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Algérie. Le prix d’un échec : interview de Mohammed Harbi

Interview de Mohammed Harbi réalisée par Salah Jaber (Gilbert Achcar) et Sophie Massouri pour Inprecor, n° 333, du 21 juin au 4 juillet 1991, p. 6-8


Le nouveau Premier ministre algérien, Sid Ahmed Ghozali, a annoncé, le 18 juin 1991, la composition de son gouvernement, composé essentiellement de technocrates et sans la participation significative d’aucune autre formation politique en dehors du Front de libération nationale (FLN).

Mohammed Harbi est historien* de la révolution algérienne, à laquelle il a participé activement. Militant du FLN avant l’Indépendance, Mohammed Harbi a occupé des fonctions gouvernementales sous la présidence d’Ahmed Ben Bella (dans le cabinet civil du ministère des Forces armées en 1959-60 ; comme ambassadeur en Guinée en 1961 ; en tant qu’expert aux premières négociations d’Evian en 1961 ; comme secrétaire général du ministère des Affaires étrangères en 1961-62 ; puis, comme conseiller à la présidence de la République entre 1963 et 1965 ). En 1965, il s’est opposé au coup d’Etat d’Houari Boumédiene et a été emprisonné pendant cinq ans, puis en résidence surveillée et exilé. lnprecor l’a rencontré pour recueillir son point de vue sur les origines de la crise actuelle qui secoue l’Algérie.


INPRECOR : Le FIS est parvenu à dominer la scène politique depuis 1990. A quoi attribues-tu cette montée de l’intégrisme, comme canalisateur de l’opposition populaire ?

Mohammed HARBI : Les causes de cette montée sont multiples.

L’Algérie vit, depuis trois décennies, une situation de changement forcé. La légitimité de l’Etat s’est fondée sur la promesse de l’éradication de la pauvreté et sur le bien-être social. Mais le modèle stalino-rostowien (1) qui a été mis en œuvre par la bureaucratie étatique a été un échec cinglant, et la source d’une crise sociale et d’identité sans précédent. Au cours de son déploiement, ce modèle a rencontré une résistance sourde des formes sociales et culturelles. Mais, l’Etat a pu garder le contrôle du champ religieux et le manipuler au profit des groupes sociaux qui le soutenaient tant que sa capacité distributive était forte.

Mais, à partir du moment où la crise financière l’a frappé de plein fouet, le contrôle du terrain religieux lui a échappé. Les tenants du pouvoir ne l’ont pas compris. Lorsqu’ils ont voulu abandonner la voie du dirigisme étatique pour privatiser l’économie, faire admettre l’enrichissement illégal et le pillage du patrimoine national, ils ont cherché à légitimer le changement de cap en s’appuyant sur la religion, en multipliant les mosquées, etc. Mais les structures mises au point par Baki Boualem, ministre des Affaires religieuses, pour véhiculer le discours du pouvoir, vont plutôt servir de relais à la contestation. L’islam, qui avait servi entre 1962 et 1979 de champ de résistance mineur à Ben Bella et Boumédiene, sera investi par les attentes de toutes les classes de la société.

Il faut étudier plus sérieusement qu’on ne l’a fait jusqu’à présent la formation et la distribution des opinions religieuses pour répondre à cette question. Mais on peut dire, sans risque de se tromper, qu’en Algérie le sens commun est profondément imprégné de religion et que celle-ci a été, plus qu’ailleurs, un élément d’autodéfense contre l’arbitraire des pouvoirs, colonial hier et national aujourd’hui. Les représentations sont profondément imprégnées d’une thématique religieuse. Primo, l’idéologie des masses contre le colonisation a été beaucoup plus la religion musulmane que le nationalisme. Le projet de communauté a écrasé tout projet de société.

Secundo, l’étatisation économique, assimilée au socialisme, s’est accompagnée d’une étatisation de la religion. La réforme agraire, objectif séculier, a été imposée au nom du socialisme et d’un islam redistributif.

C’est aussi au nom de l’islam que les objectifs séculiers de Boumédiene ont été combattus.

Tertio, la classe au pouvoir a fait de la connaissance intellectuelle d’origine occidentale un élément de son pouvoir et de ses privilèges. En même temps, pour éviter de quitter le terrain de l’unanimisme, par peur du conflit social, elle développait un discours islamique sur l’authenticité et compromettait donc toute différenciation idéologico-culturelle.

Plus grave, le système éducatif a été livré aux islamistes. Le régime ne disposant pas des outils appropriés pour une arabisation moderne, ouverte au monde, et séculière, celle-ci s’est transformée en islamisation au sens le plus étroit et le plus intolérant. L’éducation nationale et la justice sont devenues les territoires privilégiés des défenseurs de la sharia.

Il vaut mieux d’essayer de repérer les phénomènes sociaux qui expliquent les limites de l’opposition démocratique que d’imputer la montée de l’islamisme à ses carences.

Soyons francs. Dans son écrasante majorité, l’opposition démocratique se recrute dans les classes moyennes. Même quand ses composantes se situent socialement plus près du peuple que les islamistes, les classes populaires ne se reconnaissent ni dans leur style ni dans leur culture. Celle-ci appartient au secteur intégré dans la société ; une partie des islamistes aussi mais, en partageant avec les classes populaires une culture mystique, autoritaire, axée sur les valeurs patriarcales.

Les classes populaires veulent le changement social, mais elles sont idéologiquement conservatrices, et c’est par le biais de l’idéologie qu’elles peuvent être récupérées ou neutralisées dans leurs visées par les privilégiés. Ce n’est pas tout.

Durant la dernière décennie, l’opposition en général comportait plusieurs mouvances : islamisme, culturalisme berbère, « benbellisme », marxisme anti-stalinien, féminisme, etc. Les mobilisations les plus fortes étaient de type identitaire. Mais il est indéniable que le régime craignait davantage Aït Ahmed (le dirigeant du Front des forces socialistes – FFS -, ndlr), Ben Bella ou sa propre opposition, Belaïd Yahiaoui, que les islamistes. Son désengagement social a cependant laissé libre le terrain du populisme. Les islamistes, favorisés à la fois, par la politique du gouvernement, l’écho des luttes islamistes ailleurs, et la tactique frontale de leurs tribuns qui désignaient ouvertement les responsables de la crise algérienne, l’ont investi dès octobre 1988, grâce au réseau des mosquées, seules tribunes libres.

On croyait la société algérienne saturée d’islam, le FLN étant très rétrograde à ce sujet. Comment expliques-tu que le FIS ait pu rendre son islam attirant pour tant d’Algériens ?

Le FIS est une constellation de forces ; il ne draine pas que les masses exclues et marginalisées, mais aussi certaines couches bourgeoises et une partie de l’élite des classes moyennes. Son discours a plusieurs facettes : il joue sur le communautarisme et le sentiment d’égalité des masses et, en même temps, il s’adresse aux classes privilégiées, en essayant de légitimer les nouveaux riches, la spéculation, etc.

La carence des autres forces démocratiques pour prendre une place dans la contestation a aussi fortement pesé dans le renforcement du FIS…

En Algérie, il existe une bipolarisation sociale : d’une part, on trouve les classes bénéficiaires du système étatique (y compris le monde du travail, pourtant exploité) ; et, de l’autre, il y a des classes marginales, totalement exclues, qui donnent à l’islam une allure violente qu’il n’a pas en soi.

Comment le double jeu du FIS, que tu as décrit, a pu avoir prise sur la société algérienne, et notamment sur la jeunesse, et apparaître comme une force neuve et vive d’opposition ?

Le mandat avec lequel le FIS est entré en scène est un assemblage dont le caractère hétérogène et contradictoire saute aux yeux. Ce mouvement est autoritaire ; il a des traits fascisants. Pourquoi suscite-t-il tant d’espoirs ? Pour la majorité des pratiquants l’islam est vécu comme une religion existentielle, qui procède des fonctions cruciales de la vie quotidienne et se confond avec les formes de vie.

Le FIS leur apparaît, parce qu’il manipule le capital symbolique, non pas comme un mouvement politique mais comme un mouvement d’autodéfense, de solidarité des classe exclues. Et il l’est par certains côtés.

A travers l’islam, le gros problème posé aujourd’hui est celui du système patriarcal. On a dit que le femme était l’avenir du citoyen. Cela est vrai parce que les idées patriarcales dominent la vie familiale, la vie publique et les institutions de l’Etat. Le changement a ébranlé les vieilles structures sociales, mais les problèmes du logement, du travail, maintiennent en état les vieilles solidarités et font obstacle à l’affirmation individuelle.

L’Algérie est caractérisée aujourd’hui par des mobilisations identitaires, la politisation de l’ethnicité et de la religion, la compétition des clientèles. Tous ces phénomènes laissent peu de place à la cristallisation d’une conscience de classe. Même les mouvements d’extrême gauche subissent l’influence de l’ethnicité, qu’il ne faut pas, bien sûr, assimiler à la revendication culturelle berbère.

Pour revenir aux récents événements et notamment à l’instauration de l’état d’urgence, on sait que l’armée a toujours dominé l’Etat algérien, depuis l’Indépendance. Cette situation peut-elle perdurer jusqu’à un processus révolutionnaire (y compris de type iranien) ? Ou peut-on, à ton avis, envisager le passage à une société civile démocratique dans un avenir prévisible ?

L’armée n’a pas envie d’intervenir sur la scène politique, elle veut jouer un rôle identique à celui de l’armée turque : garantir un système de privilèges, et faire respecter la Constitution. Mais la tendance du pouvoir à exclure l’alternance à créé une situation incontrôlable.

Il a tour à tour utilisé l’atomisation des forces politiques, tenté de les clientéliser en jouant le chantage au FIS, avant d’envisager le trucage préalable des élections. Il a mis dès lors le FIS dans la position où s’était trouvé le Parti du peuple algérien (PPA) (2), en 1947, après une victoire électorale impossible à capitaliser politiquement: s’incliner ou réagir. Le PPA a choisi la voie armée. Le FIS a mis en œuvre une stratégie frontale de rupture malgré les réserves de nombre de ses dirigeants. Le pouvoir a une part de responsabilité importante dans la fuite en avant du FIS.

L’annonce faite par le nouveau Premier ministre, Sid Ahmed Ghozali, le 9 juin 1991, d’avancer aussi les élections présidentielles, est-elle une victoire pour le FIS – ou, en tout cas, elle peut apparaître comme telle aux yeux de la population – ou est-ce encore une manœuvre du pouvoir ?

A mon avis, c’est le seul acte intelligent que le régime ait fait ces dernières années. Il laisse une porte ouverte au FIS, tout en prenant la décision de ne plus admettre de dépassements.

Les facilités données jusqu’à présent au FIS, qui exerçait la contrainte ouverte sur les consciences dans la rue, a découragé de nombreux secteurs de la société, et leur a laissé croire qu’il y avait une connivence entre le président Chadli et les islamistes.

Maintenant, on peut croire que la loi est valable pour tout le monde. Mais le sera-t-elle aussi pour le FLN ? Ghozali est un technocrate, mais il a fait preuve de courage à certains moments de l’histoire de l’Algérie. Lors du coup d’Etat du 19 juin 1965, il a été le seul à refuser d’être reconduit par Boumédiene – cela l’a mis un temps à l’écart. Il s’est également opposé à Chadli, en 1979.

Reste à savoir si les classes opprimées auront une place réelle dans la vie sociale et politique. C’est sur ce point que nous le jugerons.

L’ancien président Ahmed Ben Bella, revenu d’exil à la fin de l’année 1990, a annoncé sa décision de se présenter aux élections présidentielles (3). Quel bilan tires-tu de son cheminement politique ? Et, enfin, à ton avis, quelles sont les conditions d’émergence d’un pôle ouvrier, populaire et anticapitaliste en Algérie ?

Il ne faut pas se tromper sur la personnalité de Ben Bella : il n’a pas fondamentalement changé, c’est un nationaliste arabe qui a toujours intégré l’islam à son idéologie, et qui, selon les circonstances, mettait en avant l’un ou l’autre. Mais il a toujours été plus lié à un projet de communauté qu’à un projet de société – la question de la sécularisation n’a jamais été son problème, même lorsqu’il était président.

C’est sous Ben Bella qu’a été voté un Code de la nationalité dans lequel l’homme dans la société est défini de facto comme croyant, que le Coran a été réintroduit dans l’enseignement, etc.

La conjoncture a toujours décidé des choix de Ben Bella. Entre 1962 et 1965, c’est sa volonté anti-impérialiste qui est à l’origine de toutes ses initiatives. Il n’a choisi le socialisme que comme technique de développement et non comme système.

Depuis sa libération, il a agi en vue de reprendre le pouvoir dont il a été évincé, mais il a lui-même gaspillé beaucoup de ses cartes.

La vie politique algérienne se déroule dans une atmosphère d’imprévisibilité et de contingence. On ne peut la dépasser que par une affirmation claire des buts et des moyens. C’est ce que les Algériens attendent de tout candidat au pouvoir.

Propos recueillis par Salah Jaber et Sophie Massouri
18 juin 1991


* Mohammed Harbi a publié, entre autres, Aux origines du FLN et Le FLN, mirage et réalité

1) Du nom de Walt Rostow, économiste américain anticommuniste, auteur d’une théorie de la croissance centrée sur la notion de « décollage » économique.

2) Le Parti du peuple algérien (PPA), nom pris par l’Etoile nord·africaine de Messali Hadj, mouvement dont le FLN sera issu.

3) Ahmed Ben Bella, dirigeant du FLN pendant la guerre de libération, a été président de l’Algérie indépendante entre 1963 et 1965. Il a été déposé par le coup d’Etat du chef de l’armée, Houari Boumédiene


« La guerre de libération a consacré ce qu’on nous refusait… »

De retour en Algérie, pour la première fois après dix-sept ans d’exil, Mohammed Harbi a donné une interview au journal Les Nouvelles de l’Est. Il parle, entre autres, du nationalisme et de ses conceptions politiques en la matière, des limites de la démocratie actuelle et des réformes économiques du gouvernement Chadli. Nous en reproduisons des extraits.

Le nationalisme

« Effectivement, j’ai été partisan d’un Etat territorial indépendant de la France. En ce sens, on peut dire que j’étais nationaliste. Mais j’ai compris dès 1953 que le nationalisme était aussi une idéologie de délégitimation de toute lecture sociale, de classe des luttes politiques, une « réflexion falsifiée sur le fait national », selon l’ex-pression de Max Scheler. »

En ce sens, je ne suis pas nationaliste. J’ai pensé, je pense toujours que l’idée de religion et celle de nation relèvent de domaines différents. En tant que religion, l’islam repose sur une communauté transnationale purement idéologique. C’est l’équivalent de l’empire musulman au Moyen-Age. La nation, au contraire, institue un espace délimité à l’intérieur duquel peut se constituer une citoyenneté et un Etat moderne à fondement séculier et démocratique. Elle suppose l’idée de temporalité du pouvoir et n’a d’autre fondement que politique. Pour cette raison seulement, le nationalisme me paraît plus porteur que l’islamisme en tant qu’idéologie. Je rappelle à beaucoup de gens, qui semblent l’avoir oublié, que la France coloniale reconnaissait notre spécificité musulmane, mais niait notre spécificité algérienne. La guerre de libération a consacré ce que l’on nous refusait : la nationalité algérienne. »

La démocratie en Algérie

«Dans les conditions présentes, l’idée de la démocratie apparaît au pouvoir comme un instrument pour sortir de la crise. Elle n’est pas encore un projet de société. Le contenu de la Constitution, les conditions d’agrément des partis politiques, le fonctionnement de l’information montrent clairement que le droit de l’Etat l’emporte sur l’Etat de droit. Comme le socialisme hier, la démocratie aujourd’hui concerne surtout les couches dominantes. Toutefois, le multipartisme présente de nombreux avantages, notamment ceux que donne la parole libre.

» Mais les mesures en sa faveur peuvent se retourner contre lui, si on ne s’attaque pas aux facteurs historiques qui l’hypothèquent : la tradition politique autoritaire, le caractère clientéliste de l’Etat, l’inégalité entre hommes et femmes, la dislocation de l’appareil de production, le système éducatif obscurantiste, etc. (… ) »

Les réformes économiques

« Nous assistons aujourd’hui à une tentative de rationalisation du système capitaliste de type spécifique, grandi à l’ombre d’une économie contrôlée par l’Etat et d’une prolifération des marchés parallèles.( … )

» On s’en remet donc aux mécanismes spontanés de marché, mais on oublie que le marché n’est pas seulement une technique d’échange, mais aussi un rapport social. Dans ces conditions, la rationalisation pénalise certains groupes sociaux, notamment la classe ouvrière, l’intelligentsia et la fonction publique ; aggrave le chômage et la misère. Elle se fait au profit d’une minorité, celle qui a déjà bénéficié de ce qu’on a appelé le socialisme. L’idée qu’il n’y a pas d’autre choix n’est pas convaincante. »

Les Nouvelles de l’Est
Alger, 2 mars 1991

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