qui vendent la sidérurgie française aux Allemands, allez savoir pourquoi… Tous les textes des différents mouvements bretons font référence à cette pureté héroïque de la race celte, que ce soit ceux de la droite (SAV et consorts) que de la prétendue gauche (UDB, FASAB et maintenant le «Manifeste»). Et dans ce dernier, c’est ce caractère qui apparaît primordial dans TOUT le texte : «Tout Breton devrait faire un tour en Bretagne, un Tro-breizh, et ce pèlerinage lui ferait découvrir les sanctuaires que ses ancêtres… etc,.» «Retournons à l’esprit individualiste et à l’humeur indépendante qui caractérise les Celtes» et plus ou moins «nous n’avons pas besoin de cette logique greco-latine…» (p.8) «Le mouvement autonomiste est un mouvement historique au sens où il va imposer une nouvelle civilisation. Il est aussi métaphysique… (Il) est en cela comparable à la renaissance celtique du Ve au Xe siècle» (p. 17).
2. Pureté culturelle et historique : De cela les livres d’histoire de France en sont pleins. Inutile d’y revenir. Le «Manifeste» n’y coupe pas non plus. Naturellement, les références changent suivant l’idéologie de celui qui recherche cette prétendue pureté et pérennité historique, linguistique… Tout doit être fait pour montrer la supériorité et la CONSTANCE de la pensée nationale. Ainsi les celtomanes du XIXe siècle prouvaient sans nul doute que, non seulement le breton était la langue primitive de l’Europe, mais aussi qu’elle était parlée au paradis. Guillerm, lui, ne va pas aussi loin ; mais les Celtes du Ve au IXe siècle sont présentés comme ayant«un mode de propriété communiste», avec des «conseils de fabrique » (si, si) et une «église démocratique et libertaire», pas moins (p. 17) «chez les Celtes, on constate une répugnance aux frontières fixes… et (à) la notion d’Etat» (p. 19).
3. Pureté du territoire : Ils n’auront pas l’Alsace et la Lorraine, air connu. Il y a exaltation permanente d’un lieu, le territoire, idéal et mythifié ; la théorie des frontières naturelles de la France sous la Révolution en est l’exemple-type. Le Breton, lui, est solidement ancré dans son sol, à l’intérieur de ses «frontières», tous les nationalistes tendent à nous le montrer. «Sur une côte, refaisons nos lois» «Bretons, quoi de plus autobiographique que le pays où vous êtes nés…» (p. 20). La honte suprême, on le sait, est le détachement de la Loire-Atlantique de la «communauté bretonne». Le sol est la plus sûre constante du mythe de la nation. Lui, au moins, est sûr de ne pouvoir évoluer, ce qui est le summum de la sécurité.
La négation de la lutte des classes
Par ces trois thèmes (pureté raciale, culturelle, territoriale) et à travers les références «historiques» qu’utilisent les différents auteurs pour argumenter leurs positions (depuis les saints du Paradis jusqu’aux conseils de fabrique celtes), on peut constater, ceci pour résumer, que la nation est en fait conçue comme un idéal et n’est qu’une entité purement idéologique, vide de tout contenu matérialiste. Elle est d’abord l’expression idéologique propre d’une bourgeoisie montante et s’affirmant, ou bien d’une petite bourgeoisie recherchant une autonomie de classe, qu’elle ne pourra économiquement et politiquement jamais acquérir. Le fascisme, idéologie petite-bourgeoise par excellence, mais simple aspect des rapports de production capitalistes économiquement, est bien la preuve de cette incapacité.
La fonction de la nation est cependant bien matérialiste. L’idéologie nationale sert de support, idéologique donc, à l’État-nation qui, lui, est un espace politique et économique viable à un moment donné pour un capitalisme donné. Ce support c’est aussi, dans le cadre de l’idéologie productiviste bourgeoise, la négation de la lutte de classes, ou sa récupération, et le mythe du «peuple uni, libre et souverain». Bien sûr, ce caractère décisif apparaît dans le mouvement breton. «Bretons de toutes les professions, unissez-vous !» (Avenir de la Bretagne numéro 50). «SAV préconise l’harmonieuse collaboration des classes et considère le capitalisme et le socialisme actuels comme des schémas étrangers».
Ceci pour mémoire, rappelons que dans un texte paru dans le FL numéro 100, signé «Les camarades du FASAB» et dont l’auteur était sans doute le même Guillerm, le SAV (dont la citation ci-dessus provient de son manifeste de 72), est présenté comme un «parti de la gauche classique». Bref, croiriez-vous que ledit A. Guillerm, nationaliste, mais aussi, paraît-il, luxembourgiste, aurait évité cet épineux problème ? Petit naïf ! Dans le manifeste, toute lutte de classe est en effet appréhendée non pas en tant que lutte d’une classe, mais en tant que lutte «nationale», en tant qu’expression véritable de l’identité de la NATION. «Pourquoi le mouvement paysan étant toujours aussi vigoureux, la classe ouvrière toujours aussi organisée,… et surtout la conscience bretonne de plus en plus répandue parmi ces couches, sans qu’un mouvement structuré (breton) ne l’exprime…» (p, 6). «L’histoire d’une classe est identique à l’histoire d’un peuple». «Il n’y a de classe révolutionnaire que pour soi, dans un contexte donné, ce contexte étant pour le peuple breton la nation bretonne» (p. 8). «Est révolutionnaire en Bretagne tout ce qui dans une action distingue…, l’élément breton de l’élément français» (p. 9). Il serait fastidieux de continuer les citations, la brochure en est remplie. La mystification atteint le summum de la réaction, dans l’historique des mouvements de classe 70/74 en Bretagne. Un exemple à propos de la grève du Joint : « Pour la première fois, le drapeau breton, le drapeau autonomiste de la république bretonne, apparaît dans une grève ouvrière » (p. 12). Le reste est du même acabit. Terminons les citations par le grand grief que le « communiste » Guillerm fait aux Paysans Travailleurs : c’est « de n’avoir pas compris qu’un front de classe « paysans-ouvriers) et un front nationaliste étaient une seule et même chose ». Ici, la fonction, le but réel de l’idéologie nationale apparaît donc clairement. La négation, à travers la récupération, de la lutte des classes en tant qu’expression autonome du prolétariat, est le plus sûr moyen de la combattre. La boucle est ainsi bouclée.
Le nouveau gadget du nationalisme : Abordons ici le dernier thème. Influencé sans doute par son passage à «Camarades» (devenu depuis «L’autonomie organisée»), Guillerm se fend d’une petite référence à l’Italie (p. 8), aux «autonomes de Brest» ayant «sauvé l’honneur de la Bretagne» lors des manifs anti-marée noire, des«milliers de gens» paraît-il, ayant crié «FLB, le peuple est avec toi!». La mégalomanie du «camarade» prend ici des proportions insoupçonnées, sa faculté de récupération également. «Les jeunes émarginés… se rallieront les ouvriers organisés… sur des thèmes compréhensibles par tous : auto-réductions… Mais cela posera le problème de l’attitude du syndicat face au « Mouvement », face aux autonomes comme face aux autonomistes qui ne formeront un jour qu’une seule et même chose ». Enfin, tout au long de ce morceau de bravoure, notamment dans le chapitre « La fédération bretonne », il sera obligeamment fait référence à l’autogestion, aux luttes contre le nucléaire, aux luttes de quartier, toutes dans le même panier et pour une seule et même cause : « la Libération de la Bretagne ». Point de vue fédéraliste, les ayatollahs ont fait des émules, puisque « le conseil fédéral aura le pouvoir des anciens druides dont les discussions avaient force de loi sur tout et partout sans qu’ils aient le moindre pouvoir de coercition » (p. 26). Tous ces exemples ne montrent qu’une chose : c’est l’extraordinaire faculté de récupération que possède l’idéologie dominante, qui s’auto-justifie et s’auto-entretient ainsi.
Un peu à l’image des nouveaux philosophes, les nouveaux nationalistes ne sont que de tristes bouffons. En prétendant réinventer un nationalisme «sauce lutte de classes», voire «sauce autonomes», ils ne font que réadapter une idéologie vieillie, en lui permettant ainsi de se perpétuer, de trouver constamment un nouvel apport idéologique, et de remplir ainsi sa fonction. Les nationalistes «de gauche» butteront évidemment devant leur problème crucial : la recherche du lien entre lutte nationale et lutte de classe. La recherche de ce lien contient en elle-même l’échec et l’essai, et retombe immanquablement dans le fatras collaborationniste et frontiste du nationalisme de droite. De tout cela ne ressort qu’une seule et même chose : le dévoiement du prolétariat de sa réalisation en tant que classe autonome, de son but ultime qui est l’abolition des nations (espace idéologique), des États (espace politique), de la marchandise et du salariat.
L. du GCL – St-Brieuc
* UDB : Union Démocratique Bretonne.
PCB : Parti Communiste Breton.
FASAB : Front Autonomiste Socialiste et Autogestionnaire Breton.
** SAV : Strollad Ar Vro : Parti du Pays.